Fiche du document numéro 34560

Num
34560
Date
Mercredi 2 octobre 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
5862289
Pages
13
Urlorg
Titre
Rwanda : l’arme de paix de la masculinité positive
Sous titre
Après le génocide de 1994, le Rwanda était composé à 70 % de femmes devenues cheffes de famille. Une situation démographique inédite qui a mené ce pays naguère patriarcal sur la piste de l’égalité entre les sexes. Aujourd’hui, l’État promeut même la masculinité positive.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Jean-Dedieu Manihiro et Claudine Uwiragiye se partagent les tâches domestiques. (Photos: Isabelle Grégoire pour L’actualité)

« C’est quoi, la potion que tu donnes à ton homme ? Je veux la même pour
le mien ! » Cette question, Claudine Uwiragiye, 27 ans, agricultrice du
district de Musanze, dans les contreforts du parc national des Volcans,
dans le nord du Rwanda, se l’est fait poser cent fois. Les voisines et
amies de cette femme gracile dans son pagne rouge et jaune étaient
convaincues qu’elle avait ensorcelé son mari, tant celui-ci avait
changé. Auparavant dominateur, violent et plus assidu au « cabaret »
(bar local) qu’à son foyer, Jean-Dedieu Manihiro, 30 ans et lui aussi
agriculteur, est devenu en quelques mois un conjoint et un père
attentionné. Aussi actif dans l’éducation de leurs deux enfants que
dans les tâches ménagères.

« Je peux tout faire, sauf allaiter ! » rigole-t-il en tendant les bras
à sa cadette qui nous rejoint dans leur modeste maison en pisé, sise
sur l’une des « mille collines » qui ont valu son surnom au Rwanda. En
larmes, la bambine de deux ans vient de trébucher dans la cour entourée
de plantations de courges, haricots et bananiers. Un câlin, quelques
mots doux en kinyarwanda (langue principale du pays) et la petite a
déjà oublié son bobo. « Ce n’est plus le même homme », dit Claudine,
assise à ses côtés sur l’un des bancs de bois qui meublent la pièce au
sol de terre battue et aux murs ornés des photos délavées de leur
mariage, en 2017.

« Au début, quand les gars du village me voyaient éplucher des patates
ou bercer mon bébé, ils riaient de moi », raconte Jean-Dedieu, polo
rayé et pantalon noir dans des bottes de caoutchouc vertes. « Pour eux,
je n’étais plus un homme. » Mais peu à peu, ils se sont rendu compte
que ce changement avait du bon. Non seulement la famille ne vivait plus
dans les coups et les cris, mais elle avait réussi à améliorer ses
revenus. « Je ne dépense plus tout l’argent de la récolte en alcool et
on gère notre budget à deux. »

Pour convaincre les plus récalcitrants, ses animateurs masculins,
les animateurs masculins visitent les foyers en conflit. Les
« modèles » comme Jean-Dedieu sont invités à les soutenir en
devenant des « agents de changement » dans leur village.

Aussi spectaculaire soit-elle, la métamorphose de Jean-Dedieu ne doit
rien à la magie. Plutôt que de lui faire boire un élixir, Claudine l’a
persuadé de s’inscrire avec elle au programme Bandebereho (« modèle »,
en kinyarwanda), un « parcours de transformation » de 17 séances
hebdomadaires de trois heures chacune, offert aux jeunes parents par le
Centre de ressources pour les hommes du Rwanda (RWAMREC). « Sinon,
j’aurais fini par le dénoncer à la police. »

Cette ONG, dont le siège se trouve à Kigali, travaille à l’éradication
des violences faites aux femmes en faisant la promotion d’une
« masculinité positive ». Pour convaincre les plus récalcitrants, ses
animateurs masculins — issus des communautés visées — visitent à
plusieurs reprises les foyers en conflit, dont la liste leur est
fournie par les autorités locales. Les « modèles » comme Jean-Dedieu
sont invités à les soutenir en devenant des « agents de changement »
dans leur village.

Jean-Dedieu Manihiro chez lui. (Photo : Isabelle Grégoire pour L’actualité)

Jean-Dedieu Manihiro  lors d’une séance de formation du programme Bandebereho. (Photo : Isabelle Grégoire pour L’actualité)


Selon le rapport 2020 de l’Institut national de la statistique, 46 %
des Rwandaises mariées ont subi des violences conjugales et 60 %
estiment que c’est acceptable. La culture du silence demeure de mise en
la matière, même si le nombre de cas signalés et examinés a plus que
doublé en cinq ans, pour dépasser les 14 500 dossiers en 2021-2022.

« Impossible de modifier les normes sociales et d’atteindre l’égalité
des genres si les hommes ne sont pas impliqués », dit Fidèle
Rutayisire, 48 ans, directeur général du RWAMREC, qu’il a fondé en
2006. Cet avocat de formation, féministe convaincu, a lui-même grandi
dans un foyer violent. « C’est plus facile pour les hommes d’être
changés par leurs pairs que par des femmes », affirme-t-il. Objectif :
en finir avec les mythes liés à la virilité — par exemple que seules
les femmes peuvent s’occuper des enfants, ou qu’il est acceptable de
battre son épouse si elle brûle le repas. Mais aussi permettre aux
femmes de s’émanciper avec un emploi rémunéré.

Quelque 50 000 hommes sont touchés chaque année par le Centre de
ressources par l’entremise de ses différents programmes (dont
Bandebereho), déployés un peu partout dans ce pays de 14 millions
d’habitants. « Une goutte d’eau par rapport aux besoins, mais un
travail essentiel : trop de foyers sont encore minés par la violence »,
observe Fidèle Rutayisire, visage rond et regard doux derrière des
lunettes. Une violence notamment héritée du génocide qui a déchiré le
Rwanda en 1994. En 100 jours, un million de Tutsis ont été exterminés,
le plus souvent à la machette, par la majorité hutue. De 250 000 à
500 000 femmes ont été violées, dont un grand nombre se sont retrouvées
enceintes (de 10 000 à 25 000 « enfants de la haine » seraient nés de
ces viols). Même si 65 % de la population a aujourd’hui moins de 30 ans
et n’a pas vécu ces horreurs, les traumatismes demeurent, tant chez les
enfants des génocidaires que chez ceux des rescapés.

À la fin du génocide, le Rwanda était composé à 70 % de femmes devenues
cheffes de famille (veuves, épouses de génocidaires en prison ou en
exil, orphelines). Celles-ci ont donc joué un rôle majeur dans la
réconciliation et la reconstruction du pays. La Constitution
interdisant toute forme de discrimination, il n’y a plus de privilèges
liés aux ethnies (Tutsis, Hutus, Twas), aux religions (chrétiens,
musulmans) ou aux régions… tout le monde est rwandais. En 30 ans,
d’immenses progrès ont été accomplis (éducation, santé, sécurité,
propreté…). Et ce petit pays verdoyant de la région des Grands Lacs,
enclavé entre la République démocratique du Congo (RDC), la Tanzanie,
l’Ouganda et le Burundi, est le seul au monde à avoir une majorité de
femmes au Parlement (61 % des députés).

« Dans notre société postconflit, la seule option était de rassembler
les citoyens sur un pied d’égalité », dit Liberata Gahongayire,
présidente de Pro-Femmes / Twese Hamwe (« tous ensemble », en
kinyarwanda), un collectif impliqué dans le processus dès 1994
(mobilisation des femmes, révision des lois). Mais il a fallu mettre
les bouchées doubles. « En plus des divisions ethniques qui avaient
déchiré les familles et la société, la tradition patriarcale reléguait
les femmes au second plan », poursuit cette historienne, chercheuse au
Centre de gestion des conflits de l’Université du Rwanda et à
l’Université libre de Bruxelles. « Beaucoup étaient illettrées et
n’avaient jamais travaillé ailleurs que dans les champs. » Au fil des
ans, des lois garantissant leurs droits ont été adoptées — accès à
l’éducation, congé de maternité, avortement (limité aux cas critiques),
criminalisation de la violence conjugale, droit à la contraception (à
partir de 18 ans), à l’héritage…

Aux côtés de la pionnière RWAMREC, de nombreuses organisations misent
sur la masculinité positive. Comme le collectif Pro-Femmes, qui
l’inclut dans ses « parcours de transformation visant l’égalité
hommes-femmes » destinés aux femmes et aux couples. « La masculinité
positive a une double finalité : réduire les violences basées sur le
genre et améliorer la situation socioéconomique des familles, et donc
de la nation », dit Liberata Gahongayire.

Autre actrice majeure : l’ONG d’origine britannique Aegis Trust,
conceptrice et gestionnaire (au nom du gouvernement rwandais) du
Mémorial du génocide, perché sur une colline de la capitale, où
reposent les restes de 250 000 victimes du génocide contre les Tutsis.
Aegis Trust offre des programmes d’éducation à la paix visant un public
varié (décideurs politiques, enseignants, jeunes…) qu’elle sensibilise
notamment à la masculinité positive.

« Encore loin d’être acquise, l’égalité des genres est un obstacle à
notre travail en faveur d’une paix durable dans notre pays », dit la
responsable de la planification, du suivi et de l’évaluation, Diane
Gasana, rencontrée au Mémorial, où l’ONG a ses bureaux.

« Encore loin d’être acquise, l’égalité des genres est un obstacle à
notre travail en faveur d’une paix durable dans notre pays », dit la
responsable de la planification, du suivi et de l’évaluation, Diane
Gasana, rencontrée au Mémorial, où l’ONG a ses bureaux. « Nos
formations ouvrent le dialogue en milieu scolaire, au travail et dans
la sphère religieuse, et montrent l’apport indispensable des hommes
dans la promotion de l’égalité des genres. »

L’État rwandais favorise et accompagne le mouvement. L’implication des
hommes dans cette promotion de l’égalité est d’ailleurs l’une des
priorités de la nouvelle politique du genre, lancée en 2021 par le
ministère du Genre et de la Promotion de la famille. Le ministère de la
Santé s’est quant à lui engagé dans le déploiement à plus grande
échelle du programme Bandebereho, soutenu notamment par le Centre de
recherches pour le développement international (CRDI), à Ottawa.

Le concept de la masculinité positive se propage aussi ailleurs en
Afrique. Après la RDC et le Sénégal, l’Afrique du Sud a accueilli en
2023 la troisième Conférence des hommes de l’Union africaine (UA) sur
la masculinité positive pour éliminer la violence à l’égard des femmes
et des filles. L’UA encourage les sociétés civiles, les chefs religieux
et les acteurs économiques à collaborer. Un travail de longue haleine,
car partout les résistances sont grandes : les hommes redoutent d’être
ridiculisés et de perdre leur pouvoir.

Considéré comme un modèle de développement africain, le Rwanda est
dirigé depuis 2000 par le président Paul Kagame, 66 ans, réélu le
15 juillet pour un quatrième mandat. Ancien commandant dans le Front
patriotique rwandais, qui a stoppé le génocide en 1994, il est salué
pour avoir réconcilié et modernisé le pays. L’agriculture (café, thé,
sorgho…) représente toujours 25 % du PIB et 56 % des emplois. Le « pays
des mille collines » affiche cependant une croissance économique
annuelle de l’ordre de 7 % à 8 %, notamment grâce au tourisme
d’affaires et haut de gamme. Aussi propre que sécuritaire, la capitale,
Kigali, 1,7 million d’habitants, s’est dotée de grands hôtels et d’un
palais des congrès iconique, inspiré d’un ancien palais royal. Les
auberges de luxe se sont multipliées aux abords des parcs nationaux
comme celui des Volcans — où le permis pour une brève visite aux
gorilles des montagnes est facturé 1 500 dollars américains.


Peu de gens critiquent ouvertement Paul Kagame au Rwanda, mais ses
détracteurs lui reprochent son autoritarisme — surveillance
généralisée, liberté de la presse inexistante, musellement d’opposants…
Il vient d’ailleurs d’être reporté au pouvoir avec 99,15 % des voix.
Les Rwandais sont aussi soumis à de strictes règles de vie visant à
renforcer l’unité nationale. Par exemple, tous les élèves du secteur
public, garçons et filles, doivent avoir la tête rasée pour des raisons
d’hygiène et d’égalité. Et tous les derniers samedis du mois, les
citoyens sont tenus de participer à l’umuganda (travaux
communautaires), sous peine d’amende.

N’empêche que les inégalités subsistent. Deuxième pays d’Afrique pour
la densité de la population (après l’île Maurice), le Rwanda se situe
au 161e rang (sur 193) au classement de l’indice de développement
humain de l’ONU, qui mesure la santé, l’éducation et le niveau de vie
pour déterminer le degré de « développement ». Et en dépit de la
majorité de femmes au Parlement, le patriarcat demeure vivace. Les
garçons grandissent toujours dans l’idée qu’ils sont supérieurs aux
filles et les violences sexistes perdurent.

En plus des jeux de rôle et des devoirs à la maison, les
participants aux séances Bandebereho doivent contribuer à des
discussions de groupe. Et réfléchir à leur comportement. « Les
hommes apprennent à parler de leur intimité et à se livrer sur leurs
émotions », dit Emmanuel Karamage

« La femme est le cœur du foyer, l’homme est le maître de la famille »,
selon un dicton rwandais. Les rôles de chacun sont toujours bien
ancrés, surtout en milieu rural, où vit 83 % de la population. Soumises
et effacées, les abagore (femmes) travaillent aux champs avec leur bébé
attaché sur le dos, marchent des kilomètres pour puiser de l’eau et
accomplissent l’essentiel des tâches non rémunérées. Les abagabo
(hommes) sont les pourvoyeurs, ils prennent toutes les décisions pour
la famille, estiment que la sexualité leur est due et jouissent de leur
temps libre à leur guise.

Ces différences sautent aux yeux durant les ateliers du programme
Bandebereho. Le jour de ma visite, une trentaine d’hommes et de femmes
sont assis en cercle dans une salle du centre de santé de Gitare, dans
la province du Nord. La plupart sont venus à pied par une piste de
latérite rouge avec, en arrière-plan, les sommets bleutés des volcans
marquant la frontière avec l’Ouganda. Après les danses, chants et
slogans motivateurs qui précèdent chaque séance, cinq hommes
volontaires se retirent pendant que l’animatrice installe le matériel
d’un jeu de rôle sur les tâches domestiques : poupée en tissu, bassine
de lessive, balai, chaudron et bidon d’eau.

De retour dans la salle, chacun doit mimer une tâche — bercer le bébé,
balayer la cour, préparer le souper… — avant de quitter la scène en
abandonnant sa responsabilité aux hommes qui restent. Au final, un seul
se retrouve à tout faire, ne sachant plus où donner de la tête. « Et il
n’a même pas de vaisselle à laver ! » s’écrie une participante,
soulevant l’hilarité générale. « C’était super-stressant ! reconnaît le
volontaire, visiblement déboussolé. Je me suis rendu compte d’un coup
de tout ce que mon épouse fait à la maison : elle ne se repose
jamais ! »

Des hommes participent à un jeu de rôle du programme Bandebereho au cours duquel ils doivent accomplir diverses tâches ménagères, sous le regard parfois amusé des épouses. (Photo : Isabelle Grégoire pour L’actualité)


En plus des jeux de rôle et des devoirs à la maison, les participants
aux séances Bandebereho doivent contribuer à des discussions de groupe.
Et réfléchir à leur comportement, souvent identique à celui de leur
père. « Les hommes apprennent à parler de leur intimité et à se livrer
sur leurs émotions, ce qu’ils n’ont pas l’habitude de faire », dit
Emmanuel Karamage, un solide quinquagénaire, coordonnateur de
l’initiative pour le district de Musanze. « Ensuite, ils communiquent
mieux avec leur conjointe à la maison. »

Lors d’une séance à laquelle je participais, ce responsable local a
lancé un débat sur le consentement sexuel. « Avant RWAMREC, ça
n’existait pas, le consentement : mon mari rentrait soûl du cabaret et
se jetait sur moi sans même me dire bonsoir, raconte une trentenaire,
mère de quatre enfants. Si je ne me laissais pas faire, il me
frappait. » Murmures gênés des hommes dans l’assistance : eux aussi
agissaient ainsi, mais jurent avoir changé. « On a même introduit des
préliminaires ! » lance l’un d’eux, sourire fendu jusqu’aux oreilles.

Les exercices pratiques s’avèrent aussi révolutionnaires. Comme le
portage dorsal d’un poupon, une technique ancestrale transmise de mère
en fille. « Nos pères ne faisaient jamais ça et personne ne nous a
appris comment s’y prendre », dit Jean-Baptiste Singiranumwe, un
éleveur de 31 ans. Papa de deux enfants, il a terminé son parcours de
transformation en 2022. Il m’accueille au domicile familial de
Kamugeni, dans le Nord — une maison ocre, flanquée d’un poulailler et
tapissée d’inscriptions pieuses. Jean-Baptiste ne se fait pas prier
pour me montrer comment il installe sa petite dernière, ravie, sur son
dos à l’aide d’un pagne, sous le regard attendri de son épouse,
Claudine Nyiramunezero. Le geste sûr, maintes fois répété avec la
poupée utilisée pendant les cours, il rayonne de fierté. « Je me sens
super-connecté à mon enfant. »

Fait plutôt inusité au Rwanda, un homme — Jean-Baptiste Singiranumwe — installe sa fille sur son dos pour la transporter. Son épouse, Claudine Nyiramunezero, observe la manœuvre. (Photo : Isabelle Grégoire pour L’actualité)


Ex-alcoolique brutal, Jean-Baptiste a pourtant fait vivre un enfer à sa
femme, qui me confiera plus tard avoir songé à le quitter et même à le
tuer. Il a fini par écoper de deux ans de prison, après de violentes
bagarres dans le village. À sa sortie, l’animateur local du RWAMREC, un
voisin qui le connaissait bien, est venu lui parler de Bandebereho.
Comme dans le cas de Jean-Dedieu et des dizaines d’hommes initiés à la
masculinité positive que j’ai rencontrés durant ce reportage, sa
transformation a été radicale. C’est en tout cas ce qu’ils affirment,
avec l’approbation de leurs conjointes, y compris lorsque je m’adresse
à elles seule à seule.

Vu de l’extérieur, cela peut sembler inconcevable. Comment des hommes
aussi machistes peuvent-ils changer du tout au tout en si peu de
temps ? Selon Fidèle Rutayisire, fondateur du RWAMREC, divers facteurs
entrent en jeu, dont le style de formation (participatif), la proximité
des intervenants et le soutien inconditionnel des leaders locaux.

Une élue municipale et un policier étaient d’ailleurs présents à un
atelier BAHO (Building and Strengthening Healthy Households — créer et
renforcer des ménages sains), autre programme du RWAMREC, auquel j’ai
assisté à Gatsibo, dans la province de l’Est. Tous deux ont pris la
parole pour encourager les participants. « RWAMREC nous aide à
stabiliser la sécurité de la région, a déclaré le policier, droit dans
ses bottes noires. La paix dans les foyers est le premier pilier du
développement de notre pays. »

Grâce aux ateliers BAHO, Théoneste Nyakabaji est passé de père absent pour ses premiers enfants à père engagé auprès de ses deux petites
<br/>   jumelles. On le voit ici avec sa femme, Claudine Umugwaneza (à gauche),
<br/>   et quatre de leurs enfants. (Photo : Isabelle Grégoire pour
<br/>   L’actualité)


Tout cela n’empêche pas les rechutes. « Ce n’est pas toujours facile
d’arrêter la violence : certains participants disent avoir changé, mais
intérieurement, ce n’est pas vrai », constate Jean Baptiste Nsengimana,
coordonnateur de terrain de RWAMREC dans le Nord. « Quand ils revoient
leurs amis, ceux-ci peuvent les inciter à reprendre leurs anciennes
habitudes. » La communication non verbale de certains participants
durant les séances — bras croisés et mine renfrognée — laisse en effet
entendre qu’ils manquent de conviction et sont venus un peu à reculons.
« Mais ils sont minoritaires », assure le responsable local.

Pour mieux comprendre l’effet réel des programmes de masculinité
positive en Afrique, une vaste étude a été réalisée par le Centre
international de recherche sur les femmes (ICRW, pour International
Center for Research on Women), établi à Washington, avec l’appui
financier du CRDI, à Ottawa. Publiée en 2023, cette étude (« Promouvoir
une masculinité positive pour la santé qui favorise la santé sexuelle
et reproductive, les droits sexuels et l’égalité des sexes ») couvrait
trois pays (RDC, Rwanda et Nigeria) et comparait les attitudes et
perceptions des hommes ayant participé ou non à ces programmes
(1 500 interviewés).



Première constatation : être sensibilisé à la masculinité positive
n’entraîne pas forcément un changement de comportement positif.
« Beaucoup d’ONG offrant ces programmes manquent de personnel
suffisamment compétent en la matière et de moyens financiers pour
assurer l’évaluation et le suivi nécessaires », observe Chimaraoke
Izugbara, directeur de la santé globale, de la jeunesse et du
développement à l’ICRW. Les programmes examinés étaient de qualité
inégale, tant par la durée (d’une simple présentation d’une heure à une
formation plus élaborée) que par le contenu. « Ils se concentrent sur
l’harmonie dans les couples, mais n’incitent pas toujours les hommes à
une autoréflexion critique sur les normes de genre », poursuit le
chercheur d’origine nigériane, joint à son bureau à Washington. « De
plus, ils sont souvent mis en place sans tenir compte du contexte
socioéconomique et culturel du pays. »

Collaboratrice à cette étude au Rwanda, la chercheuse Ilaria Buscaglia
a notamment interrogé des participants au programme Bandebereho, qui
fait plutôt bonne figure. « Les hommes qui suivent ce parcours évoluent
grandement, ils ne justifient aucune forme de violence sexiste, boivent
moins et participent davantage aux tâches domestiques », observe cette
anthropologue italienne, installée depuis 2013 au Rwanda, où elle a
travaillé pour diverses ONG, dont le Centre de ressources pour les
hommes. « Mais il faut faire plus pour changer les normes de genre :
pour l’instant, les hommes “aident” leurs femmes et se réjouissent de
l’amélioration des revenus du ménage, mais ils s’estiment toujours les
chefs de famille. »

L’étude du Centre international de recherche sur les femmes de
Washington souligne aussi que certains thèmes associés à la masculinité
positive ont du mal à percer, y compris chez les répondants ayant suivi
ces programmes. Par exemple, la majorité d’entre eux n’ont jamais fait
de test de dépistage du VIH/sida. Même rejet concernant la diversité
sexuelle. « L’homophobie est toujours très présente et aucun de ces
programmes n’en parle », constate Ilaria Buscaglia. Le sujet est tabou
(entre autres pour des raisons religieuses) dans les trois pays
étudiés, dont le Rwanda, même si l’homosexualité n’est pas pénalisée
sur le sol rwandais — contrairement à ce qu’on voit dans de nombreux
pays africains. « Le simple fait d’évoquer les droits LGBTQ+ peut faire
échouer tous nos efforts sur l’égalité des genres. »

Beaucoup de travail reste donc à faire pour changer les mentalités. Le
déploiement à grande échelle du programme Bandebereho, amorcé en 2023,
pourrait y contribuer. Jusqu’ici étendu à 30 000 couples, il vise cette
fois à atteindre 84 000 familles de la province du Nord d’ici 2027.
Réalisée par le ministère de la Santé et le Centre biomédical du Rwanda
en partenariat avec le RWAMREC, cette initiative est notamment
cofinancée par Affaires mondiales Canada et le CRDI (1,2 million de
dollars), et a aussi reçu le soutien de Grands Défis Canada (1 million)
et du Fonds mondial pour l’innovation (2,5 millions).



Pour mieux toucher les familles, le ministère de la Santé s’appuie sur
le réseau des agents de santé communautaire (ASC), des bénévoles qui
pallient la pénurie de personnel médical partout au Rwanda. Quelque
1 600 ASC (sur les 60 000 que compte le pays), formés par le RWAMREC,
recrutent les couples et offrent les 17 séances Bandebereho dans leur
communauté. Le programme bénéficiera d’un suivi tout au long du
processus. À long terme, l’initiative, intégrée au système de santé,
pourrait s’étendre aux 30 districts du pays.

Souvent inspirés de l’expérience rwandaise, les programmes de
masculinité positive se multiplient en Afrique subsaharienne. Surtout
dans les zones urbaines pauvres, où les besoins sont criants. Comme le
souligne l’étude de l’ICRW, un nombre croissant d’Africains sont
contraints de s’entasser dans des bidonvilles où la violence basée sur
le genre, les grossesses non désirées et les pratiques sexuelles à
risque explosent. En outre, les années de conflit armé, d’insécurité et
de violence — comme au Nigeria et en RDC — ont accru la masculinité
toxique et le manque de services en matière de santé et de droits
sexuels et reproductifs.

Le sociologue ivoirien Ghislain Coulibaly, 45 ans, père de trois
enfants, compte parmi les plus ardents défenseurs de la masculinité
positive sur le continent. Ex-conseiller technique au ministère de la
Femme, de la Famille et de l’Enfant de la Côte d’Ivoire, et excellent
communicateur, il est l’auteur d’une conférence TEDx sur le sujet,
diffusée sur YouTube. Ce qui lui a valu moqueries et menaces sur les
réseaux sociaux. « Pourquoi tu veux renverser l’ordre social ? »

« Avec l’avènement du numérique et des réseaux sociaux, les jeunes
sont beaucoup plus ouverts à d’autres cultures et d’autres manières
de faire. Les jeunes filles sont aussi de plus en plus
scolarisées. »
Ghislain Coulibaly

« Une minorité d’hommes ivoiriens prennent réellement conscience de
l’enjeu », affirme le sociologue depuis son domicile d’Abidjan, en Côte
d’Ivoire. « Beaucoup croient que je déconstruis leur pouvoir pour le
donner aux femmes et que la masculinité positive pervertit les valeurs
de la société ivoirienne. » Il est aussi dans le collimateur de
certaines femmes, qui estiment qu’il prend trop de place et devrait les
laisser mener leur combat.

Rien pour le décourager. « Ces critiques font partie de l’évolution de
la société. » En 2019, Ghislain Coulibaly a créé le Réseau des hommes
engagés pour l’égalité de genre (RHEEG) en Côte d’Ivoire. Un réseau qui
a déjà fait des petits : en RDC en 2022 et au Cameroun cette année. Les
RHEEG proposent entre autres des activités de sensibilisation auprès
des policiers et des militaires (RDC) et dans les écoles primaires
(Côte d’Ivoire). « La masculinité positive, c’est un style de vie, une
façon de penser et d’agir qu’il faut transmettre dès la petite enfance,
dit Ghislain Coulibaly. Voir papa participer aux tâches ménagères doit
devenir une norme. »

À ses yeux, il y a de l’espoir. « Avec l’avènement du numérique et des
réseaux sociaux, les jeunes sont beaucoup plus ouverts à d’autres
cultures et d’autres manières de faire, dit-il. Les jeunes filles sont
aussi de plus en plus scolarisées. » Ce qui devrait rééquilibrer la
dynamique des rapports de pouvoir hommes-femmes. « L’éducation est le
moteur de cette transformation. »

C’est également le pari de l’ONG féministe rwandaise Paper Crown, qui
travaille avec les 14-19 ans. Son programme phare, My Voice, My Power
(ma voix, ma puissance, quatre heures d’atelier hebdomadaire, durant
18 semaines), vise à changer les mentalités des jeunes sur les normes
de genre. Et à faire de ces derniers des leaders capables d’influencer
leurs pairs comme leurs parents.

En ce samedi matin d’avril, une cinquantaine d’ados inscrits
s’installent au centre des jeunes de Kayonza, dans la province de
l’Est, à deux heures de route de Kigali, où se déroule la formation.
Difficile de distinguer les gars des filles : tous portent cheveux ras,
amples t-shirts et bermudas de sport. Après une collation composée de
beignets offerte par l’ONG, les filles restent dans la salle balayée
par la brise tandis que les garçons se dirigent vers un chapiteau
planté à quelques mètres, sur un terrain gazonné.

Tandis que des adolescents dessinent leur autoportrait (à gauche) dans le cadre d’un atelier de l’ONG Paper Crown, les filles écoutent Clementine Nyirarukundo qui leur donne une formation sur la notion de consentement. (Photo : Isabelle Grégoire pour L’actualité)

Tandis que des adolescents dessinent leur autoportrait (à gauche) dans
le cadre d’un atelier de l’ONG Paper Crown, les filles écoutent
Clementine Nyirarukundo qui leur donne une formation sur la notion de
consentement. (Photo : Isabelle Grégoire pour L’actualité)

« Avant de mélanger les groupes, on commence par faire comprendre aux
filles que des barrières sociales limitent leur développement, mais
qu’elles ont des droits », explique Clementine Nyirarukundo, longues
tresses, jean et baskets, responsable des programmes et partenariats de
l’ONG, qui donne l’atelier aux adolescentes. « Elles peuvent ainsi
gagner confiance en elles. » La plupart de celles présentes sont encore
intimidées et ont tendance à parler tout bas, le regard baissé. La
visite d’une journaliste canadienne n’arrange rien. Mais Clementine les
met vite à l’aise. La leçon d’aujourd’hui porte sur une nouvelle
méthode de résistance aux agressions (définition des limites,
désescalade, tactiques d’autodéfense physique…). Peu à peu, les filles
s’enhardissent et font part de leurs expériences en la matière.
Clementine insiste sur l’importance de s’affirmer, de lever le menton
et de regarder dans les yeux en parlant.

Sous la tente, les gars travaillent aussi sur eux-mêmes. Ils dessinent
leur autoportrait et inscrivent sur chaque partie du corps ce qui les a
affectés quand ils étaient enfants, leurs peurs, leurs aspirations,
leurs bonnes et mauvaises habitudes liées au genre (entrer dans la
chambre d’une fille sans sa permission, lui faire une mauvaise
réputation, se battre…). « Soyez honnêtes, n’enjolivez rien ! » lance
Théophile Zigirumugabe, leur formateur. Jovial et éloquent, il captive
leur attention en utilisant leur langage, grossièretés incluses. Les
exercices pratiques — destinés aux garçons et aux filles — comprennent
aussi l’enfilage de condom sur une banane. Plus tôt ce matin, les
protections menstruelles étaient à l’honneur. Sans gêne aucune, un
mince ado de 15 ans a présenté une serviette hygiénique à son groupe,
l’a dépliée et posée avec soin sur une culotte apportée par les
formateurs. « Ça élimine la honte associée aux règles, dit Clementine.
Nous voulons montrer que c’est normal et que ça fait partie de la
vie. »

De grands cris s’élèvent du côté de l’atelier des filles, à l’autre
bout du terrain. « No ! No ! No ! » Les garçons lèvent à peine le nez
de leur dessin. Ils savent ce qui se passe. Divisées en deux rangées se
faisant face, les filles s’exercent à dire « non ! » à un agresseur en
brandissant une main devant elles. « L’objectif est d’utiliser la voix
plutôt que la force, dit Clementine Nyirarukundo. Chacune doit
comprendre que c’est une arme. » Une arme bien plus puissante que
n’importe quelle potion magique.

Isabelle Grégoire s’est rendue au Rwanda à l’invitation du Centre de recherches pour le développement international.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024