Fiche du document numéro 35226

Num
35226
Date
Vendredi 11 juillet 2025
Amj
Auteur
Fichier
Taille
420593
Pages
3
Urlorg
Sur titre
Interview
Titre
Génocide au Rwanda : « Empêcher l’accès aux archives alimente les soupçons sur le rôle de la France »
Sous titre
L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau a soutenu une requête devant le tribunal administratif pour autoriser l’accès à de nouvelles archives sur le rôle de la France pendant le génocide des Tutsis en 1994. Il explique son engagement, dans l’attente du verdict le 15 juillet.
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Source
Commentaire
Contrary to what is stated in this interview, "The judge" is not a "government rapporteur" but a "public rapporteur". This is a magistrate, in this case a member of the administrative court, who intervenes publicly and independently at the hearing to analyze the dispute and propose a solution.
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Dans le camp de Nyarushishi, au Rwanda, en juin 1994. (Jose Nicolas /Hans Lucas. AFP)

Il existe une spécificité française encore trop souvent méconnue : bien plus que dans la plupart des pays occidentaux, un système de règles rigides permet en France de verrouiller la mémoire nationale. Le secret-défense en est la pierre angulaire. Avec la possibilité d’imposer un refus, indéfiniment renouvelable, à toute demande d’accès aux archives liées aux pages les plus embrassantes de l’histoire récente.

La guerre d’Algérie et la répression du mouvement indépendantiste au Cameroun en ont longtemps été des exemples flagrants. Plus récemment, il y a le Rwanda, théâtre de l’un des derniers génocides du XXe siècle, en 1994. Dans les années qui précèdent, la France a été le meilleur allié d’un régime qui s’est ensuite radicalisé. En trente ans certes, bien des compromissions françaises dans cette tragédie ont été révélées. Mais il reste encore des zones d’ombre, que chercheurs et journalistes tentent d’éclaircir.

Malgré leur obstination, trois d’entre eux se sont heurtés au rejet de leurs demandes d’accès à des archives encore inédites, conservées au Service historique de la défense, qui dépend du ministère des Armées. Face à cette impasse, ils ont sollicité l’arbitrage du tribunal administratif ; l’audience s’est déroulée le 3 juillet. L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste de l’armée française, mais aussi du Rwanda, explique pourquoi il a soutenu cette requête, qu’il juge essentielle.

Pourquoi avez-vous décidé d’aller soutenir les trois requérants lors de l’audience du 3 juillet devant le tribunal administratif ?

Je connais depuis longtemps le travail remarquable de l’un d’eux, François Graner, sur le rôle de la France au Rwanda, et je voulais donc être présent à ses côtés à l’audience. Mais je souhaitais aussi témoigner de l’intérêt que je porte, en tant qu’historien, aux recherches de tous ceux qui ne sont pas des historiens «patentés». Ce sont des lanceurs d’alerte dont les enquêtes sont essentielles pour tenter de résoudre ce que j’appelle la «question française», que l’on pourrait résumer ainsi : jusqu’à quel point la France a-t-elle été partie prenante de ce génocide ?

En mars 2021, le rapport de la commission Duclert a tout de même permis de briser le silence, en concluant que la France avait «des responsabilités accablantes» dans la tragédie qui s’est déroulée au Rwanda… N’est-ce pas suffisant pour tourner la page ?

Un grand pas a certes été franchi avec le travail de la commission Duclert, ouvrant ainsi la voie à la reconnaissance officielle des responsabilités françaises grâce au discours historique d’Emmanuel Macron en mai 2021 au Rwanda. C’est là un acquis très important. Mais Vincent Duclert lui-même n’a jamais considéré que son travail était définitif. En 2024, il a d’ailleurs publié un ouvrage, avec des éléments nouveaux, qui durcit certaines conclusions du rapport de sa commission sur l’implication de la France aux côtés d’un régime génocidaire entre 1990 et 1994. Je ne vois donc pas pourquoi on pourrait considérer que l’on en sait assez désormais, en refusant à d’autres l’accès aux archives, à des documents qui n’ont toujours pas été déclassifiés.

Les demandes des requérants concernent trois dossiers spécifiques. En quoi sont-ils importants ?

Les archives qu’ils souhaiteraient consulter ciblent trois moments décisifs, quand tout commence en quelque sorte. Ils ont ainsi voulu avoir accès à des documents concernant les premières heures du génocide : l’attentat, jamais revendiqué, contre l’avion du président rwandais le 6 avril 1994, qui sert de signal pour déclencher les massacres. Mais aussi dans les jours qui suivent, l’évacuation par les forces françaises d’un orphelinat parrainé par l’épouse du président Habyarimana.

Enfin, une troisième demande concerne les archives sur le début de l’opération Turquoise, déclenchée par la France fin juin 1994. Et plus précisément sur ce qui s’est passé à Bisesero, où l’armée française est accusée d’avoir abandonné pendant trois jours plusieurs centaines de Tutsis, cernés par les tueurs. L’accès aux archives sur ces premiers jours de Turquoise est crucial pour comprendre les objectifs véritables de l’intervention militaire française. Venait-on pour sauver, bien tardivement, les derniers survivants des massacres ? Ou bien était-on venus pour soutenir l’armée rwandaise en pleine débâcle, responsable de ces massacres ? A mon sens, cette question n’a pas été tranchée, et il est légitime que journalistes et chercheurs s’y intéressent. Empêcher l’accès aux archives alimente le soupçon sur le rôle de la France au Rwanda.

Quels ont été les arguments avancés lors de l’audience au tribunal administratif pour justifier le refus d’accès aux archives ?

La juge, rapporteure du gouvernement, a émis un avis négatif à la requête des chercheurs. Elle a notamment reproché à François Graner un excès de demandes, constituant une trop lourde charge de travail pour les archivistes du Service historique de la défense. L’argument est irrecevable. Que dirait-on si on utilisait le même raisonnement face à des chercheurs enquêtant sur les archives du nazisme ou du Kampuchea démocratique au Cambodge ?

N’y a-t-il pas, en France, une omerta particulière liée à l’armée, qui conduit à toujours exonérer les militaires ?

Le rôle des militaires au Rwanda est sans doute le point le moins développé par le rapport Duclert. Lequel est en revanche très explicite sur les responsabilités des politiques, notamment le cercle proche du président Mitterrand à l’époque. Sur le fait militaire, il y a bien une forme d’omerta. Lors de son discours à Kigali, en mai 2021, le président Macron a d’ailleurs écarté toute responsabilité des militaires français sur place. Et rares sont les officiers, comme Guillaume Ancel, qui ont eu le courage de briser ce qu’il appelle, à juste titre, la «culture du silence». Mais les chercheurs n’ont pas à accepter cette censure déguisée. D’autant que les mêmes réticences se sont imposées au sujet d’autres périodes de notre histoire, comme la guerre d’Algérie. Mais le cas du Rwanda est particulier.

Pour quelle raison ?

Au fond, pour les responsables militaires comme politiques, cette crispation persistante s’explique aussi par la nature du drame : c’est un génocide, reconnu comme tel par la communauté internationale. Et par conséquent, les crimes commis sont imprescriptibles. Existe donc toujours le risque de voir la recherche historique déboucher sur des mises en cause individuelles susceptibles, à leur tour, de déclencher des procédures judiciaires. Mais si on veut que ce soupçon sur le rôle de la France au Rwanda cesse d’empoisonner régulièrement le débat public, comme c’est le cas depuis trente ans, il n’y a qu’une solution : il faut lever le secret-défense sur les fonds d’archives concernés. Totalement et définitivement.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024