Fiche du document numéro 35123

Num
35123
Date
Mardi 27 mai 2025
Amj
Auteur
Fichier
Taille
208187
Pages
5
Urlorg
Sur titre
Justice
Titre
France-Rwanda : 5 questions pour comprendre pourquoi Agathe Habyarimana pourrait ne jamais être jugée
Sous titre
Visée depuis quinze ans par une procédure judiciaire instruite en France pour « complicité de génocide », la veuve de l’ex-président du Rwanda n’a jamais été mise en examen dans ce dossier qui voit aujourd’hui s’opposer les juges d’instruction et le parquet.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Agathe Habyarimana arrive au palais de justice de Paris, en janvier 2012.
© Rémy de la Mauviniere / AP /SIPA

« Mon parquet, sur mes instructions, a demandé au juge d’instruction de poursuivre ce dossier et que de nouvelles investigations soient faites. » En visite officielle au Rwanda, en mars 2024, le procureur français Jean-François Ricard, alors chef du Parquet national antiterroriste (PNAT, également en charge des dossiers portant sur le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994), s’était voulu rassurant. Tout serait fait pour mener à son terme une information judiciaire emblématique, ouverte en 2008 à la suite d’une plainte déposée par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR).

Celle-ci vise Agathe Kanziga, la veuve de l’ex-président rwandais Juvénal Habyarimana, qui avait trouvé la mort dans un attentat contre son avion, à Kigali, dans la soirée du 6 avril 1994. Le lendemain, aux premières heures du jour, le génocide contre les Tutsi débutait. Et selon ses détracteurs, Agathe Habyarimana en aurait été une influente inspiratrice.

Au cours des derniers jours, un enchevêtrement d’actes judiciaires est pourtant venu contredire ce scénario. Les deux juges d’instruction cosaisies ont en effet annoncé aux parties, le 16 mai, qu’elles entendaient clore cette information judiciaire dans laquelle Agathe Habyarimana n’a jamais été mise en examen. De son côté, lors d’une audience tenue le 21 mai, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris qu’une précédente requête du parquet était devenue « sans objet » en raison de cette ordonnance de fin d’informer.

Sans préjuger de l’issue du recours interjeté par le parquet le 26 mai, la perspective d’un non-lieu au profit d’Agathe Habyarimana, aujourd’hui âgée de 82 ans, apparaît donc de plus en plus probable, malgré les soupçons anciens autour de son rôle parmi le cercle d’extrémistes hutu ayant orchestré l’extermination des Tutsi en 1994.

1) De quoi Agathe Habyarimana est-elle soupçonnée ?

« C’est un dossier qui fait partie des plus complexes, que nous avons toujours en ligne de mire », avait déclaré, en mars 2024, le procureur Jean-François Ricard au retour d’un déplacement au Rwanda. Le chef du PNAT disait alors « reprocher [à Agathe Habyarimana] les mots d’ordre qu’elle aurait pu donner, les incitations [à commettre le génocide] ». Dans sa plainte initiale, le CPCR l’accusait notamment d’avoir fourni « des fonds importants » à la Radio-télévision libre Mille Collines (RTLM), qui diffusait des messages de haine anti-Tutsi, et d’avoir pris part à l’élaboration, en février 1994, d’une liste de personnalités tutsi influentes et d’opposants hutu « à exécuter ». L’association l’accusait en outre d’avoir, après l’assassinat de son mari, « donné son assentiment aux actions de terreur engagées en particulier par la garde présidentielle » et « ordonné le massacre de sept employées » d’un orphelinat qu’elle avait fondé.

Apparentée à plusieurs extrémistes notoires du régime ou du clergé de l’époque, cette catholique fervente a-t-elle pour autant joué un rôle actif susceptible de recevoir la qualification de « complicité de génocide » ? Celui-ci est d’autant plus difficile à documenter que, dès le 9 avril, deux jours seulement après le début des massacres, Agathe Habyarimana et douze membres de sa famille ont été évacués du Rwanda par l’armée française.

Si des enquêtes journalistiques fouillées (dans la revue XXI, en 2010, ou dans La Croix, en 2024) lui attribuent une influence décisive au sein de l’akazu, ce cercle d’extrémistes hutu hauts placés, partisans de la « solution finale », rares sont les traces tangibles susceptibles de convaincre la justice française de la complicité qui lui est prêtée, d’autant que les investigations conduites par celle-ci ne remontent pas au-delà du 6 avril 1994 et n’incluent pas à ce jour l’incrimination d’« entente en vue de commettre le génocide » – autrement dit, une implication dans la préméditation du génocide.

Dans une ordonnance récente, les deux juges d’instruction vont jusqu’à écrire qu’Agathe Habyarimana « apparaît non comme autrice du génocide, mais bien comme victime de cet attentat terroriste [du 6 avril 1994] » et qu’« on ne peut établir la preuve d’un lien entre les premiers assassinats perpétrés par certains membres de la garde présidentielle ou de l’armée et un ordre qu’elle aurait donné ».

2) Quel est son statut en France depuis 1994 ?

Comme il semble loin le temps où Agathe Habyarimana, accueillie à Paris en avril 1994 en tant que veuve d’un chef d’État ami de la France, se faisait livrer des fleurs et recevait un chèque d’un montant de 200 000 francs de l’époque (30 500 euros), via le ministère de la Coopération, dans un contexte marqué par le soutien du président François Mitterrand au régime de son défunt mari et à celui de ses successeurs, sans considération pour leur rôle respectif dans l’organisation du génocide contre les Tutsi.

Après avoir ensuite séjourné un temps dans plusieurs pays africains, Agathe Habyarimana reviendra s’installer durablement dans l’Hexagone en 1998. Résidant depuis lors en région parisienne, elle tentera d’obtenir le statut de réfugiée. Mais en raison du rôle qui lui est prêté dans l’organisation du génocide, sa demande sera rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), décision confirmée par la suite par la Commission des recours des réfugiés (CRR) puis, in fine, par le Conseil d’État. Selon ce dernier, la CRR a, « tant sur le degré de planification préalable du génocide que sur le rôle de Mme Habyarimana, suffisamment motivé sa décision ».

Depuis ce rejet, Agathe Habyarimana vit dans un no man’s land administratif, ne disposant d’aucun titre de séjour en règle en France, où sa présence est tolérée, mais irrégulière.

3) Pourquoi est-elle poursuivie en France et non au Rwanda ou devant le TPIR ?

Agathe Habyarimana n’a jamais fait l’objet d’un mandat d’arrêt ni d’un acte d’accusation émanant du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), en charge de juger les principaux responsables du génocide. Elle a en revanche été visée par un mandat d’arrêt international émis par Kigali, mais, en vertu d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation française sur les dossiers liés au génocide contre les Tutsi, elle n’a jamais été extradée vers son pays natal pour y être jugée.

4) Pourquoi la justice française est-elle divisée à son sujet ?

Selon son avocat, Me Philippe Meilhac, « l’information judiciaire s’éternise artificiellement du fait des craintes que nourrit le parquet quant aux conséquences que pourrait avoir un non-lieu en sa faveur ». Une allusion aux implications diplomatiques de ce dossier, vu par Kigali comme emblématique et dont le classement pourrait aboutir à une détérioration des relations entre le Rwanda et la France, comme l’avait déjà causé, à la fin des années 2000, l’enquête du juge Jean-Louis Bruguière sur l’attentat du 6 avril 1994.

Rappelant que sa cliente n’a été entendue qu’à trois reprises dans ce dossier sur lequel une dizaine de magistrats se sont succédé au fil des ans, et mettant en avant son âge avancé ainsi que sa santé devenue fragile, l’avocat souligne l’absence d’éléments suffisamment probants pour qu’un procès puisse se tenir dans un délai raisonnable. Placée depuis 2016 sous le statut intermédiaire de témoin assisté, Agathe Habyarimana n’a jamais été mise en examen.

Comme ses confrères de la partie civile, Me Meilhac observe aujourd’hui l’antagonisme entre les juges d’instruction et le parquet, ce dernier étant partisan d’une poursuite de l’instruction visant à aboutir à la mise en examen d’Agathe Habyarimana puis à un renvoi devant une cour d’assises. Or les juges d’instruction préparent manifestement le terrain à un non-lieu à son bénéfice. Dans l’immédiat, une bataille juridique entre les parties, par recours interposés, laissera planer le doute encore pendant un certain temps sur l’avenir de la procédure.

Rejetant certaines réquisitions du PNAT, les juges chargées du dossier ont conclu, au cours des derniers jours, qu’il « n’existe pas, à ce stade, d’indices graves et concordants contre Agathe Kanziga qu’elle ait pu être complice d’actes de génocide » ni « participer à une entente en vue de commettre le génocide ». « Si la rumeur est tenace, elle ne peut faire office de preuve en l’absence d’éléments circonstanciés et concordants », poursuivent-elles. « Le non-lieu apparaît donc inéluctable et ce ne sera que justice », en conclut Me Meilhac.

5) Un procès est-il encore possible ?

« Oui. La chambre de l’instruction, saisie par le parquet, peut toujours ordonner de nouveaux actes. Et même dans l’hypothèse où le magistrat instructeur prendrait une ordonnance de non-lieu, nous, parties civiles, ainsi que le parquet, aurions toujours la possibilité d’interjeter appel », répond quant à elle Me Rachel Lindon, avocate de l’association de rescapés Ibuka France, partie civile.

Interrogé en 2024 par nos confrères de La Croix, le colonel de la gendarmerie Éric Émeraux, ancien chef de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH), une unité française spécialisée, s’était montré quant à lui plus nuancé sur ce dossier emblématique. « Quand vous devez traiter une trentaine de dossiers en même temps, vous devez privilégier ceux qui ont le plus de chances d’aboutir. Pour Agathe Habyarimana, nous nous sommes vite rendu compte qu’il serait difficile de trouver des documents prouvant son rôle dans la conception de la manœuvre pour l’élimination des Tutsi. Nous n’avons pas insisté », confiait-il.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024