Fiche du document numéro 34503

Num
34503
Date
Mercredi 4 septembre 2024
Amj
Auteur
Auteur
Fichier
Taille
618954
Pages
6
Urlorg
Titre
Gaël Faye : « Au Rwanda, les rescapés ont payé le prix de la réconciliation »
Sous titre
INTERVIEW. La mémoire, l'après-génocide, les relations avec la RDC : à l'occasion de la sortie de son deuxième roman, « Jacaranda », notre grand entretien avec Gaël Faye.
Nom cité
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Lieu cité
RDC
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le second roman de l'écrivain franco-rwandais Gaël Faye caracole déjà en tête des ventes de livres de la rentrée littéraire 2024. © Chris Schwagga

Propos recueillis par Viviane Forson et Vivien Latour

Jeudi après-midi, place Gambetta, cœur battant du 20e arrondissement de Paris, Gaël Faye paraît gigantesque et gracile à la fois sur le pas d'un bruyant café. L'auteur-compositeur-interprète franco-rwandais -- auteur de Petit Pays -- fait paraître son deuxième roman, Jacaranda (Grasset), l'un des plus attendus de la rentrée littéraire. Dans cette fresque familiale, il déroule l'histoire sur quatre générations d'une famille et d'un pays, le Rwanda.

Entre le génocide des Tutsis et, surtout, la vie après, ce qu'il nomme la reconstruction, Gaël Faye, qui vit en famille au Rwanda depuis 2015, plonge le lecteur dans les abîmes d'une tragédie dont on n'a pas fini de sonder les répercussions trente ans après. Alors que le roman caracole déjà en tête des ventes, il s'est confié au Point Afrique.

Le Point Afrique : Huit ans après Petit pays, traduit dans le monde entier, vendu à 1,5 million d'exemplaires et adapté au cinéma, en BD ou encore au théâtre, vous revenez avec Jacaranda. Aviez-vous une pression supplémentaire ?

Gaël Faye : J'ai fait silence pendant un temps avant de me mettre à l'écriture. Bien sûr, j'ai ressenti le fameux syndrome de l'imposteur. Un second roman, c'est « casse-gueule ». Tout le monde vous attend au tournant. Vous savez que le livre ne va pas passer inaperçu, donc, évidemment qu'il y avait une pression particulière au moment d'écrire. Cependant, je mesure que depuis Petit pays, il y a eu comme un alignement des planètes. C'est fort à vivre dans une vie.

Vous aviez promis de ne pas devenir prisonnier de votre histoire rwandaise. Qu'est-ce qui vous a amené sur la voie de cette fresque familiale à tiroirs ?

En effet, j'étais parti pour écrire sur tout autre chose. J'avais en tête l'histoire d'une star du rock. J'étais tenté de prouver, un peu par ego, que je peux raconter autre chose que le Burundi ou le Rwanda. C'est le genre de réflexion qu'on peut avoir quand on écrit depuis les marges, sur des petits pays considérés comme un peu exotiques. Les écrivains d'autres cieux, un Français ou un Américain, ne se posent pas ces questions. Mais nos histoires aussi sont humaines et universelles. Pour mon cas, la société burundaise dans Petit pays et la société rwandaise pour Jacaranda en sont les toiles de fond.

Et puis, j'ai été rattrapé par le personnage d'Eusébie, la tante du petit Gabriel, le seul personnage de Petit pays dont on ne connaît pas le destin. J'avais eu l'impression de l'avoir utilisée à des fins de romancier, alors que son rôle est central. J'ai commencé par prendre des nouvelles d'elle à travers des saynètes. Finalement, c'est comme si le roman que je ne voulais pas écrire avait complètement phagocyté celui auquel je pensais.

Vous publiez ce roman 30 ans après le génocide. Cet anniversaire est-il l'occasion d'évoquer son héritage ?

Je sens une forme de responsabilité envers la jeune génération. 70 % de la population est née après 1994. Cette nouvelle génération n'a pas le souvenir de la reconstruction. Moi, j'avais onze ans et donc j'ai les souvenirs de l'avant, du pendant, de l'après. J'ai donc un rôle à jouer de passeur ou de témoin, d'autant plus qu'il y a de grandes chances que je sois lu. Ce sujet m'a aussi rattrapé parce qu'il m'a semblé plus urgent de continuer à parler du génocide des Tutsis et de cette société rwandaise qui interroge. D'autant que vivre au Rwanda m'a permis d'échanger régulièrement avec des rescapés et des bourreaux du génocide.

Cette responsabilité vous pèse-t-elle ?

Ça dépend des moments. Parfois, cela me pèse, quand on me prend comme seule référence ou que l'on me demande d'avoir un avis sur ce qui se passe au Rwanda et dans la région. Mais je suis complètement « raccord » avec les histoires que je raconte que ce soit dans Petit pays, dans le documentaire Le Silence des mots ou dans Jacaranda. C'est ma vie, je n'ai pas de questionnement de légitimité, sauf par rapport aux rescapés qui me liront.

Le génocide des Tutsis , il ne faudra jamais cesser d'en parler ?

Jamais. Absolument. Je ne sais pas si j'aurai toujours la force de le faire personnellement, ça demande du courage. C'est un vrai engagement émotionnel. Mais c'est essentiel car plus le temps va passer, plus les informations sur le génocide vont se multiplier, la matière s'étoffer. On a besoin de continuer d'analyser cet événement pour qu'il serve de grille de lecture pour d'autres génocides qui pourraient advenir ailleurs, sous d'autres cieux. Nous avons encore besoin de comprendre. La Shoah ou le génocide arménien m'ont permis de comprendre ce qui était arrivé à mon peuple.

Dans ce roman à tiroirs, la notion de traumatismes transgénérationnels est centrale. Comment traverse-t-elle la société rwandaise ?

Ces traumatismes sont présents au quotidien. On les perçoit à travers les difficultés à se parler à l'intérieur des familles, parfois entre amis. Il y a comme une incapacité à verbaliser les émotions, à raconter l'histoire familiale. La culture rwandaise y est pour beaucoup car elle valorise la maîtrise des émotions ou du moins de la retenue dans l'expression des sentiments. Tu ne dois pas montrer ta souffrance. C'est une règle au Rwanda, qui s'incarne aussi par ce dicton : « Les larmes coulent à l'intérieur. » Lorsqu'il s'agit de la vie des gens, de leur passé, on marche sur des œufs. Il faut faire attention aux questions qu'on va poser, essayer de ne jamais être trop intrusif afin de ne pas remuer un passé souvent entouré de silences. On ne sait jamais ce qu'a traversé notre interlocuteur. Le génocide a eu lieu il y a 30 ans, mais on pourrait croire que ça s'est croire que ça s'est passé hier.

Avez-vous perçu des différences dans la manière de transmettre ces histoires chez les bourreaux ?

Les traumatismes se manifestent de la même manière. Pour les enfants de bourreaux, c'est encore assez compliqué. Heureusement, la société rwandaise permet des espaces de dialogue à plusieurs niveaux, pendant les commémorations évidemment, mais aussi par le tissu associatif, culturel, qui permet de faire circuler la parole. Ce qui rend la situation complexe, c'est l'évolution matérielle de la société : tous les indicateurs de développement vont tellement vite par rapport à l'évolution de la psyché des Rwandais. On assiste à une cohabitation entre un progrès rapide, une marche en avant, d'une part, et de l'autre, des individus qui sont encore ébranlés.

Comment la nouvelle génération compose-t-elle avec tous ces silences et en même temps cette modernité ?

La nouvelle génération s'est approprié ces thèmes, elle les a approfondis. Elle est en prise avec la modernité, et certainement aussi grâce aux réseaux sociaux, les jeunes sont plus ouverts sur les questions du monde. À mon avis, on ne les écoute pas encore suffisamment. On leur fait souvent la leçon. Beaucoup estiment que cette génération est la bénéficiaire de ce travail de reconstruction, d'une certaine stabilité. Elle n'a donc pas à se plaindre. Je l'entends souvent lors de mes entretiens. C'est ce que j'appelle la génération d'après le désastre.

C'est toute la symbolique du Jacaranda, l'arbre aux fleurs violettes sur la couverture du livre...

Oui, le Jacaranda est un arbre aux feuilles mauves, qui est magnifique et qu'on retrouve dans une scène centrale du livre, quand Stella vit un moment de décompensation psychologique à travers l'abattage d'un arbre. Toutes proportions gardées, parfois ces modifications du paysage sont vécues comme un traumatisme. La modernité, c'est tout à fait rationnel mais, dans l'intime des gens, ça peut raviver des traumas. Après, il y a toute la symbolique de l'arbre autour de la transmission, des racines, de la terre.

Comment refaire nation après le génocide ?

Tout ce travail politique autour de la réconciliation, de la justice transitionnelle et traditionnelle -- ce qu'on appelle les gacaca -- a permis d'apaiser la société. J'en parle dans une scène de Jacaranda. C'était en 2014, alors que je devais chanter pendant les commémorations annuelles au stade Amahoro, j'ai vécu une scène de traumatisme collectif qui m'a beaucoup marqué. J'ai vu que ce trauma traversait non seulement les survivants, mais aussi des enfants qui n'étaient pas nés à l'époque.

À ce moment-là, je ne comprenais rien à la société rwandaise. Parce que le reste de l'année, on a l'impression que les gens sont normaux, ils travaillent, ils se marient, il y a des baptêmes, c'est la fête et puis le 7 avril arrive et c'est comme si le génocide se déroulait au présent. C'est à partir de ce moment que nous avons décidé avec mon épouse de nous installer au Rwanda avec nos filles. Maintenant, je sais comment les gens réagissent quand avril arrive. Dès le mois de mars, certaines personnes ne peuvent plus se lever de leur lit. Je ressens cette chape de plomb qui tombe sur le pays.

Comment revivre avec ses bourreaux à long terme ?

Je crois qu'il ne faut pas voir les choses sous cet angle uniquement, car cela sous-entend la dictature, qu'on oblige les gens. Il y a une part de vérité évidemment. Parce que toute une catégorie de la population, notamment les survivants, a dû porter cette charge. Ce sont eux qui ont décidé qu'il fallait revivre avec les bourreaux. Il faut s'imaginer ce que ça représente. On a dit aux survivants et aux rescapés qu'on va refaire société avec les bourreaux qui, après avoir purgé leur peine, ont recouvré leurs droits de citoyen, leurs enfants, leur lopin de terre. C'est ce qui est vertigineux dans la société rwandaise. Ce sont les rescapés qui ont payé le prix de la réconciliation. Pour la première fois cette année, le chef de l'État s'est excusé auprès d'eux, durant les commémorations. On sent que la densité de la mémoire dépasse l'entendement. C'est vrai que ça surprend. Cependant, une chose me semble certaine : il n'y aura plus de génocide au Rwanda, j'en suis persuadé.

Les femmes et les mères sont au cœur de ces silences, à commencer par la mère du héros de Jacaranda, Milan, 12 ans. Vous aviez déjà abordé le sujet dans Petit pays et dans Le Silence des mots. Avez-vous trouvé des pistes de réponse ?

Au lendemain du génocide, les hommes sont soit morts soit en prison, en exil ou en fuite, et ce sont les femmes qui se retrouvent à devoir relever la société. Les femmes ont payé un très lourd tribut avant, pendant et après le génocide. Il ne faut pas oublier qu'avant d'être tuées, les femmes tutsies étaient systématiquement mutilées et violées, par des escadrons de viol. On se retrouve aussi dans une situation où les femmes ont dû prendre soin des autres, mais pas d'elles-mêmes. Ce sont elles qui ont dû retisser les liens. D'ailleurs, la situation des femmes fait écho à celle de la jeune génération. Aujourd'hui, on peut constater une forme d'avancée, le Parlement compte 63 % de femmes, elles s'imposent dans le top management des entreprises et des ministères. En même temps, elles sont confrontées à des défis immenses, car la société rwandaise reste profondément patriarcale.

Comment entrevoyez-vous l'après Paul Kagame, qui vient d'entamer un quatrième mandat ?

C'est la grande hantise, la question obsède les Rwandais de toutes les générations. Parce que le président est extrêmement populaire dans un monde instable où tout a changé, il représente un point de repère qui permet à tous les Rwandais de se dire qu'il y a encore une stabilité. Vu de l'extérieur, il paraît impossible qu'il y ait tant de consensus autour d'un seul homme. Mais je crois, sans trahir de secret, qu'il prépare les esprits pour l'après. Il faut l'écouter et lire ses discours ; les traduire en français serait une bonne chose. D'ailleurs, vous remarquerez qu'il n'y a pas de culte de la personnalité au Rwanda, il n'y a pas de grandes affiches, il n'y a pas des chansons à sa gloire.

En revanche, la situation avec le voisin, la République démocratique du Congo (RDC), semble explosive d'autant qu'elle fait ressurgir des notions ethniques susceptibles de rejaillir...

Au Rwanda, il n'y a pas de débat là-dessus. De nombreux Congolais vivent au pays sans aucun problème. Les frontières ne sont pas fermées, Goma est classée comme la deuxième ou la troisième frontière la plus fréquentée au monde. Bukavu est aussi ouverte. En fait, il y a, d'un côté, le discours politique et, de l'autre, la réalité des gens, que ce soient les Congolais ou les Rwandais, qui essayent avant tout de survivre au quotidien. Ils n'ont pas de haine parce qu'ils savent que dans cette région, les populations sont mélangées. On retrouve aussi bien des populations rwandophones au Congo que des Congolais au Rwanda. On sait très bien que les frontières ont été dessinées lors de la conférence de Berlin en 1885. On paye en partie cette histoire. Sans parler du fait que des génocidaires se sont enfuis en masse en RDC et ont disséminé leur idéologie génocidaire.

Évidemment, au cœur de ces conflits, se trouvent des histoires de prédation économique, de guerre d'influence, d'ingérence internationale. Parce que la RDC est au centre d'un scandale géologique depuis l'époque de Léopold II. C'est un pays où toutes les puissances mondiales viennent se servir. Je pense que c'est très payant pour certains responsables congolais d'avoir le Rwanda comme bouc émissaire, mais ça ne suffira pas pour expliquer toute la situation. On a un Congo qui est quatre fois plus grand que la France, et, à côté, le Rwanda est 90 fois plus petit. J'ai bien conscience que je ne suis pas du tout un expert de la géopolitique et du conflit actuel en RDC. Je trouve tout cela très complexe. Il me semble injuste de faire du Rwanda le seul responsable de tout ce qui se passe.

Petit pays était d'abord une chanson, comme Mauve Jacaranda. Est-ce la musique qui inspire vos romans, ou l'inverse ?

Tout se répond, c'est comme si je tirais un fil, en même temps tout peut se lire individuellement. J'aime ces liens invisibles, ce cheminement artistique. D'ailleurs, je vais reprendre la route des studios bientôt, peut-être pour un projet au Portugal. Il se passe beaucoup de choses là-bas musicalement, en lien avec certains pays d'Afrique comme l'Angola, le Cap-Vert ou le Mozambique. Tout cela m'inspire beaucoup.

Jacaranda, Gaël Faye, éd. Grasset, 224 p., 19,50 EUR.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024