Citation
1
Les leçons de la Shoah dans la lecture du génocide des Tutsi (Rwanda,
1994)
Catalina Sagarra Martin
Trent University (Ontario, Canada)
Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de
cette idée, consciente ou inconsciente, que « l’étranger, c’est
l’ennemi ». Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les
esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par
des actes isolés, sans liens entre eux, elle ne fonde pas un système.
Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est
promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme, alors, au bout
de la chaîne logique, il y a le Lager : c’est-à-dire le produit d’une
conception du monde poussée à ses plus extrêmes conséquences
avec une cohérence rigoureuse ; tant que la conception a cours, les
conséquences nous menacent. Puisse l’histoire des camps
d’extermination retentir pour tous comme un sinistre signal
d’alarme.
(Primo Levi, Si c’est un homme, préface, p.7)
Le déporté, parce que survivant, c’est-à-dire un être de parole, dont la parole devient
l’essentiel d’une activité morale, voire éthique, s’il devient parole témoignante, si sa parole
devient projet de vie, intentionnalité à jamais assouvie, qu’il lui faut mille fois reprendre, sa
survie même en étant une gageure majeure, il pose, au cœur de la société dans laquelle et
pour laquelle il ne cesse de construire son discours témoignant, une question fondamentale,
à savoir ce qui dans toute société, la sienne n’ayant été que le lieu d’actualisation de ce
possible, permet l’existence d’un projet de société dont la finalité est la mort de l’Autre.
Certains témoignages de déportés des camps nazis se sont refusés à cette interrogation,
contrairement à Primo Levi. Sans doute peut-on interpréter ce refus comme répondant au
besoin de croire dans l’exceptionnalité de l’idéologie nazie, sauvegardant de la sorte un
espace éthique où mettre à l’abri l’humanité, espace où l’horreur absolue ne puisse se
2
manifester. En recourant à une supposée nature « barbare » du peuple allemand, que l’on
situe ainsi dans un hors-norme, la norme, le monde « civilisé » est préservé, ou du moins les
valeurs éthiques que l’on voudrait lui reconnaître. Nous voulons ici effectuer ce parcourt
vers l’humanité auquel invite Primo Levi en nous inspirant du sentier emprunté par Primo
Levi, bien entendu, mais aussi par Robert Antelme et David Rousset, écrivains pour qui la
question à ne pas éviter relève de l’avertissement que l’expérience du mal extrême devrait
envoyer au monde entier :
L’existence des camps est un avertissement. […] il serait facile de montrer que les traits les
plus caractéristiques et de la mentalité SS et de soubassements sociaux se retrouvent dans
bien d’autres secteurs de la société mondiale [...] Ce serait une duperie, et criminelle, que de
prétendre qu’il est impossible aux autres peuples de faire une expérience analogue pour des
raisons d’opposition de nature. [David Rousset, L’Univers concentrationnaire : p. 186-817]
Cet aveuglement à ne pas vouloir reconnaître le mal comme faisant partie des possibles,
pour extrêmes et « inconcevables » que l’on veuille bien ou puisse les définir, est
également dénoncer dans les récits des survivants du génocide des Tutsi au Rwanda en
1994. Ainsi, Yolande Mukagasana reprochera aux instances internationales, qui auraient
pu agir promptement, de s’être réfugiées derrière la nature atavique du peuple rwandais,
qui par « nature » aurait tendance à s’entretuer : « Ce génocide que l’on a qualifié, de
Washington à Bruxelles, de "luttes intestines à caractère tribal" » [La mort ne veut pas de
moi, p. 15]. Ainsi définie, l’extermination d’un groupe d’êtres humains est radicalement
niée, parce que passée sous silence à travers le glissement sémantique qui s’opère entre
les intentions claires d’un projet de société exterminateur et un fatalisme historique face
auquel aucun geste ne peut avoir de valeur ni de portée. Mais les récits des survivants
tutsi précisent tous qu’au Rwanda, c’est un même peuple qui s’est livré à l’extermination
d’une partie des siens : « Le déchirement rwandais d’aujourd’hui n’est pas interethnique,
3
il est intra-ethnique. Ce sont des frères qui massacrent leurs frères » (N’aie pas peur de
savoir, p. 20). En recourant à la justification naturaliste plutôt qu’à l’acceptation de la
manifestation du mal absolu, les institutions occidentales, qui avaient été créées pour
enrayer toute manifestation de ce mal-là, se retranchent derrière le déterminisme
historique qui veut qu’aucune cause ne soit à l’origine des gestes posés et qu’aucun
remède ne puisse venir en altérer le devenir. Les récits de témoignage des survivants
Tutsi ont bien saisi cet enjeu, de là que leurs récits réactualisent, et donc resémantisent, le
mal extrême qui a traversé l’Occident. Les références à la Shoah sont là pour mettre en
miroir deux projets de société identiques, où, d’une part, le politique, et non le naturel, est
à l’origine du mal et où, d’autre part, la « barbarie » n’est pas un atavisme « africain » :
« L’Occident du génocide juif, cet Occident qui a pu concevoir et organiser la solution
finale, cet Occident qui a poussé le raffinement de la cruauté jusqu’à prévoir des
mouroirs, n’est-ce pas l’Occident de la barbarie ? (La mort ne veut pas de moi, p. 112)
Une fois ce parallélisme effectué, parallélisme qui ne se veut aucunement
comparatif quant à la « barbarie » même, car il insiste plutôt sur les lieux de la barbarie,
invalidant un supposé locus naturel où elle pourrait advenir, les récits posent de la sorte le
cadre opératoire dans lequel ils s’inscrivent, à savoir la lutte contre l’oubli. En rappelant à
l’Occident son passé, les récits des survivants tutsi entendent mieux faire comprendre les
visées de leurs discours, parce qu’ils émanent des survivants mêmes, autrement dit
d’êtres humains qui prennent la parole pour raconter ce à quoi ils ont survécu, ce qu’ils
ont donc été à même de voir et qui a radicalement et drastiquement heurté les repères
ontologiques sur lesquels reposait leur identité, en tant que membres d’une société
globale, ou ce que Robert Antelme nommait l’espèce humaine. Cette mise en miroir
4
compte sur la mémoire du mal qu’ont dû apprendre à gérer les lecteurs occidentaux :
l’Occident a dû accueillir, parfois à son corps défendant, les récits des rescapés des camps
nazis. Qu’un survivant d’un autre génocide lui rappelle celui des Juifs d’Europe les
oblige à endosser une grille de lecture particulière. C’est donc à cette empreinte
mnémonique qu’ont laissée les récits livrés par les survivants des camps nazis, empreinte
réactualisée par les actes commémoratifs, par les monuments érigés à la mémoire des
victimes, et que Henri Rousso synthétise sous le titre de « Syndrome de Vichy », que les
récits des survivants tutsi entendent faire appel.
Comme le signale Alain Parrau, l’entreprise concentrationnaire était placée sous
le signe de l’oubli (Écrire les camps, p. 252). Cet oubli faisant bien évidemment
référence à l’appartenance à l’humanité. Car s’il est bien un trait commun aux intentions
génocidaires de tout régime totalitaire, c’est bien celui de dépouiller la future victime de
ce sentiment-là, effaçant tout cadre relationnel. Ainsi, le journaliste Jean Hatzfeld
rapporte-t-il les dires de Francine Niyitegeka pour signifier l’isolement, le repli sur soi
auquel la survie accule les victimes. En se remémorant la rupture relationnelle que la
survie a provoquée entre elle et son fiancé, elle dira à Hatzfeld : « On se sentait trop
éparpillés pour trouver des vrais mots à s’échanger et des gestes de gentillesse à se
toucher. Je veux dire que si on se croisait, ça n’avait plus d’importance, ni pour l’un ni
pour l’autre ; puisque, avant toute chose, chacun était préoccupé, de se sauver de son
côté… » (Une saison de machette, p. 172). Mais à cette rupture relationnelle viennent se
joindre d’autres dispositions tout aussi destructrices de l’être, entendu ici au sens latin de
« esse », c’est-à-dire ce qu’il y a d’essentiel en l’être humain, soit l’essence même de
l’être. Comme le signalent Paul Ricœur ou la pensée de Hannah Arendt, au-delà de la
5
volonté de faire souffrir l’autre et de l’éliminer, tous les survivants rapportent la volonté
expresse d’humilier dont ils ont été les victimes, « Au-delà de la volonté de faire souffrir
et d’éliminer se dresse en effet la volonté d’humilier, de livrer l’autre à la déréliction de
l’abandon, du mépris de soi » (La Mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 601), ils ont âprement
ressenti la jouissance de leurs bourreaux lorsque ceux-ci les obligeaient à se livrer à la
« déréliction de l’abandon », voire au « mépris de soi », comme le montre cet extrait du
récit de Révérien Rurangwa où le lecteur pénètre dans la psyché de Révérien en
effectuant un bond du souvenir qu’il conserve dans sa mémoire meurtrie à la réalité de
facto de cette scène où il s’est vu acculé à n’être plus qu’un « non-être », représentation
que lui-même endosse, signifiant par là le dépouillement identitaire, ontologique dont il
conserve encore les traces pathémiques : « Je progresse sur les fesses […] La gorge en
feu, le palais qui colle, la bouche en terre cuite. Mon nez bat mes lèvres, la peau de ma
nuque coupée pend et bringuebale. Les Hutu n’arrivent pas à croire que je vive encore. Ils
rient et me lancent des sobriquets : « Allez, mort debout, plus vite que ça ! » Un autre me
surnomme le « mort qui marche ». Il n’a pas tort. » (Génocidé, p. 73-74) Esther
Mujawayo écrit quant à elle : « Toute ma vie, j’ai éprouvé ce sentiment : être en tort
d’exister. Toute leur vie, les Tutsi ont éprouvé ce sentiment. Puis un génocide a voulu
définitivement nous en convaincre, en voulant définitivement nous exterminer. »
(SurVivantes, p. 272). Les récits de témoignage sont en ce sens des écritures réfutant
l’idée de cette déchéance pourtant admise au moment des tueries. L’extrême du mal fait à
autrui, dans la rupture du lien humain, dans la rupture du vivre-ensemble, devient ainsi
l’indice d’un autre extrême, celui de la méchanceté, de la cruauté intime du criminel. La
référence au mal suggère l’idée d’un excès, d’un « trop » insupportable, indissociable de
6
l’agent. Tous les récits travaillent et mettent en discours cette articulation qu’il y a entre
l’acte et l’agent, ou, pour reprendre les analyses phénoménologiques de Paul Ricœur,
entre le « quoi » des actes et le « qui » de la puissance d’agir » (La Mémoire, l’histoire,
l’oubli, p. 597). Or, cette articulation relève encore à l’heure actuelle d’une mémoire
empêchée, comme le signale cet extrait de SurVivantes, d’Esther Mujawayo :
En temps normal, quelqu’un meurt, tu l’enterres, tu fais ton deuil et continues ta vie.
Dans un génocide, ce n’est pas quelqu’un qui meurt, tout le monde meurt. Et à propos des
tueurs, c’est grand mystère, personne ne les connaît. Tu passes ton temps à vouloir
montrer que les tiens ont été tués, alors que c’est évident, et comme tu ne peux pas citer
celui qui a tué car sa famille, ses voisins, tous concernés, ne vont rien dire, tu restes
perdu. Personne ne les a tués, nos morts. (SurVivantes, p. 86)
De cette dénonciation, il nous faut retenir au moins deux choses. La première a trait à la
différence très significative entre la mort « douce » et la mort « violente », même si
l’horreur de l’agonie de la mort « douce » peut venir défigurer celle-ci ; dans ce cas,
lorsque la mort advient enfin, elle vaut délivrance et apaisement. Dans ce parcours qui
passe par la mort de l’autre, nous apprenons la perte et le deuil ; la perte constituant en soi
une amputation du soi-même, dans la mesure où le rapport avec le disparu fait partie
intégrante de l’identité propre. Mais au terme du mouvement d’intériorisation de l’objet
d’amour à jamais perdu se profile la réconciliation avec la perte, et c’est là ce en quoi
consiste le travail de deuil (La Mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 468). Quant à la mort
« violente », celle sur laquelle il est impossible de méditer, celle sur laquelle le travail de
deuil ne semble avoir prise, elle pose la problématique de la mort en histoire, parce
qu’elle se donne dans la sphère de l’existence publique :
« On ne peut pas faire notre deuil […] puisqu’on ne sait pas quels ont été les derniers
moments de nos familles. […] Mais pourquoi savoir. […] on souffre encore plus du fait
de savoir. Mais on souffre autant du fait de ne pas savoir… » (SurVivantes, p. 76).
7
Deuil impossible, à cause du silence de certains génocidaires, à cause des « vérités » que
d’autres ont livrées. Les survivants se trouvent tous face à l’impossibilité d’effectuer un
travail de deuil, sans doute est-ce parce que les crimes commis s’inscrivent effectivement
dans la sphère publique, sphère qui a radicalement changé après le génocide, la société
d’avant le génocide n’a pas repris sa place, une autre configuration sociale s’étant
imposée à partir de juillet 1994, avec le retour des réfugiés de l’Ouganda, du Burundi, de
la RDC et de la Tanzanie, avec un peuple majoritairement génocidaire et avec la présence
encombrante d’une poignée de survivants, approximativement 300 000 personnes) qui
réclamaient que justice soit faite. C’est d’ailleurs dans ce passage par le politique que
nous inscrivons notre deuxième remarque à propos de la citation d’Esther Mujawayo, qui
elle a trait à la justice. La dénonciation d’Esther s’adresse précisément à cette
communauté historique qui s’est forgée après le génocide et dans laquelle il est fait peu
de cas des survivants : « […] au tout début, c’est-à-dire à la fin du génocide […] On ne
nous disait pas encore, comme dans un discours prononcé à la radio par le Premier
ministre de l’époque, Twagiramungu, au cours du mois de novembre qui a suivi le
génocide de juillet 1994 : « Trois mois suffisent pour oublier et recommencer. » Ou
comme dans cette allocution de notre président Kagame, quatre ans plus tard, à
l’attention des rescapés : « Mettez vos sentiments dans le placard. » (SurVivantes, p. 7778).
Ce que les commentaires de ces deux hommes politiques semblent ignorer ou passer sous
silence, c’est précisément le détour par le politique d’où découle le meurtre collectif. Car
ce que le meurtre institutionnalisé met à nu, c’est la marque du néant, par le biais de
l’anéantissement visé (La Mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 469). En voulant corréler les
8
actes aux agents, Esther Mujawayo responsabilise les individus pris un à un, tout en
réclamant justice, car il y a des culpabilités, collectives et individuelles, auxquelles des
individus et des instances doivent répondre. En effet, lors d’un génocide, il y a une masse
incommensurable d’actes individuels, petits et grands, plus ou moins sadiques et cruels,
qui contribuent, même dans le cas d’un simple mais tacite acquiescement, à la culpabilité
criminelle des politiques et à la culpabilité politique des membres du corps politique. Et
c’est dans ce cadre « du politique » que tout agent, pris individuellement, et que tout
homme politique, est responsable de ses actes et de ses dires, si ceux-ci ont contribué ou
incité au meurtre. Y. Mukagasana dira en ce sens qu’elle vit en Europe, « parce que la
justice n’a pas encore été rendue dans [son] pays. Des machettes attendent dans l’ombre
de s’abattre sur ma nuque pour me faire taire à jamais. Il n’y a sans doute presque aucun
survivant tutsi sur la colline de Cyivugiza. Qui témoignera, sinon Muganga ? » (La mort
ne veut pas de moi, p. 257)
Le besoin de justice est donc indissociable du devoir de mémoire auquel se livrent
tous les survivants qui ont pris sur eux de témoigner, inscrivant derechef leurs récits dans
les rapports de filiation qu’ils entretiennent avec les générations futures. Dans leurs
revendications, tous les rescapés ressentent que les crimes contre l’humanité et plus
concrètement le crime de génocide dont eux et les leurs, proches ou pas, ont été les
victimes et les cibles, ne peuvent être dits (improprement) impardonnables, parce que la
question du pardon n’a pas lieu de se poser, comme le développe longuement Paul
Ricœur (La Mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 612), comme le montre aussi les nombreuses
réflexions auxquelles se livrent les survivants quant aux possibilités, ou plus exactement,
à l’impossibilité du pardon. Il leur est ainsi tout à fait inconcevable que la grâce puisse
9
substituer la justice. Car pardonner ratifie l’impunité. Mais la communauté historique qui
a émergé après le génocide n’avait, comme dans le cas de la Shoah, aucun recourt légal à
la hauteur de l’énormité des crimes commis. Était rompu le principe de proportion qui
régit les rapports entre l’échelle des délits ou des crimes et celle des châtiments. Il n’y a
pas de châtiment approprié à un crime disproportionné (La Mémoire, l’histoire, l’oubli,
p. 613). Les politiques de réconciliation ont vainement tenté, en ce qui a trait à la justice
que réclament les victimes, de pallier à cette impasse, en réclamant les aveux des
génocidaires en échange d’un allégement de leur peine, ce qui n’a pas manqué de
soulever, bien entendu, l’indignation des victimes : « C’est un choc monstrueux qui me
laisse anéanti, terrifié. Le cabaretier de Mugina a purgé deux malheureuses années de
prison pour le sadique assassinat de quarante-trois personnes, et voilà libre ce montre
ordinaire ! » (Génocidé, p. 104).
Pris du côté objectal, l’injustifiable désigne cet excès du non valable, cet au-delà
des infractions mesurées à l’aune des règles que la conscience morale reconnaît. L’excès
du non valable selon Nabert dans Essai sur le mal, « ce sont […] des maux, ce sont des
déchirements de l’être intérieur, des conflits, des souffrances sans apaisement
concevable ». Les maux sont alors des malheurs inqualifiables pour ceux qui les
souffrent. […] (cité dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 601).
« Je veux quitter ce film d’horreur. Je voudrais que ça s’arrête. M’endormir, m’enfoncer
dans les marais de l’oubli et du néant, dans les sables mouvants où la conscience s’éteint,
et le défilé des images monstrueuses, et la souffrance aussi. Dormir ou mourir, peu
importe, pourvu que je ne me réveille jamais. » (Génocidé, p. 71)
L’excès, le hors-norme des atrocités auxquelles ont survécu les témoins du génocide des
Tutsi annonce toute une série d’autres notions où se loge l’exceptionnel, et où le juridique
a une place de choix. Car, le terme même d’exception relève déjà du juridique. Jusqu’au
10
XIII siècle, il n’apparaissait en fait que dans l’expression « exception de droit et de fait ».
Il est ensuite passé à signifier tout ce qui était « en dehors de ce qui est courant », comme
le rappelle son étymologie. « Exception » est composé de « ex » qui signifie « en dehors
de » et de « capere », « prendre ». C’est ce qu’entend souligner Esther Mujawayo dans les
nombreuses réflexions auxquelles elle se livre à propos des tribunaux populaires Gacaca :
« De toute façon, ces gacacas ne sont qu’un pis-aller. Traditionnellement, ils sont dirigés
par des sages… dont la plupart ont été exterminés ! Alors, on forme des « cadres » en
quelques mois, comme si le génocide ne relevait pas d’un caractère exceptionnel… »
(SurVivantes, p. 254) C’est donc dans cet « exceptionnel », dans ce hors norme où se
logent et l’irréparable du côté des effets, et l’imprescriptible du côté de la justice pénale,
et l’impardonnable du côté du jugement moral (La Mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 602).
L’irréparable, les récits des survivants le signifient de maintes façons, dont la plus
évidente étant bien sûr l’impossibilité de défaire le mal qui a été commis et de rendre
ainsi la vie aux morts. Mais cet irréparable se situe aussi dans l’impossibilité du deuil
auquel les survivants aspirent par des moyens divers. Certains voudraient pouvoir
accompagner les leurs jusqu’à leur dernier souffle, pour les arracher ainsi à l’anonymat,
d’autres les arrachent à l’oubli en se livrant et en les livrant à l’écriture. Mais le deuil est
toutefois impossible, comme nous venons de le voir et comme en témoigne les
nombreuses écritures que nous a léguées de Primo Levi. Les souffrances, le trauma que
chaque mot ravive, que chaque image convoque chez les survivants renvoient à
l’irréparable. « Mon corps, mon visage et le plus vif de ma mémoire […] portent les
stigmates [de l’horreur indicible dont je ne comprendrai probablement jamais les raisons
ici-bas, jusqu’à la fin de ma vie]. Pour toujours. » (Génocidé, p. 16-17)
11
À l’irréparable vient alors faire écho l’imprescriptible des crimes que la justice
doit faire face, qu’il s’agisse du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) ou
des gacacas. « Là où la justice classique se révèle une impasse, on prétend que la justice
coutumière, elle, pourrait régler cette question cruciale des génocidaires ! Ah, ça, pour la
mise en place des gacacas, les donateurs internationaux ont été généreux, cette fois !
Sous prétexte de respecter les coutumes locales, leur aide cautionne, en fait une fausse
solution » (SurVivantes, p. 254). Car ce que réclament les juridictions gacaca, c’est
l’aveu public. Or, comme le rappelle Paul Ricœur, l’aveu public est bien souvent un
stratagème en vue de demander et d’obtenir une amnistie libératoire de toute poursuite
judiciaire et de toute condamnation pénale. De là que l’assassin de la famille de Révérien
Rurangwa, comme tant d’autres génocidaires qui ont accepté de livrer des aveux, bien
souvent très partiels, ait été libéré après n’avoir purgé que deux ans de peine en prison. Il
satisfaisait ainsi aux critères légaux dont dépendait sa liberté. Pourtant, avouer sans rien
concéder de la conviction d’avoir eu raison, c’est faire l’usage le plus économique des
règles du jeu de l’aveu. L’imputabilité constitue à cet égard une dimension intégrante de
l’homme capable, où se situe l’articulation entre l’acte et l’agent dont il était tout à
l’heure question. En avouant, il faut que le sujet prenne sur soi, assume l’accusation. Or,
ce que les récits des survivants mettent en avant, c’est moins que les survivants réclament
l’aveu des génocidaires que le savoir auquel cet aveu donne naissance. En hissant les
morts hors de l’anonymat, en retraçant les lieux et les gestes de leur extermination, ils
gagnent une lutte contre l’oubli, c’est ce à quoi œuvrent, hors des tribunaux et de toutes
instances juridiques, des initiatives comme celle du USC Shoah Foundation Institute for
Visual History (USA) ou du Holocaust Literature Research Institute (Canada). L’oubli
12
étant l’équivalent, comme tous les textes ne manquent jamais de le signifier, d’un nonsavoir. L’aveu ne peut aucunement être un enjeu pour minimiser la faute, comme en
témoignent les libérations expéditives de nombreux détenus, car la faute dont il est ici
question est par essence impardonnable non seulement de fait, mais de droit. Car, s’il est
difficile à donner et à recevoir, le pardon est, pour des crimes de génocide, tout aussi
impossible à concevoir. Le concept d’imputabilité nous tient comptables de nos actions
au titre de leur auteur véritable. En ce sens, Derrida écrit : « À chaque fois que le pardon
est au service d’une finalité, fût-elle noble et spirituelle (rachat ou rédemption,
réconciliation, salut, chaque fois qu’il tend à rétablir une normalité [sociale, nationale,
politique, psychologique] par un travail de deuil, par quelque thérapie ou écologie de la
mémoire, alors le « pardon » n’est pas pur ―ni son concept. Le pardon n’est, il ne devrait
être ni normal, ni normatif, ni normalisant. » [cité dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli,
p. 608]. Or L’axiome faute/pardon ou aveu/pardon auquel sont confrontés les survivants
par des volontés exogènes, les amène à ressasser une évidence : on ne peut pardonner que
là où on peut punir. Pour punir, nous disent les textes, il faut qu’il y ait des règles
communes. Or un génocide se situe dans l’exception, dans l’excès du hors-norme, dans
l’inqualifiable, l’incomparable, l’incommensurable du mal. L’imprescriptibilité signifie
que le principe de prescription n’a pas lieu d’être invoqué, aucune punition et aucune
réparation ne pouvant répondre à la profondeur du mal. Même si effectivement un
nombre restreint d’individus est châtié, notamment au Tribumal Pénal International pour
le Rwanda, aux tribunaux jugeant certains criminels en Belgique ou au Canada, les
crimes sont, quant à eux, déclarés imprescriptibles. Et c’est par la question de
l’imprescriptibilité que cette disposition légale touche au problème du pardon. La
13
trajectoire du pardon prend son origine dans la disproportion que ne peut surmonter la
justice entre le châtiment à imputer et le crime à juger, disproportion qui renvoie dos à
dos les deux pôles de la faute et du pardon.
Dans la clôture ontique, éthique, juridique et pragmatique que vivent les
survivants tutsi à cause de l’irréparable des crimes, de l’imprescriptible des crimes et de
l’impardonnable des crimes, la parole est l’unique salvation. Témoigner est un devoir de
mémoire pour les morts, pour leur offrir des tombeaux scripturaires, pour les arracher à
l’anonymat, au meurtre, à l’extermination en les inscrivant à jamais dans les textes. Tous
les témoins survivants espèrent ainsi transmettre un message, celui-là même qui anima
les survivants des camps nazis à témoigner, l’écriture devenant le fatal avertissement du
mal auquel Robert Antelme, David Rousset et Primo Levi font tous référence. Ce mal qui
sommeille en toute société et qui peut, les circonstances se présentant et se conjuguant, se
manifester aux quatre coins du monde, aucune société ne pouvant se croire à l’abri de la
« barbarie ». À ce titre et pour revenir autrement sur la citation de Primo Levi mise en
exergue à cette modeste contribution, nous invitons le lecteur à pénétrer une communauté
de mémoires et de souffrances, de mémoires en souffrance d’un mal inconcevable même
pour ceux qui y ont survécu, survivants ou rescapés. Voici une réflexion, une
introspection de R. Rurangwa rendant compte d’un voyage à Auschwitz :
C’est un voyage intérieur dans une confrontation avec le lieu du mal, le symbole du
Génocide, le paradigme du crime contre l’humanité. […] Un lieu où tous les survivants se
retrouvent en quelque sorte chez eux, si j’ose dire. C’est cette étrange fraternité que je
viens de partager avec une trentaine d’autres rescapés de génocides […] Il y a dans notre
délégation de vieux Arméniens, des Juifs âgés, de jeunes Tutsi, des Hereros du
Mozambique. Mais un survivant n’a pas d’âge. Si nos langages sont différents, une
complicité s’est créée entre nous qui se passe de mots lorsque nous découvrons les
monticules de chaussures, les tas de cheveux coupés, les galeries de portraits, les traces
de pieds nus dans la terre gelée… Nos corps se raidissent dans un vain réflexe de défense.
[Génocidé, p. 152]
14
Nous pourrions ajouter, tout survivant incarne la mémoire du mal, le devoir de mémoire,
la transmission d’une mémoire collective dont l’horizon d’attente tend vers la même fin,
servir d’avertissement pour que cela n’advienne plus.
Bibliographie
Récit de témoignage
Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987.
Primo Levi, La Trêve, Paris, Grasset, coll. Les Cahiers rouges, 1966.
Primo Levi, Maintenant ou jamais, Paris, Julliard, 1983.
Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957.
David Rousset, L’Univers concentrationnaire, Paris, les éditions de Minuit, 1965.
Esther Mujawayo, SurVivantes, La Tours d’Aigues [France], Éditions de l’Aube, 2004.
Esther Mujawayo, La fleur de Stéphanie. Rwanda entre réconciliation et déni, Paris,
Flammarion, 2006.
Yolande Mukagasana, La mort ne veut pas de moi, Paris, Fixot, 1997.
Yolande Mukagasana, N’aie pas peur de savoir. Rwanda : une rescapée raconte, Paris,
Robert Laffont, 1999.
Révérien Rurangwa, Génocidé, Paris, Presses de la Renaissance, 2006.
Marie-Aimable Umurerwa, Comme la langue entre les dents, Fratricide et Piège
identitaire au Rwanda, Paris. L’Harmattan, 2000.
Récits
Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Paris, Seuil, 2000.
Jean Hatzfeld, Une saison de machettes. Récits, Paris, Seuil, 2003.
Essais
Agamben, Giorgio, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.
Améry, Jean, Par delà le crime et le châtiment, Arles, Actes Sud, 1995.
15
Arendt Hannah, Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1972.
Arendt, Hannah, Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Levy, 1972.
Armengou, Montseñ Belis, Ricard, El convoy de los 927, Barcelona, Plaza y Janés, 2005.
Bermejo, Benito, Francisco Boix, el fotógrafo de Mathaussen, Barcelona, RBA Libros,
2002.
Blanchot, Maurice, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.
Carcedo, Diego, Un español frente al Holocausto. Así salvo Ángle Sanz Briz a 5.000
judíos, Madrid, Ediciones Temas de hoy, Coll. Historia Viva, 2000.
Constante, Mariano ; Razola, Manuel, Triangle bleu. Les Républicains espagnols à
Mauthaussen 19740-1945, Paris, Éditions du Félin, 2002.
Fontanille, Jacques, Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, Presses
Universitaires de France, 1999.
Fontanille, Jacques ; Zilberberg, Claude, Tension et signification, Belgique, Mardaga,
1998.
Greimas, Algirdas J., Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme,
Paris, Seuil, 1991.
Jaspers, Karl, La culpabilité allemande, Paris, Minuit, 1990.
Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Seuil, Paris, 1980.
La responsabilité. La condition de notre humanité, Paris, Autrement, Série Morales,
1994.
Laruelle François [éd.], Textes pour Emmanuel Lévinas, Paris, J.-M. Place, 1980.
Levinas, Emmanuel, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972.
Lévy, Bernard-Henri, La Pureté dangereuse, Paris, Grasset, 1994.
Lyotard, François, L’inhumain, Paris, Galilée, 1998.
Parrau, Alain, Écrire les camps, Paris, Belin, 1995.
Piralian, Hélène, Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meutre, Paris,
l’Harmattan, 2008.
Rastier, François, Ulysse à Auschwitz. Primo Levi, le survivant, Paris, Éditions du Cerf,
2005.
Ricœur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1986.
Rwanda : 15 ans après le génocide des Tutsi : bilan et perspective, Dialogue, Revue
d’information et de réflexion, numéro 187, Kigali, novembre-mars 2009.
Semprun, Jorgeñ Wiesel, Elie, Se taire est impossible, Paris, Éditions des Milles et une
nuits, 1995.
16
Taylor, Christopher, Terreur et sacrifice. Une approche anthropologique du génocide
rwandais, Toulouse, Octarès Éditions, 2000.
The Holocaust: Remembering for the Future, The Annals of the American Academy of
Political and social science, London, SAGE Periodical Press, Vol. 548, Nov.
1996.
Todorov, Tzvetan, Mémoire du mal. Tentation du bien. Enquêtre sur le siècle, Paris,
Robert Laffont, 2000.
Todorov, Tzvetan, Nous et les autres, la réflexion française sur la diversité humaine,
Paris, Seuil, 1989.