Fiche du document numéro 34606

Num
34606
Date
Jeudi 24 octobre 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
247109
Pages
2
Urlorg
Sur titre
Justice
Titre
Génocide des Tutsis : la raison d’État va-t-elle l’emporter devant le tribunal administratif ?
Sous titre
La juridiction dira le 14 novembre si elle est compétente pour juger de la responsabilité de l’État français dans le génocide des Tutsis, qui a fait près d’un million de morts il y a trente ans au Rwanda.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le temps d’une courte audience, le tribunal administratif de Paris a été, jeudi 24 octobre, l’arène feutrée d’un débat autour d’une question fondamentale sur la séparation des pouvoirs entre justice et politique, avec, au centre de la discussion, le crime des crimes : un génocide.

Saisie par des citoyen·nes rwandais·es et des ONG, la juridiction parisienne, qui juge des conflits avec l’administration, est appelée à se prononcer sur les responsabilités de l’État français dans le génocide des Tutsi·es du Rwanda, qui a fait près de un million de morts il y a trente ans, entre avril et juillet 1994.

Se rangeant aux arguments du ministère des armées, qui n’a pas daigné envoyer de représentant·e ni d’avocat·e à l’audience, le rapporteur public Gaël Raimbault – il s’agit d’un magistrat chargé d’éclairer les juges dans leur réflexion – a conclu que le tribunal n’était pas compétent pour trancher.

Illustration 1Agrandir l’image : Illustration 1

Un soldat français participant à l’opération Turquoise, le 12 juillet 1994, alors que des réfugiés se dirigent vers le camp de réfugiés de Kivumu, dans l’ouest du Rwanda. © Photo Pascal Guyot / AFP

Plus précisément, il a estimé que les fautes alléguées à l’État français avant, pendant et après le génocide des Tutsi·es se sont inscrites « directement dans le cadre des relations internationales de la France » et qu’une très vieille jurisprudence du droit administratif devait dès lors profiter aux autorités, au détriment des plaignant·es.

Cette jurisprudence du Conseil d’État (de 1822 puis 1875) porte sur les « actes de gouvernement », qui, parce que relevant exclusivement d’une décision politique, ne peuvent être contrôlés par la justice administrative et sont donc non condamnables. En d’autres termes, c’est en droit administratif une version de la raison d’État et de l’impunité qui la sous-tend, ce qui peut paraître contradictoire avec le concept de séparation des pouvoirs et le contrôle qu’il suppose.

Le tribunal n’aurait donc même pas à soupeser la réalité des compromissions imputées à la France dans le génocide, les « actes de gouvernement » lui offrant une échappatoire pour ne pas regarder plus avant le fond du dossier. « Est-ce que la complicité de génocide peut être considérée comme un acte de gouvernement ? », a demandé à la barre du tribunal l’avocat des plaignant·es, Serge Lewisch. Avant d’invoquer les « conséquences monstrueuses » d’un tel raisonnement si le tribunal venait à confirmer cette lecture (juridique) des événements.

Son jugement sera rendu le 14 novembre.

Une question existentielle pour le droit administratif

Il n’est pas exagéré de dire que cette procédure, pilotée depuis le début par le juriste Philippe Raphaël pour le compte des plaignant·es, a une portée historique. D’abord vis-à-vis de la reconnaissance par un tribunal de la responsabilité de la France dans le dernier génocide du XXe siècle. Mais aussi pour la justice administrative elle-même, qui est confrontée à une question quasi existentielle : chargée de vérifier la régularité de l’action des administrations, peut-elle fermer les yeux par principe sur les fautes de l’État dans un génocide, qui est un crime imprescriptible en droit pénal ?

« L’immunité juridictionnelle des actes de gouvernement ne peut être que relative, résiduelle et conditionnelle à l’absence de violation exorbitante des piliers et principes fondamentaux du droit. Par principe, c’est au juge de l’apprécier, absolument pas à l’exécutif. C’est au juge de définir les bornes », a plaidé Me Lewisch.

Après les innombrables travaux de journalistes, de chercheuses et chercheurs, de militantes et militants associatifs et de juristes, un rapport officiel d’historiens, commandé par le président de la République Emmanuel Macron, avait conclu, en 2021, aux « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide des Tutsi·es.

Dans leur requête devant le tribunal administratif, les plaignant·es avaient pointé de nombreux faits démontrant les « égarements » de la France au Rwanda : les alertes de génocide ignorées, la formation du gouvernement génocidaire en partie dans les locaux de l’ambassade de France, l’évacuation de certains responsables de la frange la plus fanatique du régime, puis l’exfiltration par la France de génocidaires en dépit de demandes d’arrestation, des livraisons d’armes malgré un embargo… et enfin l’affaire de Bisesero, ou comment l’armée française, alors déployée au Rwanda avec l’opération Turquoise, a été alertée fin juin 1994 de massacres en cours sur les collines de Bisesero mais a mis trois jours à intervenir, laissant mille personnes se faire tuer entre-temps.

« L’État français pouvait éviter ce génocide en le faisant avorter dans l’œuf. Non seulement il n’a rien fait mais il a poursuivi son soutien politique, diplomatique, militaire – opérationnel et en armement – à un régime génocidaire », a plaidé Me Lewisch à l’audience, laissant le tribunal face à l’histoire mais aussi face à lui-même.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024