Citation
L’étude a porté sur 229 dessins publiés dans cinq journaux français entre 1994 et 2024.
© Sergueï, Plantu, Faujour, Willem, Ghertman
Tous les dessinateurs ont été contactés (directement ou via leurs journaux) pour obtenir leur autorisation afin de reproduire leurs travaux. Plantu, Willem, Kerleroux et Wozniak ont répondu positivement. Nous n’avons pas eu de réponse des autres malgré nos relances.
En avril 2024 étaient célébrées les 30e commémorations du génocide des Tutsi·es du Rwanda. Entre avril et juillet 1994, entre 800 000 et 1 million de personnes ont été exterminées parce que « Tutsi·es » ou parce qu’elles s’opposaient aux massacres et aux extrémistes au pouvoir. La question de la médiatisation du génocide reste, parmi d’autres, l’objet de réflexions. De nombreux travaux universitaires et journalistiques ont déjà pointé du doigt la couverture, souvent confuse et partielle, par les médias occidentaux des massacres qui se déroulaient dans le pays des Mille Collines.
Les dessinateurs de presse aussi ont largement représenté les évènements de 1994. Certains de ces dessins se sont retrouvés au cœur de controverses, même des années après le génocide. Le 12 avril 2019, l’un d’eux, publié dans le quotidien français Le Monde sous le crayon de Sergueï, a suscité de nombreuses protestations. Le dessinateur se voyait reprocher d’avoir mis sur un même pied d’égalité des bourreaux et des victimes et de leur avoir donné une apparence de « sauvages ». Le Monde a retiré le dessin le jour même et reconnu qu’il « relativis[ait] en effet la spécificité et l’ampleur du drame vécu » et a présenté ses excuses « aux lecteurs qui en ont été heurtés, en particulier au sein de la communauté rwandaise ».
Quelques années plus tôt, en mars 2016, la une de l’hebdomadaire français Charlie Hebdo publiée au lendemain des attentats de Bruxelles avait également défrayé la chronique. Le dessinateur Riss y avait caricaturé le chanteur Stromae, demandant « Papa où t’es ? », en référence à son tube Papaoutai. Sur fond de drapeau belge, des morceaux de corps déchiquetés qui pouvaient représenter les trente-deux victimes de l’attentat lui répondaient « ici », « là », « et là aussi ». Ce dessin a été interprété comme faisant allusion à la mort du père de l’artiste, assassiné lors du génocide des Tutsi·es. La famille du chanteur n’a pas tardé à réagir. Mais le journal n’a jamais répondu à la polémique. Ces exemples interrogent le regard que portent les médias, et en l’occurrence les dessinateurs de presse, sur les sociétés africaines et sur leurs crises.
Des représentations marquées par l’histoire coloniale
Peut-on et faut-il rire de tout ? Quels doivent être la place et le rôle des dessins de presse dans une démocratie ? Les attentats contre Charlie Hebdo, en janvier 2015, ont provoqué un débat virulent sur ces questions. Plutôt que de répondre à ces interrogations, souvent plus politiques que philosophiques, les sciences sociales permettent d’appréhender les dessins de presse comme des productions médiatiques. Cette approche offre la possibilité d’analyser les représentations mentales et les imaginaires collectifs de nos sociétés.
La sociologie des médias, plus particulièrement, a depuis longtemps démontré que les productions médiatiques doivent être analysées de manière critique. Celles-ci ne sont pas neutres. Elles sont en partie contraintes par des logiques internes et résultent de choix éditoriaux qui participent à la création d’une réalité alternative. Celle-ci peut alors renforcer les représentations dominantes du monde social, et notamment des sociétés africaines et des corps noirs dans le cas des dessins de presse sur le génocide des Tutsi·es. À partir de l’analyse de 229 dessins de presse publiés entre 1994 et 2024 dans cinq journaux nationaux français – Le Monde, Libération, Charlie Hebdo, Le Canard enchaîné et L’Express –, il est possible d’interroger les tendances et l’évolution du regard porté sur le génocide par les dessinateurs et, d’une certaine manière, par les champs journalistiques et médiatiques.
Cette analyse permet de montrer les biais du traitement médiatique du continent africain, dont les représentations restent marquées par l’histoire coloniale française. Encore trop souvent, lorsque des crises éclatent sur le continent, les sociétés africaines sont renvoyées à la passivité ou bien à la violence chaotique et inhérente à de prétendues divisions ethniques. Christian Coulon1 explique que l’ethnicité, largement mobilisée dans le traitement médiatique de l’Afrique, relève d’une construction historique et coloniale. Sa prédominance dans la lecture des dynamiques sociales africaines essentialise les individus, et les dessins de presse n’échappent pas à la règle.
Une information « malade »
Cette représentation coloniale fixe l’Africain comme un Autre, sauvage, primitif et à l’état d’enfance. Ces représentations font apparaître une société dépolitisée et figée. Les dimensions sociale, politique et idéologique du génocide sont occultées, et la confusion sur les massacres qui se sont déroulés en 1994 demeure. Fait remarquable, les dessins de presse ne représentent presque pas les planificateurs du génocide. Les autorités politiques rwandaises et le Hutu Power (frange la plus extrémiste du régime) ne sont mentionnés que dans 3 des 229 dessins étudiés. C’est dans cette confusion que prospèrent les thèses négationnistes et révisionnistes qui se sont développées et qui se maintiennent jusqu’à aujourd’hui.
Très récemment, le 11 décembre 2024, l’auteur Charles Onana et son éditeur ont été déclarés coupables de contestation de génocide par le tribunal judiciaire de Paris (ils ont fait appel). Une première en France. L’historien Jean-Pierre Chrétien a depuis longtemps attiré l’attention sur le rôle des médias dans la construction et le maintien de ces thèses à travers de la diffusion d’une information « malade »2 dont les symptômes reflètent les préjugés et les approximations sur le déroulement du génocide.
Les dessins sur le génocide présentés dans cet article ne constituent pas la totalité du corpus analysé. La majorité des dessins publiés en 1994 le sont à partir de la mi-juin et correspondent à la mise en place de l’opération militaro-humanitaire française Turquoise, le 22 juin 1994 (jusqu’au 21 août 1994). Celle-ci est par ailleurs représentée dans un quart des dessins étudiés. La médiatisation du génocide est donc surtout celle des interventions internationales et de la crise humanitaire à partir de l’été 1994, notamment dans les camps de réfugiés en RD Congo.
Urgence, préjugés et idées reçues
S’ils représentent très peu le gouvernement génocidaire rwandais, les dessinateurs ne manquent pas de dénoncer d’autres coupables. De nombreux dessins attaquent et ridiculisent l’ONU (voir Plantu ci-dessous, le 18 juin 1994), pour son retard à intervenir au Rwanda et sa passivité face au génocide. De nombreux autres dénoncent le rôle de la France et de ses dirigeants politiques d’alors. S’il s’agit de cibles tout à fait légitimes, cette tendance révèle surtout l’incapacité des dessinateurs à saisir la complexité de la société rwandaise et du génocide. Aussi, les dessinateurs ont des obsessions dans le paysage politique français et, alors qu’ils ne connaissent presque rien du Rwanda, il est plus évident pour eux de saisir l’actualité par un angle national.
Plantu, 18 juin 1994, Le Monde, et Luz, 6 juillet 1994, Charlie Hebdo.
© Le Monde / Charlie Hebdo
Le cadrage humanitaire des événements apparaît dans la majorité des caricatures. Elles mettent en avant les réfugiés et leurs camps de fortune où se propagent des maladies et regrettent que la communauté internationale ne soit pas intervenue plus vite et plus efficacement. Or la tendance à percevoir et à représenter les crises africaines principalement sous un angle humanitaire, comme c’est le cas depuis la guerre au Biafra, contribue à porter un regard paternaliste sur le continent. Ce cadrage, qui fait plus appel à l’émotion qu’à la compréhension, occulte encore une fois les dimensions politique et idéologique des crises.
La persistance de ces représentations dans les dessins de presse n’est pas forcément un acte délibéré de la part des dessinateurs. Bien qu’ils se revendiquent comme libres de dessiner ce qu’ils souhaitent, eux aussi sont régis par des logiques et des contraintes inhérentes à leur profession et à leur place dans les champs médiatique et journalistique. Sur la base d’entretiens avec quelques-uns d’entre eux, il est possible d’identifier certaines contraintes qui ont pu limiter leur capacité à rendre compte de ce qu’il s’est passé en 1994. Ils doivent souvent travailler dans l’urgence, ce qui augmente le risque de préjugés et d’idées reçues. Aussi, ils disent avoir eu un accès limité à l’information sur les massacres. Ils ne connaissent pas eux-mêmes le Rwanda, et la présence limitée de reporters ou de journalistes spécialistes du pays entrave, voire oriente leur compréhension des évènements. Trente ans plus tard, certains d’entre eux confient avoir toujours une certaine méconnaissance de ces évènements.
Ghertman, 3 août 1994, et Wozniak, 22 juin 1994, Le Canard enchaîné.
© Le Canard enchaîné
Première interrogation : la représentation du corps des Rwandais·es. Ils et elles sont souvent représenté·es nu·es. Leurs corps sont très maigres, enfantins et avec les os apparents. Les personnages africain·es de Plantu, dont les dessins ont été publiés en une du Monde, sont parmi les plus représentatifs de cette tendance. Cette apparence des corps renvoie à la typification coloniale de « l’Africain », maintenu dans une forme de primitivisme et de sous-développement, de sauvagerie, et à l’état d’enfance. Paru le 22 juin 1994 dans Le Canard enchaîné (ci-dessus), un dessin de Wozniak va même jusqu’à associer des personnages rwandais·es à des animaux. La mise en scène, où deux personnages sont disposé·es à côté d’animaux dans un muséum, suggère leur animalité, et donc leur sauvagerie.
En dehors de ces représentations paternalistes et racistes des corps africains, c’est l’obscénité et l’outrance qui posent parfois question, en particulier dans les dessins publiés dans Charlie Hebdo. D’une part, la violence et la mort sont montrées sans filtre, et des éléments scatologiques ou sexuels s’accumulent. Cette représentation de la violence, bien qu’elle fasse écho à une certaine réalité de l’atrocité du génocide, pose aussi la question du regard occidental : une telle représentation de la mort a-t-elle aussi lieu pour des conflits sur d’autres continents ?
« Homme-chose » et traite des esclaves
D’autre part, certains dessins outrageux renvoient à la traite des esclaves africains. Dans Charlie Hebdo, le dessin de Luz du 6 juillet 1994, dans lequel les Tutsi·es sont assimilé·es à des marchandises dont « le cours s’effondre », par exemple, rappelle ce qu’Achille Mbembe désigne comme « l’homme-chose » : « le Nègre, celui-là (ou encore cela) que l’on voit quand on ne voit rien, quand on ne comprend rien et, surtout, quand on ne veut rien comprendre3. »
Le regard ethniciste porté sur le génocide est une autre particularité des dessins étudiés. Il se caractérise par la réduction des Rwandais·es à leur seule identité ethno-raciale. Il s’agit là d’un héritage colonial reprenant cette vision stéréotypée de l’Afrique et de son « naturel-ethnique »4. Concrètement, de nombreux dessins reprennent la représentation ethno-raciale de la société rwandaise construite sous la colonisation belge et reprise par les gouvernements hutus successifs. Cette représentation est celle qui oppose les « courts Hutu·es », agriculteurs et bantous, aux « longs Tutsi·es », assimilé à des pasteurs hamites.
Kerleroux, 9 avril 2014 et 1er juin 1994, Le Canard enchâiné.
© Le Canard enchaîné
Kerleroux, dessinateur au Canard enchaîné, mobilise particulièrement cette représentation dans ses dessins. Le 8 avril 1994 et le 9 avril 2014 (ci-dessus, à gauche), il représente des soldats français évoquant la distinction qu’il faudrait savoir faire entre « un grand Hutu et un petit Tutsi ». Dans un autre dessin du 1er juin 1994 (ci-dessus, à droite), il dessine cette fois un Tutsi « essayant de se faire passer pour un Hutu ». Le personnage a le bas des jambes coupées qu’il tient dans ses mains et qu’il fait passer pour ses bras. Cette lecture ethniciste se retrouve aussi dans un dessin de Delambre (ci-dessous) paru le 29 juin 1994 dans Le Canard enchaîné, où il représente le ministre français François Léotard suggérant la construction d’un mur afin de séparer Hutu·es et Tutsi·es (ce qu’avait concrètement proposé l’ancien secrétaire général de l’Élysée Hubert Védrine, dans une tribune publiée par Le Point en 1996).
Delambre, 29 juin 1994, Le Canard enchaîné, et Lefred-Thouron, 24 août 1994, Charlie Hebdo.
© Le Canard enchaîné/Charlie Hebdo
Si ce dessin a bien pour but de caricaturer le ministre, il propose tout de même une lecture de la société rwandaise où Hutu·es et Tutsi·es seraient intrinsèquement opposé·es et belliqueux·ses. Laissant paraître cette division ethno-raciale comme la seule variable pertinente d’analyse de la société rwandaise, ces croquis rendent possible une représentation confuse des massacres qui relèveraient essentiellement d’une violence traditionnelle et intrinsèque à la société rwandaise. Ils se font alors le relais de l’idéologie génocidaire fondée sur cette division ethno-raciale et présentent une société où la conscience politique n’existerait pas en dehors de la seule question ethnique.
« Un génocide à la machette »
Parmi les représentations et les explications simplificatrices et coloniales du génocide des Tutsi·es, il y a celle de la « fureur populaire ». Le génocide y est alors réduit à des massacres spontanés et sauvages entre deux tribus rivales. Dans les dessins, cette représentation se retrouve en particulier autour de la figure iconique de la machette. Si, en 1994, les armes à feu apparaissent également, dans les dessins du corpus publiés après 1994 la machette devient l’unique arme représentée. Elle devient le symbole même du génocide.
Kerleroux, 18 mai 1994, et Wozniak, 1er avril 1998, Le Canard enchaîné.
© Le Canard enchaîné
La victime est d’ailleurs généralement amputée d’un ou de plusieurs de ses membres afin de marquer l’usage de la machette dans les massacres. Chez Wozniak, la machette – en l’occurrence la hache mais dont l’usage est similaire à la machette – est utilisée comme symbole du génocide, comme le montre son dessin publié le 1er avril 1998 (ci-dessus). Alors que sont commémorés cette année-là les quatre ans du génocide, le dessinateur représente un jeune Rwandais avec quatre haches qui se superposent et sont plantées dans son crâne.
Le récit d’« un génocide à la machette » fait bien écho à une certaine réalité : selon les différentes enquêtes, entre 38 et 53 % des victimes auraient été tuées à la machette, 17 % à l’aide de massues et 15 % à l’aide d’armes à feu5. Mais la politiste Claudine Vidal6 explique que, « pour un public occidental, la machette, objet exotique, suggère la sauvagerie : un massacre à la machette n’est pas “civilisé” et confirme l’indéracinable vision du tribalisme qui tient lieu d’explication générale des guerres africaines ». La machette est d’ailleurs associée dans les dessins à une arme primitive et traditionnelle. L’usage de la machette ou d’autres armes tranchantes serait en fait culturel et propre à l’Afrique. C’est aussi ce qui est ressorti lors d’un entretien, en avril 2024, avec l’un des dessinateurs du Canard pour qui les Africains « coupent énormément. C’est culturel quoi ».
Cabu, 25 mai 1994, et Willem, 10 août 1994, Charlie Hebdo.
© Charlie Hebdo
La thèse du double génocide est également très présente dans les dessins de presse étudiés. Ce scénario révisionniste se met en place dès le mois de mai 1994 et persiste jusqu’à aujourd’hui. Les croquis en question représentent les massacres par la mise en scène de combats en miroir entre des belligérant·es mis·es à égalité. Ils nient le caractère spécifique du génocide, à savoir l’extermination systématique et planifiée des Tutsi·es pour ce qu’ils sont censé·es être. Ces dessins de combats en miroir se caractérisent aussi par l’absence de signes distinctifs attribués aux personnages. Si les massacres sont largement représentés, les dessins ne disent pas ou peu qui massacre et qui est massacré.
Une lecture essentialiste
La lecture proposée ici est celle d’une guerre à armes égales où Hutu·es et Tutsi·es se seraient mutuellement massacré·es. Un dessin de Plantu publié fin août 1994 met en scène le départ des troupes françaises du Rwanda alors que l’opération Turquoise prend fin. En montant les marches de l’avion, un soldat français se retourne vers un soldat dont la casquette indique qu’il est du FPR et lui lance : « Et on est bien d’accord : plus de génocide ! »
Plantu, 21-22 août 1994, et Sergueï, 12 avril 2019, Le Monde.
© Le Monde
Ce dessin laisse penser que le Front patriotique rwandais, qui a mis fin au génocide des Tutsi·es en juillet 1994, aurait lui-même été l’auteur d’un génocide. Mais surtout, il montre là encore une lecture essentialiste de la société rwandaise, où les massacres trouveraient leur origine dans des velléités intrinsèques à la société rwandaise et non dans les conséquences d’une politique et d’une idéologie racistes portées par les extrémistes Hutu·es.
Ces dessins montrent que la compréhension et la perception de l’Afrique comme cet espace Autre, issues de la période coloniale, traversent toujours nos imaginaires. Même s’ils se veulent subversifs, même lorsqu’ils disent vouloir attaquer les plus forts plutôt que les plus faibles, les dessinateurs peuvent véhiculer des représentations essentialisantes, simplificatrices et qui dépolitisent. Et contribuent ainsi à façonner l’altérité du continent africain et de ses sociétés.
Marius Viaud
Marius Viaud est étudiant en master de Science politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
[Notes :]
1. Christophe Coulon, « Les dynamiques de l’ethnicité en Afrique noire »,
Sociologie des nationalismes ,Presses universitaires de France, Pierre Birnbaum Éditions, 1998.
2. Voir notamment Jean-Pierre Chrétien, « Dix ans après le génocide des Tutsis au Rwanda : Un malaise français ? », Le Temps des médias, 5, pp. 59-75, 2005.
3. Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, La Découverte, 2e édition, 2015.
4. Cette notion est utilisée notamment par Christophe Coulon, « Les dynamiques de l’ethnicité en Afriquenoire », Sociologie des nationalismes, Presses universitaires de France, Pierre Birnbaum Éditions, 1998.
5. Florent Piton, Le Génocide des Tutsi du Rwanda, La Découverte, 2018.
6. Claudine Vidal, « Un “génocide à la machette” », Crises extrêmes (pp. 21-35), La Découverte, 2006.