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Le Rwanda, malgré sa petite taille – près de quatre-vingts fois inférieure à celle de la RDC –, est souvent désigné comme responsable de l’instabilité et de la pauvreté qui caractérisent le Congo. Selon cette accusation, l’exploitation violente et illégale des ressources naturelles du Congo serait orchestrée par des groupes soutenus par le Rwanda, qui vendraient ensuite ces ressources sur les marchés mondiaux via des réseaux opaques.
Ce narratif dominant dans les médias internationaux et dans les déclarations du gouvernement congolais, centré sur le groupe rebelle M23 et sur le soutien présumé du Rwanda, occulte les réalités complexes sur le terrain. Il garde en effet le silence sur les véritables bénéficiaires des ressources congolaises et ne dit non plus mot sur les causes réelles de la guerre que sont le nettoyage ethnique, les discours de haine et les campagnes violentes ciblant spécifiquement les Tutsi congolais et finalement tous les Tutsi.
Pour véritablement comprendre les enjeux, il faut dépasser la surface des choses et s’attaquer aux racines du mal. Lorsque le diagnostic est erroné, les blessures saignent davantage, car on se contente de traiter les symptômes sans s’attaquer à la cause profonde. C’est pourquoi une analyse holistique des facteurs historiques, politiques et économiques qui contribuent à cette crise multiforme est nécessaire.
La forêt qu’on ne veut pas voir
Plusieurs sociétés minières internationales sont impliquées dans le commerce des matières premières congolaises au Kivu et dans d’autres provinces. La société canadienne Alphamin Resources par exemple, est active dans le Nord-Kivu touché par le conflit avec le M23. Au Sud-Kivu, y compris dans la zone de Mwenga, plusieurs activités minières – légales et illégales – sont le fait des Chinois. En 2014, la RDC était le premier producteur et exportateur mondial de diamants exploités par la Minière de Bakwanga et la société sino-congolaise Sacim, selon une enquête de la BBC en date du 12 février 2025. Ces opérations diamantifères ont principalement lieu au Kasaï où l’on n’a jamais signalé la présence du M23. Ce mouvement n’a jamais non plus mis les pieds au Katanga où l’uranium est extrait par des multinationales enregistrées dans plusieurs pays, dont les États-Unis, l’Australie, l’Afrique du Sud, la France, le Canada, la Chine, l’Inde et le Royaume-Uni. Il est par ailleurs de notoriété publique que des dirigeants politiques de Kinshasa et des entreprises financent des groupes armés pour sécuriser leurs opérations minières.
Publié en décembre 2024, le rapport de l’ITIE-RDC (Initiative pour la transprence des l’industrie extractive) propose un tableau détaillé des revenus par secteur et par province. Il en ressort que les mines du Nord-Kivu et du Sud-Kivu, régions touchées par les conflits, ne contribuent respectivement qu’à hauteur de 1,09% et 0,01% des revenus que le docteur Mukwege accuse non sans légèreté le Rwanda voisin de piller. Il ne peut pourtant ignorer que dans le même temps, les provinces de Lualaba et du Haut-Katanga représentent 86,24% des revenus nationaux tirés de ces ressources naturelles. Selon Moise Katumbi, président d’Ensemble pour la République et ancien gouverneur du Katanga, près de 99% des mines congolaises auraient déjà été attribuées, comme il l’a déclaré récemment dans « 69X minutes”.
Dans un article de La Libre Belgique daté du 18 avril 2025, Hubert Leclercq observe que les minéraux sont devenus une garantie financière pour la famille Tshisekedi avant de retracer la trajectoire des revenus des mines katangaises. Divers rapports, notamment ceux du « Centre de recherche en finances publiques et développement local » (CREFDL) et de la « Défense des droits économiques, sociaux et culturels en RDC » (DESC.RDC), affirment que les mines ne profitent pas aux citoyens congolais. Hubert Leclerc écrit dans son article déjà cité que la famille de Tshisekedi possède plus de quinze sites miniers ; et donne ensuite la parole à un spécialiste des mines installé dans le Grand-Katanga : “Les Tshisekedi sont tellement certains de leur impunité qu’ils se cachent à peine. Ils exploitent ces gisements le plus souvent avec la complicité de sujets chinois. Des images ont fait, il y a quelques mois, le tour du monde sur les réseaux sociaux. On y voyait un ministre congolais tenter de s’introduire sur un site qui avait été confisqué par un membre de la famille présidentielle. Ce ministre s’est fait rosser comme un malpropre. Aujourd’hui encore, ce site est entre les mains d’un frère du président. » Face à l’absence de retombées positives pour la population, on peut se demander si les bénéficiaires, dont la famille de Tshisekedi et les sociétés internationales, ont conscience de participer au pillage sans retour des immenses ressources du Congo, à l’échelle du continent même. Rappelons que la RDC abrite le barrage d’Inga, qui pourrait, avec un peu de volonté politique, fournir de l’électricité à plusieurs pays africains. Pourtant, selon la Banque mondiale (2022), seuls 21,5% des Congolais ont accès à l’électricité. De même, malgré des ressources hydrauliques quasi inépuisables, seuls 35% de la population ont accès à l’eau potable.
Les racines persistantes du mal
La guerre impliquant le M23 n’est que la conséquence d’une crise plus profonde. Derrière les tumultes de la propagande et les affrontements armés se cachent des dynamiques complexes qui révèlent les failles structurelles de la société congolaise. Une lettre signée par plus de 400 personnalités éminentes de divers horizons et continents, adressée au Secrétaire général des Nations Unies, pointait du doigt l’urgence de protéger les civils tutsi attaqués, voire tués, en raison de leur identité ethnique. La lettre soulignait l’impératif d’identifier et de combattre les causes profondes de la violence au lieu de se limiter à traiter ses manifestations.
Le 22 mai 2025, l’économiste congolais Benjamin Babunga Watuna, spécialiste du développement international, par ailleurs très suivi sur les réseaux sociaux, a remis en question le récit dominant accusant le Rwanda dans la crise congolaise. Selon lui, les véritables enjeux résident dans l’organisation et la formalisation du secteur minier ainsi que dans la lutte contre la corruption : « En tant qu’autochtone du Kivu, je n’ai jamais été témoin de scènes où des fonctionnaires rwandais, des civils ou même des soldats ont traversé la frontière, sont entrés en territoire congolais, y ont eux-mêmes extrait des minerais puis sont retournés au Rwanda avec le fruit de leur pillage. Et pourtant, c’est souvent le type de récit simpliste qui émerge lorsque nous parlons du pillage des minéraux congolais par le Rwanda. Le vrai problème, donc, c’est nous […] Luttons contre la corruption et éliminons toutes les formes d’influence. » Cette mise en garde contre certains récits beaucoup trop réducteurs est particulièrement bienvenue. Dans un tweet du 1er juin 2025, Watuna considère que cette logique d’exclusion contre les autres compatriotes est nocive puisqu’elle alimente les guerres dans le pays : « Kulutu (grand frère), vous aussi tombez dans cette fourberie de « VRAI » et « FAUX » Congolais ? Et après, vous vous étonnez encore que les guerres n’en finissent pas dans ce pays ! Ceux que vous persistez à qualifier de « faux Congolais » continueront à se battre, jusqu’au dernier souffle s’il le faut. Il est grand temps d’emprunter la voie de la sagesse avant que le pays ne soit définitivement emporté par ces logiques de confrontation sans fin. »
Certains alliés du président Tshisekedi, notamment Constant Mutamba, ancien ministre de la Justice, Muhindo Nzangi Butondo, ministre du Développement rural et Justin Bitakwira, ancien ministre et aujourd’hui député, multiplient les discours de haine envers les Tutsi. Bitakwira a ainsi affirmé dans une interview en 2023 : « Le Tutsi naît criminel… Quand vous voyez un Tutsi, vous voyez un criminel ». Les violences contre les Tutsi en RDC persistent, comme en témoignent la démolition et l’incendie de plus de 300 résidences à Nturu, dans le territoire de Masisi, en octobre 2023. Cette hostilité n’est pas nouvelle. En 1991, les Tutsi congolais avaient déjà été exclus de la Conférence nationale souveraine (CNS) sous prétexte qu’ils ne répondaient pas aux critères pour être considérés comme « Zaïrois ».
Dans un tweet du 13 juin, le même Benjamin Babunga Watuna a partagé une réflexion pertinente sur la crise congolaise, en mettant en avant l’importance de l’acceptation et de la tolérance : « Aucun enfant ne décide de l’ethnie, du nom ou du territoire dans lequel il verra le jour. Cela devrait suffire, à nous tous, pour désarmer la haine. Je regarde mon pays, et j’ai mal au cœur en voyant tant de mes compatriotes emportés par une haine irrationnelle, aveuglés par un rejet viscéral de l’autre, au point d’applaudir les tortures, les humiliations, les traitements inhumains infligés à certains de nos frères simplement parce qu’ils sont Tutsi. Ce n’est pas de la justice, c’est de la barbarie. Ce n’est pas de la résistance, c’est une trahison de notre humanité, et c’est une pente dangereuse. Si demain, ce n’était plus les Tutsi, mais les Lega qui étaient stigmatisés, haïs, chassés, humiliés… moi aussi, moi qui vous écris ici, je serais la cible. Et certains parmi vous acclameraient peut-être cela au nom d’une fausse idée de patriotisme. Personne, je le répète, personne n’a choisi de naître ce qu’il est. Ce pays ne guérira jamais tant qu’il continuera à désigner certains de ses enfants comme « moins Congolais » que les autres. Ce pays ne tiendra jamais debout tant que nous ne comprendrons pas que le mal fait à un seul d’entre nous est une menace pour nous tous. »
Tout cela résulte d’une regrettable ignorance de l’histoire. Il est essentiel de rappeler qu’une convention établie entre la Belgique, l’Angleterre et l’Allemagne en 1910 et devenue effective à partir de 1916, a conduit à l’annexion de plusieurs provinces du Rwanda. Bien que leurs territoires aient été officiellement classés comme congolais, les Tutsi et d’autres Banyarwanda, qui sont les autochtones, n’ont pas bénéficié d’une reconnaissance pleine et entière en tant que citoyens de la RDC. Ils sont stigmatisés en tant que Rwandais et traîtres. Il serait avisé de se placer dans la longue durée de l’histoire de la colonisation, puis mesurer la propagation de l’idéologie du génocide contre les Tutsi congolais, enfin analyser une gouvernance inefficace plutôt que de chercher des boucs-émissaires.
Revisiter les causes profondes et bâtir sur les valeurs citoyennes
La déclaration conjointe du 23 avril 2025, signée à Doha par les représentants de la RDC et de l’alliance Fleuve Congo/M23, semblait annoncer un dialogue constructif en vue d’une paix durable. Celle du 18 juin 2025 sur les pourparlers de paix entre la République démocratique du Congo et la République du Rwanda, facilités par les États-Unis, a mis en exergue les axes de discussion que voici : l’intégrité territoriale et l’arrêt des hostilités ; le désengagement, le désarmement et l’intégration conditionnelle des groupes armés non étatiques, la facilitation du retour des réfugiés et des personnes déplacées et enfin un cadre d’intégration économique régionale. Quid toutefois des causes profondes de la crise ? Peut-on espérer préserver l’avenir si on ne les examine pas de près ? Nairobi, l’Union africaine, Doha et Washington doivent impérativement concevoir un plan stratégique intégrant un projet social cohérent pour le Congo. Cela implique que soit abordée de manière concrète la persécution et l’exclusion des Tutsi congolais et d’autres minorités. Faute de quoi, on court le risque de bâtir sur du sable mouvant et une telle paix sera forcément précaire et éphémère.
Les facilitateurs doivent également prendre en compte les préoccupations de sécurité du Rwanda. La paix est un processus qui nécessite un engagement sociétal profond, qui est indissociable du développement. Le combat pour la paix est donc le plus noble qui soit, car il cherche à créer un monde où les différences sont reconnues et respectées et où les conflits sont résolus par la voie de la raison et du dialogue.
Malheureusement, dans la région des Grands Lacs, les discours de haine se propagent et les autorités politiques exacerbent les tensions en recourant parfois à des forces étrangères et même à des mercenaires contre leurs propres concitoyens. Il arrive souvent que le meurtre d’un Tutsi congolais suscite des réactions de joie de la part des foules au moment où les politiciens brouillent intentionnellement la frontière entre patriotisme et haine ethnique. Cette dynamique dangereuse rappelle la réaction d’Albert Camus deux jours après le bombardement d’Hiroshima. Son éditorial dans le numéro de Combat du 8 août 1945 prend le contrepied de ses confrères qui saluent l’usage de la bombe atomique contre le Japon. Le futur auteur de La Peste met les gouvernements face à leurs responsabilités : « Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. » Ses mots restent pertinents aujourd’hui encore autant dans la région des Grands Lacs que dans d’autres foyers de tension à travers le monde.
L’impératif de penser et de vouloir la paix
Parmi les solutions que nous avons préconisées dans notre lettre mentionnée plus haut, figurent:
– le désarmement des FDLR et la lutte contre son idéologie génocidaire afin de prendre en compte les préoccupations de sécurité du Rwanda.
– La réaffirmation de l’inviolabilité des frontières à l’Est de la RCD et la sécurité des Rwandophones Congolais ainsi que l’exercice de leurs droits citoyens comme interdépendants et inséparables.
– la promotion de la nationalité congolaise mettant en avant le lien juridique et politique qui unit un individu à l’État, plutôt que sur son appartenance sociologique à une tribu ou une ethnie spécifique.
– la lutte contre la corruption et en faveur d’une gestion transparente des ressources congolaises au profit de la population.
Face à des atrocités défiant la raison, les écrivains, les artistes et les intellectuels ont une quasi obligation morale d’agir comme des phares de la raison, exposant au grand jour les forces dans les ténèbres décidées à détruire les sociétés humaines. En mobilisant le pouvoir de la connaissance, ils peuvent contrer le chaos qui alimente la haine et la violence. Pour assumer cette responsabilité, ils doivent s’appuyer sur une rigueur factuelle à toute épreuve, une connaissance historique approfondie, des enquêtes de terrain minutieuses et une éthique journalistique irréprochable.
S’il est un fait important – et inquiétant – que met en évidence la crise dans la région des Grands Lacs, c’est l’incapacité des chercheurs africains à s’affranchir d’une catégorisation absurde de la population rwandaise en « Bantous » et « Nilotiques » héritée de la « bibliothèque coloniale ». Ce faisant, ils continuent à exacerber les conflits après avoir échoué à prévenir les atrocités. Pour comprendre les ressorts de la haine envers les Tutsi congolais et le génocide contre les Tutsi rwandais et promouvoir une coexistence pacifique dans la région, il est nécessaire de développer un nouveau cadre théorique prenant en compte la complexité des conflits et déconstruisant les logiques sous-jacentes de l’exclusion. Le Rwanda, le Burundi et la République démocratique du Congo, ainsi que l’ensemble du continent africain, devraient créer des institutions qui offrent une alternative aux discours d’exclusion et à la violence. Imaginer des institutions qui favorisent le dialogue interculturel et transfrontalier, en s’appuyant sur les recherches en sciences humaines et sociales, constituera un héritage positif pour les jeunes générations.
La paix est un combat digne et héroïque qui est possible et qui change le monde. Il promeut la dignité des nations, transforme la vie des gens, les rend solidaires des autres. Ce projet n’est pas une utopie, mais un préalable à l’avènement d’un monde plus juste et plus heureux fondé sur une culture d’ouverture, la liberté intellectuelle et la recherche. La quête de la paix permet d’explorer et de découvrir des destins communs et des rêves de bonheur partagés.
Nous exhortons les dirigeants de la région à privilégier la fraternité humaine et à soutenir les sciences humaines et sociales qui favorisent la pensée critique, identifient les racines des conflits, éclairent les décisions politiques et créent des liens entre les communautés. C’est ainsi qu’elles arriveront à jouer un rôle essentiel dans l’émergence du citoyen du monde.
Les auteurs :
Dr. Jean-Pierre Karegeye, Directeur, Centre d’Etudes pluridisciplinaires sur le génocide, Boston, USA
Dr. Vincent Duclert, Historien, chercheur titulaire au Centre Raymond Aron (CESPRA, EHESS-CNRS), spécialiste de l’histoire des génocides. Prof. Duclert a dirigé la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi. Auteur de La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Ve République (Tallandier, 2024), Arménie. Un génocide et la justice (avec Thomas Hochmann et Raymond H. Kévorkian, Les Belles Lettres, 2025).
Boubacar Boris Diop, Ecrivain, auteur de Murambi. Le livre des ossements, Lauréat du Prix international de littérature Neustadt 2022.
Dr. Nicki Hitchcott, Professeur d’études francophones et africaines, Université de St Andrews, Ecosse.