Fiche du document numéro 35145

Num
35145
Date
Vendredi 9 avril 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
638569
Pages
23
Titre
Texte de l'intervention prononcée (et diapositives projetées) lors de la table ronde : « Déconstruire les discours négationnistes »
Nom cité
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Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
[Texte de l'intervention :]

INTRODUCTION

1- Accroche : merci Aymeric, bonjour à toutes et à tous. Comme l’a parfaitement expliqué Hélène Dumas, le négationnisme du génocide contre les Tutsi est aussi ancien que le génocide lui-même… et conserve une actualité, aujourd’hui, dans le monde et en France. Donc, je me propose une étude centrée sur un ouvrage en particulier qui a fait parler de lui l’an passé.

2- Présentation du livre : il s’agit donc de ce livre, L’Éloge du Sang, signé par la journaliste canadienne Judi Rever, qui a paru dans sa version française le 17 septembre 2020. L’histoire éditoriale de cet ouvrage est intéressante : initialement, il devait être édité par Fayard, donc une maison prestigieuse et bien en vue… avant son renoncement au printemps 2019.

3- Raison du refus de Fayard : la raison de ce refus serait le contenu du livre, jugé négationniste, ce qui n’avait pas empêché son autrice elle-même d’être invitée, en avril 2020, à un colloque organisé au Sénat où elle avait pu dérouler ses thèses.

4- La thèse : la thèse centrale du livre, justement, quelle est-elle ? Judi Rever prétend réécrire l’histoire du génocide contre les Tutsi en expliquant que ce génocide a été préparé, déclenché et orchestré par un seul homme (Paul Kagame, en couverture ici) dans le seul but de s’emparer du pouvoir. À l’accusation de négationnisme, Judi Rever répond régulièrement : « je ne nie pas le génocide contre les Tutsi ».

5- Défaut dans l’argument : cette dénégation formelle est justement l’une des formes typiques d’un certain négationnisme spécifique au génocide contre les Tutsi au Rwanda (on le retrouve par exemple avec Péan, dont Rever loue le travail).

6- Plan : afin de démonter la mécanique qui fait de L’Éloge du Sang un objet négationniste caractéristique, j’aborderai trois thèmes, savoir a/ les manipulations factuelles qu’elle met en œuvre ; b/ les biais permanents de méthode qui soutiennent ses théories ; c/ le recours au langage de la conspiration, substituée à l’histoire et à ses logiques.
PARTIE I

Pour commencer donc, je reprendrais deux exemples de manipulation factuelle présentée à Judi Rever sous la forme plus séduisante de scoops censés rétablir, au grand jour, une vérité mise sous l’éteignoir.

1- Présentation Bisesero : Le premier de ces deux exemples est la présentation qu’elle fait des massacres perpétrés à Bisesero, entre avril en fin juin 1994, dans le Sud-ouest du Rwanda. Elle y consacre le chapitre 9 de son ouvrage.

2- Importance de l’exemple : Judi Rever fonde sur cet exemple une bonne partie de sa rhétorique du scoop. Elle avait en effet fait paraître une version abrégée dans le magazine Marianne en décembre 2019, en manière d’annonce sur la future publication de son livre en français.

3- Que dit-elle au sujet de Bisesero : d’après ce chapitre donc, les massacres commis contre les Tutsi auraient commis non par des miliciens, soldats, gendarmes, à l’initiative des autorités en place – comme l’ont prouvé les études historiques depuis 1994 – mais…

4- ...par des Tutsi, membres du FPR, infiltrés avant le déclenchement du génocide et déguisés en miliciens. Ce thème de l’infiltration, de la dissimulation dont auraient fait preuve les Tutsi se retrouve tout au long du livre : on parle de « parti de l’intérieur », de « 5e colonne »…

5- Reprise : en somme, les Tutsi auraient donc été assassinés… par d’autres Tutsi. Il suffit d’entendre cette phrase pour en saisir l’absurdité. Elle révèle bien la perversion complète par Judi Rever des faits historiques pourtant documentés.

6- Confrontation rapide avec archives : on mesure l’écart béant entre la réalité des faits et les arguments chocs soutenus par l’autrice en étudiant quelques archives parmi la masse de documentation accumulée depuis 1994 :


a. Cette lettre, par exemple, datée du 18 juin 1994 et signée de la main du ministre de l’Intérieur du Gouvernement intérimaire qui orchestre le génocide depuis sa formation le 8 avril 1994. Qu’y voit-on ?

i. Après 2 mois et demi de génocide, une « opération de ratissage » est ordonnée dans le secteur de Bisesero. Pourquoi cet ordre spécifique ? Parce que la France, dans le cadre de l’opération Turquoise, est censée arriver dans la zone quelques jours plus tard, officiellement pour mettre un terme aux exactions. Cet ordre veut donc parachever l’extermination avant cette date.

ii. Bisesero est décrit comme un « sanctuaire du FPR ». Les Tutsi de Bisesero ayant résisté aux génocidaires entre avril et la mi-mai, puis ayant échappé aux tueries qui les visent sont donc assimilés à l’organisation politico-militaire qui affronte au même moment l’État rwandais.

iii. Tout d’abord, une chaîne de commandement parfaitement fonctionnelle : les décisions sont prises en conseil des ministres, transmises par le ministre de tutelle à ses subordonnés locaux, chargés eux-mêmes de mobiliser les ressources de l’État (la gendarmerie).

Remarquons au passage que ce document ne fait pas état de massacres échappant à son contrôle, fomentés par des Tutsi infiltrés. Judi Rever va plus loin que la rhétorique administrative des responsables du génocide…

b. Confrontée à d’autres documents, cette archive prend un jour encore plus clair. Arrêté en 1997 au Kenya, le Premier ministre du gouvernement génocidaire, Jean Kambanda, est interrogé par deux policiers :

i. Il explique ainsi l’usage délibéré d’euphémisme dans les documents officiels, qui permet de rendre flou le crime en train de se commettre.

ii. Il avoue aussi le thème mensonger de l’infiltration pour motiver l’ordre de tuer.
7- Judi Rever dévoie donc un fait historique pour en brouiller l’analyse. Elle n’est cependant pas l’inventrice de ce leitmotiv de l’infiltration des milices Interahamwe par les Tutsi.

On trouve ainsi, en septembre 1994, un court article de la revue Kangura qui évoque ces supposées infiltrations. Cette revue extrémiste, proche du gouvernement officiel du Rwanda avant 1994, appelait au génocide dès 1990 et est éditée à ce moment-là, par des génocidaires en exil.

Mais à ce premier exemple de manipulation, soutenant que les victimes du génocide l’ont été… de leur propre main, s’ajoute un autre exemple qui le complète et dénonce la logique à l’œuvre dans L’Éloge du sang…


PARTIE I – SUITE – L’ATTENTAT DU 6 AVRIL

Ce deuxième exemple est celui de son analyse de l’attentat commis dans la soirée du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais de l’époque, Juvénal Habyarimana, au-dessus de Kigali.
Cet attentat servit de signal au déclenchement du génocide dans sa phase finale. Dès la nuit du 7 avril, les massacres commencent à Kigali et dans le reste du pays.

1- Selon Judi Rever, cela ne fait pas de doute : l’attentat a été commandité et exécuté sur ordre du chef du FPR, Paul Kagame, sachant que cela allait déclencher le génocide et qu’il pourrait ainsi prendre le pouvoir.

2- Sa conviction repose sur deux arguments d’autorité principaux :

a. Tout d’abord, un document Top Secret, produit entre 1999 et 2003 par des enquêteurs de l’ONU auprès du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, mis en place en 1994 pour juger les responsables du génocide commis contre les Tutsi.

i. Dans ce document, deux pages évoquent des témoignages incriminant le FPR. En regardant de près, on s’aperçoit cependant que cette accusation repose sur deux témoins récurrents (anonymisés en 34 et 35)…

ii. …et que les enquêteurs évoquent deux versions du même événement (tout en expliquant en privilégier une sur les deux). Difficile de ne pas éprouver ici un doute quant à la fiabilité de ces deux témoins et des conclusions de cette enquête.

b. L’autre argument retenu par Judi Rever pour imputer l’attentat à Paul Kagame est l’ordonnance rendue par le juge Jean-Louis Bruguière en 2006. Le juge antiterroriste avait été nommé à la tête d’une enquête du fait de la présence d’un équipage français à bord de l’avion de Habyarimana. Il avait conclu à la culpabilité de Kagame.

i. Or Judi Rever ne tient aucun compte des critiques qui ont déconstruit le travail très orienté du juge Bruguière (qui ne s’est pas rendu au Rwanda, a eu recours à des intermédiaires et des témoins assez douteux…). Parmi les travaux à ce sujet, on peut citer l’article paru en 2014 de Géraud de La Pradelle et Rafaëlle Maison.

ii. De plus, l’enquête postérieure des juges Trévidic et Poux, qui ont rendu leurs conclusions en 2012, est discréditée en quelques paragraphes par Rever. En effet, au terme d’une enquête menée au Rwanda, d’une expertise balistique confirmant celle précédemment effectuée en 2010, les deux juges sont arrivés à la conclusion que les tirs de missile fatals à l’avion présidentiel seraient en fait partis… du camp de Kanombe, camp militaire tenu par l’armée du gouvernement rwandais de l’époque.

3- Au-delà de cette présentation très partiale de l’état des connaissances sur l’origine de l’attentat du 6 avril 1994, cet événement revêt une valeur particulière dans le dispositif négationniste porté par Judi Rever…

4- Citation sur l’attentat : cette phrase montre bien que pour Rever, le génocide sort spontanément de l’assassinat du président Habyarimana. Il n’est que le produit d’une colère immaîtrisable.

5- Disparaissent dans cette vision la nature raciste du régime en place au Rwanda depuis l’indépendance, la planification méticuleuse du génocide, les commandes d’armes en amont, les pogromes répétés et couverts par les autorités officielles depuis le début des années 1990…

6- Pour Rever, l’attentat n’est pas un signal mais l’origine absolue du génocide. Déterminer l’auteur de l’attentat, c’est donc, selon elle, déterminer l’identité du responsable du génocide.

EN CONCLUSION, cette présentation malhonnête des faits sert un double propos : disculper les autorités officielles, responsables du génocide, et faire porter la responsabilité du génocide… sur les victimes elles-mêmes.
PARTIE II / NON DISCOURS DE LA MÉTHODE

Pour emporter l’adhésion de son lectorat, Judi Rever ne se limite pas à donner tort au réel. Ses théories sont portées par des biais de méthode qui révèlent la fragilité de ses raisonnements et le manque de cohérence général de son travail.

1- L’un de ces éléments est visible avec la citation suivante, située dans le Prologue, qui prétend installer l’autrice comme une fine connaisseuse des réalités rwandaises. [LECTURE]

2- Ces paragraphes placés en tête du livre ont donc pour vocation de fixer un cadre analytique à la lecture. Or, que lit-on :

a. Une prétendue expertise historique avec l’évocation de cette « monarchie absolue » instaurée par « les Tutsi ». On remarque ici que les 6 décennies de domination coloniale belge sur le Rwanda disparaissent opportunément.
Là où le colonisateur a figé les « identités » hutu/tutsi, a organisé la discrimination et maintenu en place un monarque comme paravent à sa domination, Judi Rever prend un raccourci pour faire des Tutsi en général des dominateurs historiques du Rwanda. Ceci s’accompagne d’un usage permanent de ces catégories « hutu »/ « tutsi » par Rever (le FPR, par exemple est une « armée tutsi »).

b. De même l’analogie Juifs-Shoah/Tutsi-génocide invoquée par l’autrice instille le doute dans la lecture de l’événement : cette analogie joue en défaveur des Tutsi rwandais, dont on sent, dans la dernière phrase, qu’ils pourraient être un peu responsables du processus d’extermination dont ils seront victimes entre avril et juillet 1994.

3- Dès le début du livre, donc, et sous couvert d’une pseudo-expertise, Judi Rever présente les victimes du génocide contre les Tutsi comme de « mauvaises victimes », contribuant à dédouaner les responsables historiques du crime.

4- En plus de cette présentation tendancieuse des réalités rwandaises, Judi Rever se réfugie derrière plusieurs témoignages convergents et assurément fiables, pour justifier sa théorie centrale : le fait que Paul Kagame aurait planifié et mis à exécution le processus génocidaire. La façon dont sont mobilisés ces témoignages pose néanmoins plusieurs problèmes :

a. 1er problème : la majorité d’entre eux sont anonymes… Rever le justifie en prétendant que leur vie serait en danger. La vérification de ces dires est donc rendue impossible, tout comme l’estimation exacte du nombre de ces témoins mystérieux. Il faut croire Judi Rever sur parole…

b. 2e problème : certains témoins dévoilent quand même leur identité. Or, ces dépositions ne font pas l’objet d’une réflexion méthodologique élémentaire. Les témoignages d’un avocat de la défense, d’un journaliste, d’un opposant politique en exil sont repris tels quels sans examen de leur contexte d’énonciation.

c. La méthode de Judi Rever en la matière est la suivante : du moment que le témoignage valide ses propres théories, alors ils sont fiables et crédibles. Dans le (rare) cas contraire, ils sont le signe d’une manipulation dirigée depuis le Rwanda.

5- Ce biais récurrent est illustré avec ce cas extrême puisque Judi Rever… cite Paul Kagame lui-même en suggérant qu’il s’accuse de ce dont elle-même l’accuse !

6- On voit aussi l’un des éléments mobilisés par Rever pour emporter l’adhésion du lectorat : la suggestion. Sa présentation de la citation de Kagame force délibérément le sens exact des propos tenus par le président du Rwanda en 2006.

7- On lit ici les propos d’un ancien chef de guerre, justifiant son combat et ne témoignant pas de tristesse lorsqu’il évoque son ennemi. Nulle part il n’est fait état d’un droit à l’assassinat. Mais Judi Rever compte sur une lecture rapide pour que son propre effort de suggestion supplée à la démonstration logique.

8- Les témoignages sont donc utilisés en circuit fermé : ils alimentent ce que Judi Rever veut voir.


PARTIE III – CONSPIRATION À LA PLACE D’HISTOIRE

Le dernier trait saillant du livre de Judi Rever parachève l’œuvre de manipulation des faits et de distorsion méthodique : derrière le réel se cache en fait la conspiration.

1- En effet, l’histoire et ses pesanteurs, ses approximations, disparaît devant la volonté d’un seul homme, Paul Kagame, et de son organisation, le FPR.

2- En lisant les 300 pages de L’Éloge du Sang, on cherche en vain ceux contre qui combat le FPR entre 1990 et 1994. Le gouvernement dictatorial de Juvénal Habyarimana, l’engagement massif de la machine d’État dans le génocide, les politiques anti-tutsi mises en place depuis 1959 par l’État, les pogroms… tout ceci disparaît.

3- Et, après avoir dépeint les Tutsi en « mauvaises victimes » dans son prologue, Judi Rever boucle le cercle de ses théories dans sa Conclusion avec le portrait suivant : [CITATION]



CONCLUSION : un régime politique qui :

- met fin au génocide contre les Tutsi, abolit la peine de mort.

- supprime les mentions ethniques sur les papiers d’identité (rendue obligatoire par le régime précédent).

- ordonne la libération massive de prisonniers condamnés pour participation au génocide pour réduire l’effectif de prisonniers détenus…

Cet État est décrit avec les mots du régime nazi, devenant ainsi le véritable coupable du génocide contre les Tutsi, mais aussi d’un supposé second génocide commis contre les Hutu.

CONCLUSION

1- Reprise : À l’issue de l’examen de ces quelques éléments généraux, si l’on reprend la formule de défense favorite de Judi Rever : « je ne nie pas le génocide contre les Tutsi, mais… », comment peut-on la compléter ?

2- Différentes conséquences : « je ne nie pas le génocide » mais

a. Les coupables sont en fait des victimes (la machine d’État, ses organes policiers et militaires, les milices, une partie importante de la population n’ont pas commis le génocide).

b. Le génocide n’est pas celui que l’on croit : les vrais responsables sont dans l’ombre, et il y aurait en fait eu un autre génocide (contre les Hutu)  ce qu’implique l’expression « génocide rwandais » reprise ad nauseam dans le livre, opportune, qui fait disparaître les victimes.

c. Les victimes (Tutsi), ne sont pas innocentes du crime par lequel elles ont été assassinées en masse entre avril et juillet 1994.

3- CONSÉQUENCE ULTIME : Bref, le génocide est rendu littéralement impensable dans sa spécificité, son organisation, son déroulement… Il devient une péripétie narrative à partir de laquelle on peut construire d’autres crimes de génocides commis par un « marionnettiste ». Le génocide est une abstraction confuse.

4- FIN : On retrouve aussi chez les promoteurs de Judi Rever ce mantra dénonçant le diagnostic de négationnisme, comme ici, dans un cet extrait d’un livre très récent où l’on peut lire…

Cet extrait est tiré du Dictionnaire amoureux de la géopolitique de Hubert Védrine, dont on comprend assez bien le bénéfice qu’il espère tirer d’un tel dévoiement de l’histoire du génocide contre les Tutsi, lui qui était alors directeur de cabinet de François Mitterrand…

Je vous remercie de votre attention.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024