Fiche du document numéro 34476

Num
34476
Date
Lundi 22 juillet 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
200488
Pages
4
Urlorg
Sur titre
Édito
Titre
Rwanda-France : les héritages entrelacés du « plus jamais ça »
Sous titre
En cette année de commémorations des 30 ans du génocide contre les Tutsi et des 80 ans de la victoire contre le nazisme, la percée spectaculaire de l’extrême droite en France, qui coïncide avec la réélection au Rwanda du président Paul Kagame, ne devrait-elle pas inciter les commentateurs eurocentristes à une plus grande humilité ?
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Montage JA © Paul Kagame Flickr – POOL/SIPA

Il est des années où les dates s’entrechoquent, d’un continent à l’autre, rappelant les drames du passé et les confrontant à un présent encore endolori. Le 7 avril 2024, la France et le Rwanda voyaient une nouvelle fois leur histoire respective se faire écho.

En Haute-Savoie, le président français, Emmanuel Macron, rendait ce jour-là hommage aux combattants du maquis des Glières, ces résistants de l’Armée secrète qui avaient livré un baroud d’honneur, quatre-vingts ans plus tôt, face aux forces conjuguées de la Wehrmacht et du régime de Vichy.

Le président français a honoré à cette occasion la devise du lieutenant Tom Morel, leur chef, abattu peu avant la bataille fatidique par un groupe mobile de la police pétainiste : « Vivre libre ou mourir. » À travers ce martyr de la Résistance, mort à 28 ans, Emmanuel Macron célébrait aussi les « ouvriers, professeurs, paysans, notables, juifs comme catholiques, communistes, socialistes ou gaullistes, anarchistes et officiers, français et étrangers, unis dans le même combat […] universel qui est devenu celui de la France ».

« Le processus de division et d’extrémisme qui a conduit au génocide peut se produire n’importe où s’il n’est pas maîtrisé à temps ». Le président rwandais Paul Kagame, le 7 avril 2024

Au même moment, son homologue Paul Kagame commémorait, lui aussi, un pan tragique de l’histoire de son pays. À Kigali, le président rwandais a en effet rendu hommage au million de suppliciés exterminés d’avril à juillet 1994 parce que nés tutsi. Dans son discours rituel, il a rappelé que « la tragédie du Rwanda [avait été] un avertissement ». « Le processus de division et d’extrémisme qui conduit au génocide peut se produire n’importe où s’il n’est pas maîtrisé à temps », insistait-il.

L’extrême droite aux portes du pouvoir

Trois mois plus tard, jour pour jour, la France écrivait pourtant derechef une page sombre de son histoire. Le 7 juillet, au second tour d’élections législatives provoquées sur un coup de tête par Emmanuel Macron, l’extrême droite a franchi un nouveau palier dans son ascension vers le pouvoir. Si le parti de Marine Le Pen n’est pas parvenu à imposer Jordan Bardella au poste de Premier ministre, la défaite en trompe-l’œil du Rassemblement national (RN) ne doit pas occulter que celui-ci est désormais le premier parti de France. Arrivée en troisième position en termes de coalition électorale, l’extrême droite a en effet totalisé 10,5 millions de voix au premier tour et réuni 37,5 % des suffrages exprimés au second.

À l’heure de célébrer, en août, le 80e anniversaire de la libération de Paris et celui du débarquement de Provence, c’est donc un parti fondé en 1972 par deux anciens de la Waffen-SS, un ancien collabo et milicien et des nostalgiques de l’Algérie française qui se taille désormais la part du lion au pays de Jean Moulin et du général de Gaulle.

Pilonnage médiatique

N’est-il pas paradoxal, dans ce contexte, d’avoir assisté, au cours des semaines qui séparaient les trentièmes commémorations du génocide perpétré contre les Tutsi des élections couplées qui se sont tenues le 15 juillet au Rwanda, à un pilonnage médiatique, venu en particulier de France et de Belgique, contre le Rwanda postgénocide ? À cette occasion, on a vu, sans surprise, Paul Kagame être réélu pour un quatrième mandat électif (de cinq ans, celui-là), avec un score himalayesque de 99,18 %, et son parti, le Front patriotique rwandais (FPR), perpétuer son hégémonie à la Chambre des députés.

S’il est dans l’ordre des choses que des ONG de défense des droits de l’homme ainsi que des médias internationaux se préoccupent du respect, où que ce soit, des principes démocratiques considérés comme universels, la politique du « deux poids, deux mesures » consacrée inconsciemment par l’Occident quand il s’agit du Rwanda s’avère révélatrice d’une morgue eurocentriste dont la permanence, depuis trois décennies, ne peut que laisser perplexe. A fortiori provenant d’un continent où l’Italie, la Hongrie, les Pays-Bas ou encore la Slovaquie voient aujourd’hui l’extrême droite diriger le gouvernement ou y participer, tandis que ce courant progresse dans d’autres pays de l’Union européenne à chaque nouveau scrutin.

En France, au lendemain du séisme constitué par les deux dernières élections (européennes puis législatives), aucune des trois principales forces politiques portées sur les bancs de l’Assemblée nationale, en juillet, ne dispose, à elle seule, d’une majorité absolue – au risque de provoquer une crise institutionnelle dont le RN tirerait inexorablement parti. Dans le même temps, les journalistes vedettes de certains médias télévisés à forte audience distillent jour après jour, depuis des années, le poison de la haine intercommunautaire et d’un populisme crasse, ne cherchant même plus à dissimuler leur désir ardent de voir l’extrême droite gouverner.

Nombrilisme civilisationnel

Au Rwanda, durant les années qui ont suivi le génocide de 1994, c’est à travers un long processus de consultations associant des représentants de la classe politique et de la société civile de l’époque qu’a été élaborée la doctrine qui sert encore aujourd’hui de murs porteurs au pays. Et c’est en tenant compte des singularités de l’histoire rwandaise depuis l’époque coloniale qu’ont été entérinées certaines dispositions qui, observées depuis l’Europe ou l’Amérique du Nord, sans le moindre effort d’empathie – et avec l’arrogance que confère le nombrilisme civilisationnel –, alimentent encore aujourd’hui l’incompréhension occidentale et son flot d’anathèmes. Parmi ces particularismes jugés liberticides, la loi de 2018 réprimant quiconque propage « l’idéologie du génocide »– notamment en niant, minimisant ou justifiant ce crime –, ou l’inscription dans le code pénal du crime d’« incitation à la division ».

Qui, parmi les détracteurs habituels du pays, sait que les partis politiques rwandais, depuis la création du Parti du mouvement de l’émancipation hutu (Parmehutu), en 1957, jusqu’à celle de la Coalition pour la défense de la République et de la démocratie (CDR), en 1992, ont été les catalyseurs de la haine contre les Tutsi qui a enfanté le génocide de 1994 ? Raison pour laquelle les partis politiques sont encadrés au Rwanda bien plus qu’ils ne le sont en Europe occidentale.

De Kangura à Hanouna

Qui, dans les rangs des ONG qui s’indignent depuis trois décennies du fait que le paysage médiatique rwandais apparaisse trop aseptisé – on ne risque pas, il est vrai, d’y entendre éructer quotidiennement un avatar local de Pascal Praud ou de Cyril Hanouna –, a pris conscience que jamais dans l’histoire des crimes de masse commis au XXe siècle on avait vu des médias jouer un rôle de premier plan dans l’incitation directe et publique à commettre un génocide, comme l’ont fait, au début des années 1990, Radio Rwanda, le magazine Kangura et, surtout, la sinistre Radio télévision libre des Mille Collines ?

Qui, au sein de la communauté internationale, peut valablement se dire choqué si, trente ans après la fin officielle de l’apartheid, d’un côté, et du génocide contre les Tutsi, de l’autre, les mouvements de libération que furent l’African National Congress (ANC) et le FPR continuent de dominer – de manière relative pour le premier et hégémonique pour le second – la scène politique de l’Afrique du Sud ou du Rwanda, quand bien même leur gouvernance respective ne serait pas irréprochable ?

« Comment peut-on être Rwandais ? », écrirait peut-être Montesquieu, s’il vivait en 2024, en constatant avec ironie qu’à Paris, tandis que l’institutionnalisation de la haine de l’autre gagne chaque jour du terrain, des experts forcément vertueux se donnent comme priorité, alors que l’extrême droite frappe à la porte du pouvoir, de stigmatiser la trajectoire peu orthodoxe du Rwanda. Ce pays pour qui le « plus jamais ça », s’il s’accompagne, certes, de restrictions tirées de son passé traumatique, n’est pas une devise poreuse mais une muraille vouée à demeurer infranchissable.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024