Fiche du document numéro 34763

Num
34763
Date
Vendredi 3 janvier 2025
Amj
Auteur
Fichier
Taille
2957026
Pages
5
Urlorg
Titre
L’assassinat de Melchior Ndadaye, un « cold case » encore vivace au Burundi
Sous titre
Le 21 octobre 1993, le président du Burundi, élu démocratiquement trois mois auparavant, est assassiné par la garde présidentielle. Cet évènement est raconté dans un livre par le dernier officier à lui avoir parlé avant ses bourreaux, le général Joseph Rugigana. Il brise un tabou vieux de plus de trois décennies et qui a eu des répercussions dans toute la région.
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Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Statue de Melchior Ndadaye à Bujumbura.
© Maxence Peniguet/RNW

Général de Brigade Joseph Rugigana, Ma vérité sur l’assassinat de Ndadaye, préface d’Ahmedou Ould Abdallah, ancien représentant de l’ONU au Burundi, éditions Iwacu, 2024, 152 pages.

L’assassinat du président du Burundi Melchior Ndadaye, le 21 octobre 1993, répond parfaitement à la définition du « cold case » : une affaire classée depuis trois décennies, mais jamais oubliée et dont les répercussions se font encore sentir dans une région des Grands Lacs toujours instable.

Lorsqu’en novembre, à l’Université libre de Bruxelles, le général Joseph Rugigana décide de livrer sa vérité sur cette affaire, l’auditoire, composé en grande majorité de compatriotes burundais, a écouté en silence. Parmi ces derniers, certains ont été consternés, d’autres bouleversés. L’officier burundais, dont le témoignage vient d’être publié aux éditions Iwacu, était un simple lieutenant de 31 ans à l’époque. Mais il a été le dernier homme à s’entretenir avec Melchior Ndadaye, avant que le chef de l’État soit emmené par des militaires de la garde présidentielle et mis à mort.

Cet ancien réfugié politique, qui a acquis la nationalité belge, a choisi de convoquer ses souvenirs parce que le Burundi n’est toujours pas en paix avec lui-même. Les conséquences de l’assassinat du président Ndadaye, un Hutu démocratiquement élu seulement trois mois avant son exécution, hantent toujours la région.

Détenteur d’un diplôme en sciences économiques obtenu au Rwanda, où il avait vécu comme réfugié, Melchior Ndadaye avait été présenté par son parti, le Front pour la démocratie au Burundi (Frodebu), comme candidat à l’élection présidentielle organisée en juillet 1993 à la fin du mandat du président tutsi Pierre Buyoya. Ce dernier avait succédé à un autre militaire tutsi, Jean-Baptiste Bagaza. La victoire électorale du candidat de l’opposition avait surpris tout le monde : Pierre Buyoya, un homme fort apprécié sur le plan international, notamment en France, n’avait jamais envisagé la défaite.

Tensions latentes chez les militaires



À l’époque, Melchior Ndadaye avait confié dans une interview accordée au quotidien belge Le Soir (réalisée à l’occasion du Sommet de la francophonie à l’île Maurice) qu’il avait été surpris par l’ampleur de sa victoire. Il redoutait la réaction, sinon la jalousie, de ses puissants voisins, Mobutu Sese Seko au Zaïre et Juvénal Habyarimana au Rwanda. Il se disait à la fois heureux et embarrassé par les félicitations que lui avait décernées François Mitterrand. Le président français avait salué une victoire de la démocratie au Burundi.

De fait, depuis les massacres de 1972 (1), qui avaient décapité la jeune élite hutue et chassé des centaines de milliers de réfugiés vers les pays voisins (dont le Rwanda et surtout la Tanzanie, où ils allaient se réorganiser sur le plan militaire), c’était la première fois qu’un Hutu revenait au pouvoir à l’issue d’élections libres. Jusque-là, la communauté internationale s’était tacitement accommodée d’un équilibre régional de façade : un Rwanda dirigé par un pouvoir « hutu » (Juvénal Habyarimana) et un Burundi confié à des militaires « tutsis » (des officiers supérieurs tous issus d’une même colline, dans la province de Bururi).

Bien qu’issu d’une autre province, le Bujumbura rural, à trente kilomètres de la capitale, Joseph Rugigana sort de l’Institut supérieur des cadres militaires bardé de diplômes. Nommé commandant d’escadron, il est choisi pour rejoindre l’USI, l’unité chargée de la protection des institutions. Il bénéficie d’une présomption de loyauté à l’égard du président Ndadaye puisqu’il n’appartient pas au « premier cercle » des régimes qui s’étaient succédé, à savoir des militaires tutsis tous originaires de la même colline. Dès son arrivée, en août 1993, au camp Muha, qui abrite la garde présidentielle, Rugigana perçoit d’ailleurs une tension latente, les soldats tutsis se méfiant du nouveau président hutu.

Exécuté avec six autres ministres



Dans la soirée du 20 octobre 1993, même si des rumeurs de coup d’État agitent Bujumbura, le lieutenant Rugigana obéit à l’ordre qui lui demande de se diriger vers le palais présidentiel à bord d’un véhicule blindé. Suivi et pris pour cible par des mutins, il découvre que le palais présidentiel est en flammes. Vers le matin, à sa grande surprise, il voit émerger des décombres le chef de l’État lui-même. Melchior Ndadaye lui demande alors de l’emmener dans son blindé et de le déposer en lieu sûr. Mais où ? La frontière rwandaise est trop loin, et les ambassades sont fermées. Ndadaye et l’officier décident de regagner le camp Muha, puisqu’il abrite la garde présidentielle, censée protéger le chef de l’État.

Arrivés sur place, les deux hommes découvrent le chef d’état-major en compagnie d’autres officiers. La surprise est totale : les supérieurs de Rugigana croyaient que le chef de l’État avait été tué dans son palais. Ils qualifient de traître le malheureux officier qui a récupéré le président et qui vient de le remettre, sans le savoir, entre les mains de ses futurs bourreaux, alors qu’il croyait l’avoir mis en lieu sûr.

Sous les yeux de Rugigana, les officiers mutins s’emparent du président et le brutalisent. On apprendra plus tard que Melchior Ndadaye a été exécuté dans la matinée et que six de ses ministres ont été également tués.

Les conséquences de ces assassinats sont immédiates : à travers tout le pays, et surtout dans le Nord, des Hutus révoltés prennent les armes et massacrent des Tutsis. Craignant ensuite la répression militaire, des milliers de Hutus fuient en direction du Rwanda. Entassés dans des camps au sud de la ville de Butare, ils y cultivent la haine et la soif de vengeance.

« Le pays a brûlé »



Dans la soirée du 6 avril 1994, l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, est abattu au dessus de la capitale Kigali. Il rentrait de Tanzanie, où il venait de signer des accords de paix avec les rebelles à majorité tutsie du Front patriotique rwandais. Dans l’appareil se trouvait également le successeur de Ndadaye, Cyprien Ntaryamira, qui revenait lui aussi de Tanzanie et avait été invité à bord à la dernière minute. Cet attentat sert de prétexte pour déclencher le plan génocidaire contre les Tutsis du Rwanda. Les réfugiés burundais prêtent main forte aux Interahamwe. Ces miliciens sont galvanisés par la propagande de la Radio-Télévision des Mille Collines, qui évoque souvent la tragédie du Burundi : les meurtres des présidents hutus seraient la preuve d’un complot ourdi par les Tutsis contre les Hutus...

Le représentant spécial de l’ONU à Bujumbura, Mohamed Ould Abdallah, qui prend la parole à la radio dans la nuit pour tenter de calmer les esprits, réussit à empêcher qu’une nouvelle vague de massacres ne déferle également sur le Burundi.

Après ces évènements, le Frodebu se trouve privé de son aile démocratique. En 2000, sous l’égide de Nelson Mandela, des accords sont conclus à Arusha, et les réfugiés hutus qui se trouvaient en Tanzanie rentrent au pays. Le CNDD, un parti né dans les camps de réfugiés hutus de Tanzanie et qui a mené une lutte de guérilla jusqu’aux abords de la capitale, remporte les élections en 2005.

En 2020, Pierre Buyoya, qui avait repris le pouvoir par la force en 1996, jusqu’en 2003, a finalement été condamné par contumace à Bujumbura pour sa participation à l’assassinat de Melchior Ndadaye, ce qu’il a toujours nié. Il est emporté par le Covid-19 la même année.

Un tabou et des conséquences à long terme



« Le pays a brûlé », déclare aujourd’hui Antoine Kaburahe, le journaliste qui a édité les confessions du général Rugigana, « rien n’est oublié, et les comptes ne sont pas soldés. Le pays vit toujours dans la culture du silence, la violence rôde encore, incarnée par les Imbonerakure, les milices armées du parti au pouvoir qui font la loi sur les collines. »

Au Burundi, encore plus qu’ailleurs, l’armée est demeurée une « grande muette ». Le livre de Joseph Rugigana brise un pacte tacite, celui du silence. L’accueil passionné réservé à son témoignage est la preuve que rien n’est oublié. Face à ses compatriotes, parmi lesquels d’anciens collègues officiers, le général Rugigana a été pris à partie par les uns et les autres avec une violence demeurée intacte : si les circonstances de l’assassinat de Ndadaye et les objectifs de cet acte (redonner le pouvoir aux militaires Tutsis du Bururi) sont connus, aucun Burundais n’avait encore osé le suggérer explicitement.

Les conséquences de cette période sont encore palpables. Après trois décennies, une guerre ravage toujours les rives des Grands Lacs : à la suite d’un accord conclu entre le président congolais, Félix Tshisekedi, et l’actuel président du Burundi, Évariste Ndayishimye, l’armée burundaise installée sur les rives du lac Kivu prête main forte aux troupes de la République démocratique du Congo pour empêcher le mouvement rebelle M23, principalement composé de Tutsis congolais et soutenu par le Rwanda, de descendre vers le Sud- Kivu...

Colette Braeckman

Reporter au service International du quotidien belge le « Soir », Colette Braeckman est spécialiste de l’Afrique centrale et des Grands lacs, en particulier du Rwanda, du Burundi et de la RD Congo. Elle a écrit dix-sept ouvrages, dont Mes carnets noirs, paru en 2023 aux Éditions Weyrich.

[Note :]

(1) Le 28 avril 1972, des massacres de Tutsis commis par des extrémistes hutus déclenchent le massacre systématique de toutes les élites hutues, les cadres civils et militaires, les enseignants et aussi leurs élèves. Les tueries qui décapiteront une génération de Hutus feront entre 100 000 et 300 000 morts.
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