Fiche du document numéro 35062

Num
35062
Date
Mai 2025
Amj
Auteur
Fichier
Taille
36321
Pages
4
Titre
La crise des Grands lacs : retour à la dure complexité d’une histoire [Lettre adressée à la direction de la revue Esprit]
Sous titre
Faisant suite à la publication dans notre numéro d’avril 2025 d’un article de Thierry Vircoulon éclairant la recrudescence de violences dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), l’historien Jean-Pierre Chrétien conteste une lecture qui lui semble faire l’impasse sur la persistance d’un racisme structurel dans cette région, que le régime de Kinshasa alimente à dessein.
Nom cité
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Lieu cité
Mot-clé
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M23
Type
Lettre
Langue
FR
Citation
J’ai trouvé dans le numéro d’avril d’Esprit un article de M. Thierry Vircoulon sur « La nouvelle crise des Grands lacs ». Il y reprend la thématique qu’il avait déjà développée en février sur le blog Afrikarabia, à savoir l’extractivisme minier comme moteur essentiel de cette crise.

Or l’auteur ne peut ignorer que deux tribunes ont été diffusées récemment, par Libération[1] puis par La Croix[2], pour réagir à l’organisation d’un concert de rappeurs congolais dont plusieurs ne cachent pas leur haine antitutsi. Ce concert était prévu initialement le 7 avril 2025, jour de la commémoration du génocide, avant que la préfecture de police ne les oblige à décaler cette manifestation « humanitaire ».

M. Vircoulon fait remonter la situation dite « grise » de l’Est congolais à l’année 1996. Et donc pas un mot sur le génocide de 1994. L’extermination systématique de familles entières pour le seul fait d’être nées tutsi, serait-ce un détail ? Il déplore l’échec du peace making dans cette région en oubliant le moment emblématique de l’abandon du Rwanda par la communauté internationale en avril 1994.

Pas un mot non plus sur les massacres de rwandophones du Congo : en 1993 et 1996, les Banyarwanda du Nord-Kivu (hutu et tutsi en 1993, tutsi du Masisi en 1996), et, depuis 1994, les « Banyamulenge » du Sud-Kivu. Dans le premier cas, il s’agit d’un amalgame des descendants du travail obligatoire sous la colonisation avec les gens de culture rwandaise qui n’avaient pas été plus intégrés au royaume du Rwanda que les Liégeois au royaume de France et qui se sont retrouvés « congolais » à la suite de la mainmise du roi des Belges Léopold II sur cet espace. Dans le second cas, il s’agit de descendants d’une très ancienne migration (XVIIIe siècle ?) de pasteurs rwandophones, qui ont cohabité avec les Babembe et parlent le kinyarwanda comme les Québécois parlent le français. Pas un mot non plus sur la préparation en 1995 d’une agression du Rwanda dans les camps de réfugiés rwandais, qui a conduit à l’offensive conjointe du Rwanda et de l’Ouganda et à la chute du régime Mobutu.

Que l’on me pardonne ces b.a.-ba de l’histoire de la région. Mais il faut savoir de quoi l’on parle. Je ne sais pas quels sont les travaux de M. Vircoulon sur ce terrain. En ce qui me concerne, je ne prétends pas avoir enquêté au Kivu, mais dans le cadre des recherches que j’ai menées depuis un demi-siècle au Burundi et sur cette région d’Afrique, j’en connais la bibliographie et j’ai eu des thésards burundais bien sûr, mais aussi rwandais et aussi de Bukavu et de Goma, qui m’ont fait bénéficier de leurs travaux.

M. Vircoulon résume les violences de masse subis par les rwandophones de l’Est du Congo par l’expression « mauvais traitements ». Bel euphémisme. Je le renvoie aux pages 316 à 328 de l’ouvrage que j’ai publié chez Belin en 2013 avec Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique. Un racisme structurel opposant « envahisseurs hamitiques » et « autochtones bantous » s’est emparé de cette région, inscrit dans la culture ethniciste d’origine coloniale qui plombe le milieu politique congolais depuis la mort de Lumumba. Celle-ci s’était exprimée, par exemple, par l’expulsion du Katanga par trains entiers, de milliers de Luba du Kasaï en 1992, en tant que « non-autochtones ». Le Congo doit regarder en face sa propre histoire.

Toujours est-il que la région du Kivu est ravagée depuis les années 1990 par des violences épouvantables (meurtres de masse, viols en série). C’est toute la population qui s’est trouvée livrée au bon plaisir de multiples milices, tolérées ou instrumentalisées par Kinshasa. La situation s’est aggravée de façon exponentielle depuis 1994 avec l’implantation de génocidaires rwandais qui se sont structurés dans les autoproclamées « Forces démocratiques de libération du Rwanda », FDLR. Celles-ci représentent effectivement un péril, vécu comme existentiel par le Rwanda et en particulier par les rescapés du génocide, en dépit de l’ironie de M. Vircoulon à ce sujet. De fait, aujourd’hui même, des réseaux sociaux de la région exhalent cette haine raciste de façon explicite et prédisent un prolongement du génocide.

Factuellement, des personnes travaillant à la Monusco m’ont signalé qu’en décembre 2024, l’échec des négociations avec Kigali est dû au refus entêté du président Tshisekedi de discuter avec les militaires du M23. Ils m’ont indiqué aussi que les militaires onusiens sont plus de 16 300, et non 10 000 comme l’écrit M. Vircoulon.

En dépit de ce contexte, M. Vircoulon considère ce conflit comme une affaire de « business », en fonction de la présence dans la région de la mine de coltan de Rubaya. Une thèse largement diffusée de façon panurgique dans les médias et les milieux politiques européens. Le Rwanda en serait le prédateur coupable. Un calcul simplement économique au cœur de la crise ?
Cette fois encore, on ne peut éviter de considérer la situation globale de la RDC dans sa gestion des ressources minières, y compris au Katanga (ou Shaba) qui est le trésor minier de la RDC. Les principaux bénéficiaires de ces ressources sont des compagnies internationales. « Le gouvernement congolais a bien saisi cette dimension du conflit en proposant un deal ‘‘ressources minières contre soutien sécuritaire’’ à Washington ». Certes, mais ce n'est pas nouveau. « L’extractivisme violent dans l’Est congolais bénéficie à une très large gamme d’acteurs (locaux, nationaux, régionaux et étrangers), appelés localement les ‘‘millionnaires du chaos’’ ». En fait, essentiellement à une mafia congolaise liée au pouvoir et non à la population de ce pays, qui croupit depuis des décennies dans une misère désespérante.

Un problème géo-économique structurel est incontournable : l’impossibilité technique d’exporter les ressources de l’Est du pays par la côte occidentale, vu l’absence, 60 ans après la décolonisation, d’un réseau moderne de transports, qu’ils soient ferroviaires, routiers ou fluviaux. On peut même se demander s’il n’y a pas eu une régression par rapport à l’époque coloniale. On en revient toujours à l’impéritie et à la corruption du milieu dirigeant. Félix Tshisekedi a trouvé, dans la dénonciation des Tutsi, le bouc émissaire idéal pour faire oublier la corruption régnant au sommet de son État.

Dès lors, comment s’étonner que les exportations se fassent vers l’Est, par l’Ouganda ou le Rwanda, jouant le rôle de comptoirs d’exportation, rébellion ou pas. Mais, même si cela semble pénible à reconnaître pour beaucoup d’observateurs, si le Rwanda profite vraiment de ce coltan, les chiffres cités par M. Vircoulon montrent que c'est pour le développement du pays, pas pour l'enrichissement personnel des dirigeants rwandais. Si le but était d'enrichir une poignée de Rwandais, dont Paul Kagame, ils ne rentreraient pas dans la comptabilité du pays. En fait, tout se passe comme si les pays occidentaux (et aussi la Russie et la Chine), préféraient en Afrique les pouvoirs autoritaires et corrompus, qui s’enrichissent aux dépens de leurs population tout en tendant la main, plutôt qu’un pays où l’autorité de l’État s’est investie, depuis les lendemains du génocide, à redresser le pays et à en promouvoir le développement économique, social, environnemental, culturel et moral. Manifestement, cela semble gênant.

[1] « Crise en république démocratique du Congo : il faut regarder la situation en face », Libération, 26 février 2025

[2] « Le Concert pour le Congo prévu à Bercy bafoue la mémoire du génocide des Tutsi », La Croix, 27 mars 2025
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