Citation
Gaël Faye, à Paris, le 19 février 2020, un mois avant la sortie de l’adaptation cinématographique de son roman « Petit Pays ». © Vincent Fournier/JA
« Que faire quand il n’y a ni paroles ni écrits ? » Cette phrase, tirée de Jacaranda (Grasset), le nouveau roman de Gaël Faye – qui a obtenu le prix Renaudot 2024 –, est prononcée par Milan, le narrateur. Pas vraiment un clone de son auteur, mais assurément un alter ego de fiction qui cristallise les particularismes de ces jeunes Rwandais issus, comme lui, d’un métissage en déséquilibre.
Milan a grandi en France, à l’ombre du silence, maintenu dans l’ignorance d’une histoire traumatique qui lui explose au visage en 1994, sur l’écran de la télévision familiale, quand l’opération Turquoise aboutit à surmédiatiser le génocide perpétré depuis près de trois mois contre les Tutsi du Rwanda. Son père est français, et sa mère, Venancia, est une Tutsi rwandaise contrainte à l’exil qui s’est avérée incapable de diffuser le moindre rai de lumière pour dissiper l’obscurité inquiétante enveloppant le trio familial, alors que Milan entre dans l’adolescence. « Le passé de ma mère était une porte close », résume cet enfant unique qui se désole d’avoir été sevré de toute référence à ses propres racines rwandaises. Privé de la mémoire des siens, les vivants comme les morts.
Avec Jacaranda, roman à la trame partiellement autobiographique, Gaël Faye relate le tourment identitaire que provoque chez un jeune Francilien qui lui ressemble une part rwandaise impénétrable. Là où Petit Pays croquait l’enfance insouciante d’un jeune métis et de sa sœur cadette à Bujumbura, avant de se clore sur le basculement induit par la guerre civile qui a éclaté au Burundi en octobre 1993, Jacaranda évoque l’après-génocide au Rwanda et les séjours successifs qu’y effectue Milan à partir de 1998, accompagnant d’abord sa mère, qui n’y a elle-même plus remis les pieds depuis vingt-cinq ans. Là, il découvre un pays où le traumatisme et la résilience sont contraints de cohabiter. Entre les deux romans, l’apocalypse a tout emporté.
« Elle m’a nommée Stella, l’enfant de l’après fin du monde, la lueur dans sa nuit, la promesse d’un soleil nouveau. » Extrait de « Jacaranda »
Au cœur du récit, la mystérieuse Stella, venue au monde quatre ans après le génocide et qui a noué une relation quasi filiale avec le jacaranda planté dans le jardin. Dernier maillon d’une fresque familiale qui s’étale sur cinq générations, elle est la fille, née d’une union tardive, de tante Eusébie, qui a perdu ses quatre enfants pendant le génocide mais dont la capacité de résilience exemplaire la conduira à gravir, un à un, les échelons de la survie jusqu’à intégrer le gouvernement. « Elle m’a nommée Stella, l’enfant de l’après-fin du monde, la lueur dans sa nuit, la promesse d’un soleil nouveau », confiera la jeune fille au narrateur.
Deux figures tutélaires
Enfant solaire, promise à de brillantes études, Stella incarnera au fil des pages la jeunesse rwandaise conquérante des années 2020. Elle a toutefois grandi à l’ombre de deux figures tutélaires dont les racines respectives puisent dans l’histoire de ses ancêtres et dans la terre de Kiyovu, le quartier de Kigali où elle vit : son arrière-grand-mère, Rosalie, femme plus que centenaire ayant servi jadis à la cour du Mwami Musinga, dépositaire des us et coutumes du Rwanda précolonial ; et l’arbre aux fleurs d’un mauve flamboyant qui s’élève dans le jardin d’Eusébie. Son confident, son refuge, son lien avec les aïeux… son jacaranda.
« On ne vient pas en vacances sur une terre de souffrances. Ce pays est empoisonné. On vit avec les tueurs autour de nous et ça nous rend fous. » Extrait de « Jacaranda »
D’autres personnages rencontrés par Milan permettent à Gaël Faye de bâtir un pont littéraire entre le Rwanda post-1994, enseveli sous les décombres d’un drame indicible, et la « start-up nation » rutilante des années 2020, où 70 % des habitants sont nés après le génocide. Comme Claude, un jeune rescapé du même âge que Milan, au crâne à jamais déformé par un coup de machette, qui demandera justice devant les juridictions traditionnelles gacaca. Dans un moment d’agacement, celui-ci lâche au jeune métis aux allures de missionnaire, qui fait irruption sur une terre étrangère avec en main l’Évangile de sa curiosité : « Tu viens ici en touriste et tu repartiras en pensant avoir passé de bonnes vacances. Mais on ne vient pas en vacances sur une terre de souffrances. Ce pays est empoisonné. On vit avec les tueurs autour de nous et ça nous rend fous. Tu comprends ? Fous ! »
Une République d’enfants sauvages
Sartre, dont le pseudonyme, hérité du philosophe français, fait écho à celui de Milan, donné par son père en hommage à Milan Kundera, règne, lui, sur le « Palais » : une cour des Miracles composée de mayibobo, des enfants des rues ressortis orphelins du génocide. Collectionneur compulsif de livres, CD et autres DVD à la provenance incertaine, Sartre, ce Peter Pan à la tête d’une « République d’enfants sauvages », révélera sur le tard une part d’ombre. Quant à Alfred, un soldat de l’ancienne rébellion du Front patriotique rwandais (FPR) dont les frères sont tombés successivement au champ d’honneur, il porte l’héritage d’un pays qui n’a dû son salut qu’à la bravoure solitaire des Inkotanyi. « Les civils ne savent pas que la paix n’est qu’une guerre suspendue », professe ce personnage qui servira ensuite dans les forces armées du nouveau Rwanda et combattra en République démocratique du Congo.
De leur côté, les personnages féminins incarnent pour la plupart cette lignée familiale qui a traversé, au fil des décennies, les épreuves infligées au « pays du lait et du miel » par la folie des hommes et l’idéologie racialiste importée par la colonisation. Ces femmes puissantes et érudites, comme Rosalie, Mamie ou tante Eusébie, parfois hantées par le passé, comme Venancia ou la jeune Stella, contrastent avec l’indolence du narrateur, torturé par son métissage bancal et qui semble abandonner peu à peu ses projets d’avenir, comme plongé dans la torpeur par ce pays qui l’aimante autant que lui peine à se l’approprier.
Beaucoup plus long que Petit Pays et éparpillé dans la durée, Jacaranda se lit plus difficilement que les frasques d’enfance de Gaby et de sa joyeuse bande de copains dans leur impasse de Bujumbura. Succession de tableaux issus des allers-retours du narrateur entre la France et le Rwanda sur une période de près de trente ans, alignant une galerie de personnages secondaires vus exclusivement à travers les yeux du narrateur, devenu documentariste face à un Rwanda en reconstruction, il pèche sans doute par l’absence d’une véritable intrigue et d’un cadre chronologique plus resserré. Malgré cela, ce roman, manifestement promis à un bel avenir, a le mérite d’offrir à la lecture du plus grand nombre le périple existentiel du jeune Milan dans un pays à la fois complexe, martyr et digne, qui écrit son histoire tourmentée à l’encre indélébile.
« Moi, j’aimerais vivre léger de temps en temps. Arrêter de me dire que je suis destinée à n’être que la cheville ouvrière du miracle économique rwandais. » Extrait de « Jacaranda »
Avec Jacaranda, Gaël Faye donne aussi à voir cette jeunesse rwandaise entreprenante et diplômée qui estime parfois qu’on la prive du droit à l’insouciance et au plaisir. « Moi, j’aimerais vivre léger de temps en temps. Arrêter de me dire que je suis destinée à n’être que la cheville ouvrière du miracle économique rwandais », lance Stacie, une amie de Stella.
Mais, chaque 7 avril, le pays tout entier est rattrapé par le spectre d’un passé commun lors de la cérémonie officielle commémorant le génocide contre les Tutsi, quand résonnent çà et là les cris d’épouvante de spectateurs pris de transe hallucinatoire. À l’instar de la crise post-traumatique, racontée dès les premières pages du roman, qui cloue temporairement sur un lit d’hôpital la jeune Stella et se cristallise sur des « hommes aux machettes […], sales, luisants de sueur, satisfaits d’eux », et sur l’arbre qu’elle avait chéri depuis l’enfance. Ce jacaranda flamboyant, aux fleurs d’un mauve intense qui est aussi, au Rwanda, la couleur du deuil.
"Jaracanda" fait partie des quatre finalistes du prix Goncourt 2024.
© Editions Grasset