Fiche du document numéro 34416

Num
34416
Date
Samedi 13 février 2010
Amj
Auteur
Fichier
Taille
150980
Pages
10
Sur titre
Hommage à la Résistance au Génocide des Tutsi du Rwanda - Enquête, Justice et Réparations pour les Basesero
Titre
Témoignage de Samuel Musabyimana, habitant rescapé de Bisesero
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Cote
La Nuit rwandaise n° 4, 13 mai 2010, pp. 249-258
Source
Type
Témoignage
Langue
FR
Citation
Nuit 4

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Témoignage de
Samuel Musabyimana,
habitant rescapé de
Bisesero
Chers invités,
C’est un plaisir et un honneur pour moi de pouvoir vous donner mon témoignage, mais je ne vous cache pas que cela me fait
énormément de peine, parce que ça réveille en moi des souvenirs
trop douloureux. Néanmoins, j’ai accepté de le faire pour rendre
hommage à tous les Tutsi qui ont été massacrés pour ce qu’ils sont, je
le fais pour tous les rescapés, qui, comme moi, ont connu l’enfer pendant les longs cent jours qu’a duré le génocide.
Les tueries dans la région de Kibuye, surtout de Bisesero, occupent une place unique dans l’histoire du génocide des Tutsi au
Rwanda. Les Tutsi de cette fameuse région ont beaucoup souffert,
mais ils ont longtemps essayé de résister aux génocidaires hutu. Avec
des pierres comme seules armes à leur disposition, ils se sont battus
contre les soldats de l’armée nationale (FAR), contre les gendarmes,
contre les milices interahamwe, contre les autorités locales qui, eux,
disposaient d’armes à feu, de grenades, et surtout de villageois armés
de machettes, de gourdins, etc.
Comme vous l’avez vu dans le film [le documentaire de Cécile
Grenier, projeté en ouverture du colloque], cette région est constituée de nombreuses collines, les Tutsi de chaque colline essayèrent
de se défendre jusqu’au dernier. C’était notre objectif, en avril 1994.
J’étais sur la colline Kizenga, un peu loin du sommet de la colline de
Bisesero.

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Tout a brutalement changé depuis le 7 avril 1994, où tout d’un
coup, le droit à la vie pour moi, ma famille et tous les Tutsi a été définitivement remis en question. L’État de l’époque venait de donner le
coup d’envoi du projet d’extermination de l’ethnie tutsi.
Cette date du 7 avril 1994, correspond au début d’un véritable
chemin de croix, qui va être le mien, dans une sorte de déroulement
à la frontière entre le rêve et la réalité.
Assez tôt, toutes les maisons, celle de ma famille et celles de
tous les Tutsi de la région sont brûlées, sur ma colline, les premières
têtes commencent à tomber dès la nuit du 7 avril 1994.
Le 8 avril 1994, ma mère qui espère que le ciel va me garder,
m’envoie loin d’elle en croyant que les tueurs cherchent d’abord les
jeunes tutsi comme ce fut le cas pendant les années précédentes.
Depuis ce jour, je ne la reverrai plus, ni elle, ni mon père, ni ma fratrie ; tous seront tués.
Des semaines et des semaines d’horreur, sur la colline de
Kizenga. Un terrible vide va inévitablement continuer à se créer
autour de moi. Je suis sur cette maudite colline avec mon grand frère
et quelques uns de ses enfants. Je n’oublierai jamais les gémissements
du petit Kondoli, enfant de cinq ans, qui pleurait toutes les nuits à
cause du froid, sous la pluie abondante du mois d’avril. J’étais aussi
avec la famille de mon oncle.
Malgré notre vaillante résistance, tous vont périr, l’un après
l’autre, devant mes yeux qui ne me servaient plus qu’à regarder le
sang des miens, éteints pour toujours, bien sûr sous le silence assourdissant du monde et du Bon Dieu.

L’ÉXODE VERS LES SOMMETS DES COLLINES
Vers la soirée du 8 avril, les nouvelles concernant les premières
attaques à l’encontre des Tutsi parvinrent partout dans la région de
trois communes frontalières, à savoir : Gishyita où se trouve Bisesero,
Rwamatamu et Gisovu. Des maisons brûlaient partout, le bruit des
armes à feu et des grenades commencèrent à retentir.
Nous le savions très bien, comme nos parents nous le racontaient, que, lors de chaque attaque et chaque massacre commis dans
les années 1959, 1962 et 1973, les Tutsi grimpaient à grand peine
jusqu’aux sommets de nombreuses collines de la région, ils se regroupèrent pour se défendre et défendre leur bétail contre les Hutu.

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Kizenga était très symbolique comme colline stratégique dans
les tueries de 1959, 1973… une colline très escarpée avec beaucoup
de pierres. Je suis monté avec la famille de mon oncle ce soir là, et
nous étions les premiers à y passer la première terrible nuit du chemin de croix. Le lendemain, les premiers réfugiés nous rejoignirent,
certains étaient venus avec leurs familles respectives et leur bétail,
convaincus qu’ils parviendraient à tenir ferme. D’autres vinrent
seuls, les membres de leur famille ayant déjà été tués lors des violences immédiates qui signalèrent le commencement du génocide.
Le lendemain à 10 heures, la première attaque nous a surpris.
Deux camionnettes pleines de soldats, conduits par l’homme d’affaire
Ruzindana Obed, arrivèrent au pied de la colline. Les soldats descendirent de leurs camionnettes, ils prirent un peu de temps pour observer la pente de la colline, quelques minutes après, ils commencèrent à
monter en tirant à distance. La panique a été totale de notre côté.
C’était le désordre complet parmi nous, les premiers commencèrent à
s’enfuir. On courait dans toutes les directions, les soldats tiraient derrière nous, les sifflets de balles passaient au-dessus de ma tête sans
arrêt. C’est à ce moment que j’ai vraiment commencé à sentir la mort.
En courant, je me suis perdu dans la forêt, et j’ai perdu complètement la trace des autres. Je suis tombé dans un fossé et j’y suis resté
sans bouger toute la journée. Les villageois hutu passaient tout près
de ce fossé avec les premières vaches volées ; je ne bougeais pas,
j’avais même peur de ma respiration, car je pensais qu’en passant, ils
m’entendraient respirer.
Alors que je réfléchissais à la manière de sortir de ce fossé et à
où aller, une personne qui avait échappé aux tueurs est tombée dans
le même fossé sans savoir qu’il y avait déjà quelqu’un. J’ai gardé mon
sang froid et je n’ai fait aucun mouvement. Il m’a vu mais lui aussi
est resté silencieux, on ne voyait pas réellement que c’était un fossé,
car, il était couvert d’herbes. Cela nous a sauvés parce que les tueurs
n’ont pas su où nous étions passés. (Après le départ des tueurs qui
venaient de perdre leur proie, mon compagnon d’infortune et moi,
avons ri de nos retrouvailles dans le même fossé. C’est une petite
parenthèse douloureuse mais amusante.)
Nous avons vécu une histoire bizarre pendant le peu de temps
que nous avons passé ensemble dans ce trou. Alors que nous appliquions à ne pas donner la chance aux tueurs de nous repérer, d’un
coup, Gasarasi (le nom de mon compagnon) a sauté en criant :
« yampaye inka Rukagana !». Je lui ai dit : «Tu es fou ?» Nous avions

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gêné trop longtemps un serpent qui a dû supporter le poids de deux
hommes : il voulait nous montrer qu’il en avait quand même assez,
même si nous étions en danger, il fallait qu’il bouge ou bien que nous
partions !!! Le serpent commençait à bouger, et à ce moment là
Gasarasi l’a vu et a bondi de peur. Il avait oublié que le serpent était
moins dangereux que les Hutu qui nous pourchassaient. Je dirais
même qu’il était gentil de nous avoir accueillis sur son territoire. J’ai
grondé mon compagnon en l’intimant de ne plus bouger, car, le
« gentil serpent » nous avait laissé tranquilles. Le serpent est parti
doucement sans problème. Ma foi, le pauvre Gasarasi, qui était un
ami de ma famille, a fini par être tué dans les attaques qui ont suivi !
Nous sommes sortis du fossé pendant la nuit, par chance, vers
trois heures du matin, j’ai vu du feu au sommet de la colline Kizenga.
J’ai dit à Gasarasi qu’il s’agissait probablement de nos hommes. La
seule chose que nous pouvions faire était de faire notre possible pour
que nous puissions y aller pour voir si c’était vraiment les nôtres.
C’était vrai. Nous y sommes arrivés vers 5 heures du matin, et j’y ai
retrouvé du monde avec la famille de mon oncle, mon frère et ses
enfants. Ils étaient soucieux pour moi, ils pensaient que j’avais été
tué. Ils nous ont raconté que la décision avait été prise de se défendre malgré la puissance des Hutu avec leurs armes à feu, et que tout
le monde devait tout faire pour que nous gagnions la bataille.
Le plan stratégique a été conçu par les anciens combattants qui
avaient pris part aux batailles de 1959, et qui savaient comment
chasser les Hutu. Mais, ils n’avaient que des bâtons, des pierres, des
lances traditionnelles et des machettes pour lutter contre les armes à
feu de nos assaillants.
Je n’ai pas eu le temps de me reposer. À huit heures, les mêmes
véhicules que la veille revinrent pleins de soldats avec une foule hutu
derrière. Avec beaucoup d’animation et des sifflets, ils scandaient en
Kinyarwanda : «Ye tubatsembatsembe !» (Oh ! Éliminons-les !!!).
Nous nous sommes préparés pour commencer le combat. Notre
tactique était d’aligner nos gens en trois catégories. La première : les
hommes forts et les jeunes gens au premier rang, au milieu de la colline ; la deuxième : les filles et les femmes qui ramassaient et regroupaient des pierres au deuxième rang ; et la troisième : les vieux, ainsi
que tout le bétail au sommet de la colline, mais qui regroupaient aussi
des pierres. Une autre tactique était que, si la première ligne était
battue, il fallait se replier à la deuxième mais sur le signal de quelques

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chefs désignés parmi nous. Si la deuxième ligne avait tendance à être
repoussée, il fallait tout de suite se mêler à l’ennemi au lieu de se
replier au sommet.
La première attaque a commencé tôt, à neuf heures. Les assaillants montèrent la colline en tirant à distance. J’étais bien sûr parmi
les jeunes et les hommes au premier rang. La pluie des balles et des
grenades pleuvait sur nous. Nous nous sommes couchés par terre,
pour attendre qu’ils montent jusqu’à un endroit où nous pourrions les
atteindre par nos pierres, mais aussi pour ne pas gaspiller nos pierres.
Les assaillants montaient davantage. Quand ils se rendirent
compte que tout le monde était couché, ils se rapprochèrent de nous,
et là alors, le combat commença ! Les jets de lances et de pierres de
notre côté, tandis que du leur, ils lançaient des grenades et tiraient
avec des armes automatiques. Les villageois avaient des machettes et
jetaient aussi les pierres. Notre premier rang fut repoussé et nous
nous repliâmes sur le deuxième. Ils nous approchèrent de nouveau
pour nous pousser vers le sommet. C’est à ce moment que notre
signal de se mêler aux assaillants fut donné par nos chefs.
Il n’y avait pas d’autre choix. Nous nous sommes mêlés tout de
suite aux assaillants. Pour nos hommes qui savaient bien projeter des
lances, c’était l’occasion de le faire. Quant à nous, nous jetions les
pierres et nous utilisions aussi les machettes sans hésitation. Les
assaillants perdaient la position et la possibilité d’utiliser leurs armes
à feu ou de lancer les grenades au risque de tuer les leurs. Ils avaient
peur de mourir. Quand ils voyaient quelques uns parmi eux tomber,
ils retournaient derrière jusqu’à ce que, d’un coup, eux aussi se donnent le signal de redescendre tous !
Nous profitions de cette opportunité pour les pousser. C’est là où
réellement nos projeteurs de lances profitaient de l’occasion pour tuer
quelques ennemis pendant les premiers jours et pour leur faire peur,
car, l’ennemi qui recevait une lance dans le dos ne se relevait plus,
comme celui qui recevait un coup de pierre à la tête. Ce fut le cas d’un
policer communal qui est tombé dans ces circonstances. Il a reçu une
lance dans le dos en courant, juste vers le pied de la colline (c’était
impressionnant de le voir nous demander pardon avec la panique
incroyable d’avoir peur de mourir !!!). Son fusil était vide de cartouches, bien sûr après avoir tué un grand nombre des nôtres. À son côté,
il y avait un soldat à terre, mais lui avait reçu un coup de pierre au
visage et il n’arrivait plus à courir. Son collègue a pris son fusil que

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nous lui avons ravi. Nous n’avions pas de chance, car, les deux boîtes
de cartouches que nous avons trouvées dans les poches du soldat
blessé, ne correspondaient pas avec le fusil du policier !!!! Donc,
cela ne nous a pas servi parce que nous n’avons pas pu les utiliser !
Souvent nous repoussions l’ennemi assez loin mais avec les
consignes de la limite que nous ne devions pas dépasser, car, sinon
nous risquions de nous disperser et tomber dans la zone de l’ennemi.
Arrivant au pied de la colline, l’ennemi se réorganisait pour remonter. De notre côté, c’était la routine de regrouper les pierres et de
prendre encore position comme avant.
Les femmes et les enfants hutu faisaient l’animation et jouaient
des tambours avant de recommencer le combat. La majorité des femmes et des enfants hutu couraient aussi dans les champs et dans les
maisons des Tutsi pour les piller. Mais c’était terrible de voir les nombreux tueurs avant qu’ils ne montent la colline.
À part leurs armes à feu, notre positon était efficace. Les assaillants avaient peine à monter la pente peu praticable, et pour nous,
la position était avantageuse pour jeter une pierre ou une lance !
Durant les premiers jours, je dirais que le bilan du combat était
positif pour nous, car, il y eut beaucoup plus de morts du côté des
assaillants que du nôtre.
Mais, comme nous devions faire face à une succession quotidienne de batailles, qui duraient souvent de 9 heures du matin à la
tombée de la nuit, nous avions élaboré une routine pour gérer les
combats, comme pour lutter contre la faim. Le soir quand l’ennemi
se retirait, nous nous rassemblions sur la colline pour faire le bilan de
la journée. Nous nous réunissions et nous nous partagions diverses
tâches.
Des groupes d’hommes forts et de jeunes gens allaient piller les
bananes et les maniocs dans les champs des Hutu parce que, dans les
champs des Tutsi, il n’y avait plus rien, tout avait été pillé dès le premier jour.
Un autre groupe allait puiser de l’eau dans les ruisseaux au pied
de la colline, ce qui était très risqué (une fois nous sommes tombés
dans une embuscade qui a emporté nos quatre jeunes garçons). Tandis
qu’un autre groupe veillait pour éviter que l’ennemi ne nous surprenne. D’autres personnes enterraient nos gens qui étaient tombés
sur le champ de bataille et ramassaient aussi de nouveau des pierres.

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Les premiers jours, même s’il pleuvait beaucoup et que nous ne
dormions pas, nous gardions le moral. Nous nous motivions en
voyant comment nous chassions l’ennemi avec nos bâtons alors, qu’il
avait des armes à feu. On espérait aussi un arrêt des tueries.
C’était terrible. Comme les jours avançaient, nous ramassions
et jetions des pierres alors que nos mains saignaient sans arrêt, les
infections commençaient à se manifester. Nous avions des ganglions
partout, les vrais combattants commençaient à être fatigués, et souvent ils mouraient tôt sous les balles de l’ennemi. Vers la fin du mois,
le désespoir était inévitable !
À la fin du mois d’avril 1994, notre résistance était affaiblie.
C’était la saison des pluies, il faisait très froid, et le temps était très
humide. Les épreuves de la vie sur la colline nous ont laissés en proie
à la faim, la soif, la fatigue, les maladies comme la dysenterie, donc,
le désespoir commençait à s’installer, car, nous étions conscients qu’il
ne restait aucun lieu sûr pour nous. Les morts s’empilaient sur les
flancs de la colline et personne n’avait plus le temps de les enterrer.
Bref, le reste de nos soirées plongé dans un désespoir plus profond. Les jours de combats se suivaient et se ressemblaient, avec la
seule différence que le nombre de cadavres ne cessait d’augmenter.

L’IMPITOYABLE MASSACRE
Les dates du 28, 29 et 30 avril 1994, marquèrent le début de la
fin pour les Tutsi de Kizenga. Ce fut le pire moment de notre lutte
collective. Tenant compte des ressources massives dont disposaient
les génocidaires, et de leur résolution à éliminer jusqu’au dernier Tutsi
de la région, des soldats et des miliciens venaient de Bugarama sous
le contrôle du génocidaire le plus connu de Cyangugu, John Yusufu
Munyakazi ; d’autres, arrivant de Gisenyi, de Gikongoro se joignirent
aux tueurs locaux, dont Ruzindana Obed qui dirigeait toute la masse
hutu de la région. Ils arrivèrent à bord de bus, de camions et de voitures, d’autres vinrent à pied, en chantant, en sifflant et en tapant sur
les tambours. Ils ont encerclé toute la colline. Même là où nous pensions qu’ils auraient peur de passer, ils la gravirent.
Les soldats ont placé un canon au sommet d’une colline en face,
pour tirer sur nous de loin ; beaucoup parmi nous furent tués ou blessés, en particulier, les femmes et les enfants qui se regroupaient au
sommet. Nous ne voyions plus que des corps des nôtres déchiquetés
par des obus. Je vous assure que c’était un vrai cauchemar.

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On n’entendait plus notre cher groupe de jeunes filles qui nous
animaient avec les chansons religieuses, le reste de leur groupe fut
détruit par un obus incendiaire. J’étais tout près d’elles mais je ne
voyais que leurs bras, des jambes volaient sur moi. Leur souvenir et
leurs chansons me traumatisent chaque fois que je raconte cette histoire. Elles chantèrent jusqu’à la dernière minute en disant que notre
Dieu ne nous abandonnerait jamais, mais en vain. Ce qui était fou,
c’est que les tueurs chantaient souvent aussi des chansons religieuses
en disant que Dieu en avait assez de nos péchés, raison pour laquelle
il les obligeaient à nous éliminer complètement.
Parmi les attaquants qui nous harcelaient tous les jours, il y
avait souvent des prêtres et des pasteurs hutu locaux de toutes les
religions qui venaient assister à la mort des ennemis de Dieu. Je vous
assure que la présence de ces religieux donnait une sorte de moral aux
tueurs villageois, assurés qu’ils faisaient du bien même pour Dieu.
Ce jour, le terrible combat commença vers 15 heures et se poursuivit jusqu’à 18 heures. Les génocidaires montèrent d’une façon
spectaculaire, avec une rapidité incroyable. Nous essayâmes de nous
défendre comme d’habitude, mais les Interahamwe de Yusufu et les
soldats ramassaient les pierres que nous leur jetions et nous les renvoyaient. Ils avancèrent sans peur, en uniforme. Les autres frappaient
les civils qui avaient peur de monter jusqu’au sommet. Ils lançaient
du gaz lacrymogène, ce qui était une nouvelle arme utilisée par les
génocidaires.
Le bruit des grenades et des armes automatiques nous rendaient
complètement sourds. C’est là où je me suis dit : « Oh mon Dieu, c’est
fini aujourd’hui, je ne te demande pas de me sauver, mais épargne-moi des
machettes des hutu, je t’en prie !». Je voulais mourir par balle mais en
même temps, je lançai des pierres même aveuglé par le gaz lacrymogène ; je les lançais dans le vide évidemment, dans l’espoir que je
recevrai au moins une balle dans la tête. J’en avais assez de sentir la
mort tous les jours alors qu’elle finirait par m’emporter. Chaque
seconde j’attendais la mort sans savoir à quel moment elle viendrait !
Pour couper court, cette soirée, la colline de Kizenga fut presque complètement décimée. Quelques rares survivants rejoignirent
ceux qui restaient sur quelques collines de Bisesero.
Notre stratégie de nous mêler à l’ennemi était anéantie. Les
tueurs ne reculèrent pas ce jour là. Ils essuyèrent quelques morts,
mais ils ne voulaient pas du tout redescendre comme avant.

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Lorsqu’ils parvinrent au sommet, il commençait à faire nuit. Je me
cachais sous des corps sans vie, les tueurs s’acharnaient aussi sur des
vaches en achevant les blessés, en même temps. Puis, à la tombée de
la nuit, ils s’en allèrent avec tout le bétail.
Je suis sorti de cet amas de cadavres la nuit, et j’ai entamé une
autre terrible histoire de résistance dans la forêt que je ne veux pas
raconter aujourd’hui. Je ne vais pas entrer dans les détails de mon
calvaire, parce que je ne veux pas réveiller en moi les souvenirs trop
douloureux.
Permettez-moi de vous faire une confidence. Quand j’ai commencé à rédiger ce témoignage, j’ai compris pourquoi certaines personnes sont souvent très gênées par les histoires des rescapés, et nous
disent que nous exagérons dans nos témoignages. Je vous dis ça parce
que j’ai eu de la peine à vous raconter tout ça. Je voulais aussi sauter
quelques détails qui me semblent gênants. Et je me suis dit : si ça me
gêne alors que je l’ai vécu, comment ne puis-je pas comprendre ceux
qui nous disent qu’ils en ont assez de nos histoires qui se répètent
tout le temps? Vous comprendrez par là que la plupart des rescapés
n’arrivent pas à raconter tout ce qu’ils ont vécu.
Je vois comment dans les pays développés les États mobilisent
des psychologues, pour s’occuper des familles qui ont perdu l’un des
leurs dans un attentat ou dans un accident quelconque. Je pense toujours aux pauvres rescapés qui ont vécu l’innommable et qui se cherchent jusqu’à maintenant sans aides dans ce domaine, c’est là que je
me rends compte que nous sommes toujours résistants.
Je fais ça pour rendre hommage à mes chers amis de Bisesero que
j’aime beaucoup, et que j’ai eu la joie de visiter l’année passée quand
j’étais au Rwanda. Malgré tout, ils résistent encore dans leur vie précaire après le génocide, comme ils me l’ont raconté. Je le fais pour tous
les Tutsi qui ont été bestialement massacrés pendant ce printemps
rwandais de 1994, printemps de larmes et de sang. Je le fais pour ma
famille restreinte, pour ma famille élargie, je rends hommage à mon
petit Kondoli, à mes cousins qui étaient superbes dans les combats,
même s’ils n’existent plus. Leur courage a été remarquable et restera
gravé dans ma mémoire. Je ne vous oublierai jamais mes chers !!!!
Je le fais pour tous les rescapés qui ont souffert et qui soufrent
encore de leurs blessures non soignées, seize ans après le génocide et
qui meurent à petit feu.

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Je te remercie plus particulièrement Jean-Luc, pour ton invitation, grâce à toi, j’ai pu raconter un tout petit peu de mon histoire et
surtout j’ai pu rendre hommage aux formidables frères de Bisesero.
Merci à Intore za Dieulefit, vous qui êtes à l’écoute de ces résistants
vivants à Bisesero. Grâce à vous, ces résistants de Bisesero ont pu
avoir au moins une vache comme leurs besoins primaires. Les rescapés de Bisesero gardent toujours l’espoir que le monde a des femmes
et des hommes de bon cœur comme vous, qui pouvez les aider à
continuer à vivre malgré ces souvenirs si douloureux.
Je vous remercie de votre attention.

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