Fiche du document numéro 35223

Num
35223
Date
2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
118554
Pages
5
Urlorg
Titre
Rwanda : l’histoire longue du génocide
Sous titre
Un ouvrage propose une synthèse sur le génocide des Tutsis en 1994, depuis le début de la guerre jusqu’à la mise en place de la politique mémorielle. Au-delà, il retrace l’histoire du Rwanda sur le temps long du XXe siècle, en insistant sur les constructions coloniales et ethniques.
Nom cité
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Rwanda : l’histoire longue du
génocide
par Claudine Vidal

Un ouvrage propose une synthèse sur le génocide des Tutsis en
1994, depuis le début de la guerre jusqu’à la mise en place de la
politique mémorielle. Au-delà, il retrace l’histoire du Rwanda sur le
temps long du XXe siècle, en insistant sur les constructions
coloniales et ethniques.

Recensé : Florent Piton, Le Génocide des Tutsi du Rwanda, Paris, La
Découverte, coll. « Repères », 2018.
Depuis 1994, dans la sphère médiatique comme dans la recherche académique,
le génocide des Tutsis a fait l’objet de nombreuses publications1. Plusieurs chercheurs
ont engagé des enquêtes de terrain, dont la parution a débuté en 1999, avec le
monumental ouvrage collectif dirigé par Alison des Forges, Aucun témoin ne doit
survivre. Le génocide au Rwanda, ouvrage suivi d’autres publications universitaires, dont
un premier ensemble était disponible en 20082.

L’universitaire François Lagarde a publié 7 volumes électroniques de bibliographies sur le Rwanda.
On les trouve sur le site de Paris 1 : https://umr-developpement-societes.univparis1.fr/index.php?id=538486
2 Voir par exemple Human Rights Watch, Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme,
Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Karthala, 1999 ; André Guichaoua, Rwanda 1994.
Les politiques du génocide à Butare, Karthala, 2005 ; Scott Straus, The Order of Genocide. Race, Power, and
War in Rwanda, Ithaca, Cornell University Press, 2006 ; Jean-Paul Kimonyo, Rwanda. Un génocide
populaire, Karthala, 2008.
1

Aussi, après plus de deux décennies de travaux, une publication faisant le point
des connaissances et accessible à un large public était-elle souhaitable. En 2017, dans
le champ francophone, Filip Reyntjens a été le premier à proposer une telle synthèse3.
Un an après, celle que publie Florent Piton dispose de l’espace beaucoup moins étroit
d’un « Repère ».

Le génocide
L’élaboration du « Repère » a été menée conjointement à un processus de
recherche et de rédaction universitaires. Florent Piton a récemment enquêté au
Rwanda sur l’histoire des notabilités dans l’ancienne préfecture de Ruhengeri (située
au nord du Rwanda) de 1950 à 1994, le génocide constituant l’horizon de sa thèse4.
C’est dire que l’auteur connaît et maîtrise les travaux de recherche sur le génocide et,
plus largement, sur l’histoire politique du Rwanda.
En dépit du titre de l’ouvrage, seulement deux chapitres sur six sont consacrés
à la perpétration du génocide. Les deux premiers chapitres relatent l’histoire politique
du royaume, de la période coloniale (1894) à l’indépendance (1959), puis celle du
Rwanda indépendant et républicain jusqu’au 1er octobre 1990, date du début de la
guerre. Celle-ci a été engagée, à partir de l’Ouganda, par le Front patriotique rwandais
(FPR), une organisation politico-militaire issue de la seconde génération des Tutsis
exilés à la suite des violences d’État exercées contre eux depuis la fin des années 1950.
Le troisième chapitre décrit les bouleversements militaires, politiques et sociaux
de la période allant du début des affrontements entre l’armée du FPR et les forces
gouvernementales (FAR), jusqu’au 6 avril 1994, date de l’attentat contre l’avion du
président rwandais Habyarimana. Cet attentat a entraîné la reprise de la guerre et
ouvert la voie à des autorités extrémistes, qui ont constitué le gouvernement
organisateur du génocide.
Le dernier chapitre de l’ouvrage, « Sortir du génocide (juillet 1994-2018) »,
aborde un ensemble de questions portant, entre autres, sur la justice et la politique
mémorielle. Plutôt que de consacrer le plus grand nombre de pages aux connaissances
3
4

Filip Reyntjens, Le génocide des Tutsi au Rwanda, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2017.
Florent Piton, résumé de thèse : http://www.cessma.univ-paris-diderot.fr/spip.php?article383

2

acquises par les chercheurs sur les modalités des tueries qui durèrent trois mois
(jusqu’au 18 juillet 1994, date de la victoire militaire du FPR), l’auteur a choisi de
retracer l’histoire du Rwanda sur le temps long du XXe siècle.

Imaginaire racial et collectifs ethniques
Durant les trois dernières semaines du mois d’avril 1994, la majorité des
victimes du génocide, soit plusieurs centaines de milliers de Tutsis, ont été tuées,
piégées dans des églises, des enceintes communales, des stades, des écoles, traquées
dans les champs, les bananeraies et les marais, assaillies dans leurs maisons. Leur mise
à mort a donné lieu à des cruautés extrêmes.
Cette rapidité d’exécution des massacres serait inexplicable sans la participation
massive d’une partie de la population hutue, essentiellement des paysans, qui ont
contribué à la dénonciation, à la poursuite, à l’assassinat des Tutsis qui vivaient dans
leur secteur communal, quand ils n’étaient pas leurs voisins. C’est cela qu’il s’agit de
décrire et d’analyser, au plus près des pratiques meurtrières, de leur déroulement et
de leur organisation.
Il s’agit aussi d’expliquer comment, dans quel contexte historique et en raison
de quels intérêts politiques, ont été constitués en collectifs ethniques les Tutsis,
descendants de pasteurs, et les Hutus, descendants d’agriculteurs, tous ayant vécu
dans un espace commun durant des siècles, parlé la même langue, partagé le même
univers sacré et s’étant intermariés. Des collectifs ethniques ont été théorisés au début
du XXe siècle par les Européens, lorsqu’ils décidèrent de s’appuyer sur les milieux
tutsis dominants pour former l’administration coloniale du royaume placée sous
mandat de la Belgique en 1919 (le traité de Bruxelles avait reconnu, en 1910, le Rwanda
comme possession allemande).
L’imaginaire racial de l’époque a été convoqué pour justifier le clivage ethnique
entre Tutsis et Hutus, les premiers étant considérés comme naturellement supérieurs
aux seconds. Des cartes d’identité ont été créées, qui mentionnaient l’ethnie du
porteur. Au début des années 1960, des leaders politiques hutus ont mis fin à la
royauté, avec l’assentiment des autorités belges (la République est proclamée en 1961),
avant d’obtenir l’indépendance en 1962.

3

Ces événements ont été précédés de graves violences à l’encontre des Tutsis
(17,5% de la population à l’époque), si bien que des dizaines de milliers d’entre eux se
sont exilés. Les nouvelles autorités républicaines ont fondé leur légitimité sur le fait
d’avoir combattu la domination « féodo-colonialiste » ; ils ont fait de l’ethnisme antitutsi une ressource idéologique de leur pouvoir.

Éléments de débat
Florent Piton a construit un récit limpide et instructif, clairement articulé par un
jeu de titres et de sous-titres qui précisent les questionnements. Des tableaux, des
cartes et des encadrés reproduisant des extraits de discours ou de textes significatifs
complètent utilement les développements. Si l’auteur mentionne quelques points de
discorde, il adopte le plus souvent une narration lisse et surplombante qui évacue
toute polémique et lui laisse le dernier mot. Le lecteur non spécialiste en retirera une
connaissance bien documentée de l’histoire rwandaise depuis le XIXe siècle, mais sans
doute percevra-t-il insuffisamment combien l’historiographie du Rwanda est marquée
par l’intensité des controverses et des débats, ainsi que par la pluralité des
interprétations5.
Nous ne procéderons pas, faute d’espace, à une lecture en spécialiste. Nous
nous en tiendrons à deux réflexions. En premier lieu, lorsqu’il consacre une longue
partie de l’ouvrage aux décennies précédant 1994, l’auteur tend à « prédire »
l’inexorabilité du génocide et ce, dès les « théories raciales forgées dans les cabinets
scientifiques européens au XIXe siècle » (p. 21). Certes, il écrit à plusieurs reprises que
le génocide n’était pas prévisible dès les massacres de 1959, mais le plus souvent la
rédaction suggère le contraire. En témoigne, entre autres exemples, le sous-titre
« L’indépendance au risque du génocide ? » (p. 43) ou encore ce commentaire des
massacres de 1963-1964 : « À certains égards, ces massacres préfigurent ceux du
génocide, même si l’ampleur des transgressions n’atteint pas celle de 1994 » (p. 48)6.

Bien entendu, nous excluons de ces interprétations les divers discours négationnistes. Florent Piton
en fait d’ailleurs très précisément la critique.
6 En décembre 1963, un groupe de 200 à 300 exilés tutsis ont opéré un raid sur le Rwanda, avant d’être
bloqués par l’armée rwandaise. Les représailles sur les Tutsis de l’intérieur furent terribles : il y eut
dans certaines préfectures des massacres organisés qui firent, selon les estimations, entre 10 000 et
20 000 morts.
5

4

Cette tendance à une lecture téléologique s’appuie sur l’affirmation de la prégnance
du « racisme anti-tutsi » dans la population.
De fait, nous remarquerons – et c’est notre second point – que les notions de
racisme ou d’ethnisme sont utilisées indifféremment dans cet ouvrage, alors qu’elles
recouvrent deux phénomènes distincts. Le racisme d’origine européenne établissant
une hiérarchie entre groupes fondée sur un déterminisme biologique et une pseudocaractérologie stigmatisante n’allait pas de soi au Rwanda, sinon parmi des éléments
hutus de la minorité occidentalisée, ainsi que dans les propagandes extrémistes
diffusées durant les années 1990-1994. Mais un ethnisme politique existait bien : les
Tutsis n’étaient pas traités en citoyens à part entière.
Il reste que la différenciation ethnique n’induisait pas systématiquement des
formes d’antagonisme, que ce soit dans les milieux occidentalisés ou dans la
paysannerie. C’est encore l’un des défis de la recherche que d’étudier comment, après
le déclenchement de la guerre, les politiques acharnées de la haine aboutirent à ce que
les Tutsis soient identifiés comme les ennemis mortels des Hutus.

Publié dans laviedesidees.fr le 4 avril 2019

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