Fiche du document numéro 34415

Num
34415
Date
Avril 2010
Amj
Auteur
Fichier
Taille
5408147
Pages
22
Titre
Complicité de génocide. Comment le monde a trahi le Rwanda [Extrait : « Sauver l'honneur »]
Source
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
Linda Melvern

Complicités de génocide

Comment le monde a trahi le Rwanda

Traduit de l’anglais par Mehdi Ba

Éditions KARTHALA
22-24, boulevard Arago
75013 Paris

17

Sauver l’honneur

La proposition soumise par la France au Conseil de sécurité est
accueillie avec enthousiasme par Boutros Boutros-Ghali. Le secrétaire
général s’implique tout particulièrement dans la préparation de la
Résolution autorisant l’intervention au Rwanda d’une force militaro-
humanitaire sous commandement français. Il justifie cette initiative par
l’« amère frustration » ressentie par Paris « du fait de l’obstruction améri-
caine 1 ». Bien que soucieux d’obtenir le feu vert des Nations unies, le
gouvernement français fait savoir quant à lui que ses soldats ne se laisse-
ront pas « entraver par le genre de restrictions qui ont réduit les casques
bleus au rôle de spectateurs impuissants ». La France réclame un mandat
découlant du Chapitre VII, qui autorise ses soldats à faire usage de la
force pour assurer leur protection 2. En constatant les efforts déployés par
le secrétaire général pour permettre le retour de l’armée française au
Rwanda, dans le cadre d’un conflit que la France a largement contribué à
attiser, un certain nombre de diplomates sont outrés. Mais Boutros-Ghali
affirme ne pas avoir le choix. La France est en effet le seul pays à se
porter volontaire. Qui plus est, son intervention ne coûtera pas un seul
dollar à l'ONU. Contrairement aux États-Unis qui refusent toujours de
s'acquitter de leurs arriérés envers l’ONU tout en se montrant réticents à
contribuer financièrement à une opération de maintien de la paix, les
Français, eux, fournissent les troupes et règlent l’addition.

Le porte-parole du gouvernement Balladur, Nicolas Sarkozy, s’en
explique : « Nous ne sommes pas une puissance moyenne, nous sommes
une grande puissance. À quatre reprises depuis quinze mois, la France a
joué un rôle majeur sur des plans différents. [...] Si la France n’agit pas,
Sarajevo tombe. Et enfin, c’est l’affaire du Rwanda » 3. Dès lors, la France

1. Boutros Boutros-Ghali, Unvanquished. A US-UN Saga, I.B. Tauris, Londres, 1999, p. 140.

2. William Drozdiak, « No rescue for Rwanda », The Washington Post, 18/06/1994.

3. Monique Mas, Paris-Kigali, 1990-1994, L'Harmattan, 1999, p. 434. De 1993 à
1995, Nicolas Sarkozy était ministre du Budget et porte-parole du gouvernement
d’Édouard Balladur.


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se démène pour obtenir l’appui de ses alliés européens et des États afri-
cains. Mais les réactions sont plutôt mitigées. Le Sénégal et le Tchad
proposent d'envoyer quelques centaines de soldats ; le Congo et le Niger.
une quarantaine ; et la Mauritanie, quatre médecins. Alors que la France a
déclaré qu’elle n’entreprendrait rien sans l’aval de l’ONU, les premières
troupes françaises se posent sur l’aéroport de Goma, à la frontière
Zaïroise, avant même que le Conseil de sécurité n’ait pu se réunir pour
discuter du principe de l’intervention. Ce dispositif avancé est censé
préparer le terrain à la Force d’intervention. Dès le 18 juin, « le préposi-
tionnement de troupes françaises a été décidé [.…] dans l’attente d’un feu
vert des Nations unies » 4.

Avec le temps, la question se posera de savoir si le projet d’interven-
tion française n’a pas germé plus tôt qu’il n’y paraît. Le 9 mai, le général
Jean-Pierre Huchon a reçu dans son bureau de la Mission militaire de
Coopération le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda, conseiller du chef
d’état-major des FAR. Dans le rapport de mission que ce dernier rédige à
son retour au Rwanda, il indique clairement que parmi les priorités de
cette rencontre figurait « le soutien du Rwanda par la France sur le plan de
la politique internationale ; [.…] la présence physique des militaires fran-
çais au Rwanda ou tout au moins d’un contingent d’instructeurs pour les
actions de coups de main dans le cadre de la coopération » 5. Rwabalinda
précise que le général Huchon doit fournir aux FAR des munitions, mais
aussi du matériel de transmission destiné à sécuriser ses communications
avec le général Bizimungu, chef d’état-major des FAR. C’est ainsi que
l’officier rwandais retournera à Kigali muni d’un téléphone crypté censé
permettre aux deux officiers de communiquer sans crainte d’être écoutés
par des tiers. « Dix-sept petits postes à sept fréquences chacun ont été
également envoyés pour faciliter les communications entre les unités de la
ville de Kigali. » Il ressort également du rapport que la piste de l’aéroport
de Kigali « a été retenue convenable aux opérations [d’atterrissage] à
condition de boucher les trous éventuels et d’écarter les espions qui circu-
lent aux alentours de cet aéroport ». Selon Sébastien Ntahobari, alors
attaché militaire à l’ambassade du Rwanda à Paris, le téléphone offert par
le général Huchon au général Bizimungu par l’entremise d’Ephrem

4. « Dès que l’ONU aura donné son feu vert, Paris enverra des troupes aux frontières du Rwanda », Jacques Isnard, Le Monde, 21/06/1994, cité in Monique Mas, op. cit. Voir aussi J. Matthew Vaccaro, « The politics of genocide : peacekeeping and Rwanda ». William J. Durch (dir.), UN Peacekeeping, American Politics and the Uncivil Wars of the 1990s, Henry L. Stimson Center, St Martin’s Press, New York, 1996.

5. Une retranscription du rapport d’Ephrem Rwabalinda est consultable sur Internet http://www .voltairenet.org/article5869.html. Voir aussi Assemblée nationale française Mission d’information commune, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), Tome II, Annexes, Paris, pp. 571-574.


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Rwabalinda doit permettre au chef d’état-major des FAR de « transmettre
à Paris des renseignements protégés pour la sécurité des militaires français
de l’opération Turquoise, qui était en préparation » 6.

Le 22 juin, par la Résolution 929, le Conseil de sécurité approuve le
projet d’une intervention française. Même si les militaires français ne
porteront pas le béret bleu, leur mission, prévue pour ne pas excéder
soixante jours, doit tout de même être coordonnée par le secrétaire
général des Nations unies. Chacun espère qu’au bout de ce délai, la
Minuar II — dont la création a été adoptée avec enthousiasme par le
Conseil le 17 mai précédent — sera opérationnelle 7.

Tout le monde n’est pas convaincu que l’Opération Turquoise, comme
elle a été baptisée, se limitera à une opération humanitaire. Au Conseil de
sécurité, au moment du vote, cinq pays préfèrent s’abstenir : le Brésil, la
Chine, la Nouvelle-Zélande, le Nigeria et le Pakistan. L’ambassadeur
néo-zélandais Colin Keating s’est démené pour obtenir la contribution
des États membres à une Minuar II renforcée 8. Mais les États-Unis ont
plaidé en faveur de l’intervention française. Madeleine Albright a fait
valoir que le Conseil devait se montrer suffisamment souple pour se
contenter de solutions imparfaites — ce qui est le cas, en l’espèce. Pour
l’ambassadrice américaine à l'ONU, Turquoise est censée permettre de
combler le fossé jusqu’à l’arrivée des cinq mille cinq cents hommes
prévus pour venir renforcer la Minuar, dans un délai dont Boutros-Ghali a
estimé qu’il pourrait aller jusqu’à trois mois.

Le président Mitterrand manifeste son incompréhension du manque
d’enthousiasme qui accueille l’intervention française. Lors d’un conseil
restreint, le 22 juin, il met cette réaction sur le compte de « la propagande
: du FPR à Bruxelles 9 ». Jugeant « la naïveté des diplomates et des journa-
listes [.…] déconcertante », le chef de l’ État demande au chef d’état-major
des armées si on ne pourrait pas « éventuellement ramener les Tutsi
menacés en zone FPR ». Les Français ont reçu le mandat de sécuriser les
zones humanitaires et de protéger les personnes déplacées ainsi que les
personnels des organisations humanitaires. Le projet des responsables mili-
taires français consiste à mettre en place des zones sécurisées afin de
protéger les réfugiés en fuite et d’empêcher la guerre de s’étendre au
Burundi et en Tanzanie. Disposant d’un mandat au titre du Chapitre VII, les
forces françaises sont censées désarmer les milices et arrêter les respon-
sables des massacres.

6. Assemblée nationale française, op. cit, p. 574.

7.La Minuar II ne sera totalement opérationnelle qu’en décembre 1994.

8. Conseil de sécurité (S/PV.3392), 22/06/1994.

9. Document confidentiel Défense, 22/06/1994, cité in Gabriel Périès et David
Servenay, Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), La Découverte, 2007, p. 383.

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La presse française ne ménage pas ses critiques. Dans les colonnes du
Monde, on redoute que l’opération ne tourne au fiasco, tout en s’indi-
gnant qu’une fois encore la France vole au secours des autorités rwan-
daises. Dès le 14 juin, Libération publie une tribune de Jean Carbonare,
qui avait fait partie de la Commission d’enquête conjointe de 1993.
Celui-ci y accuse la France d’avoir été informée depuis des années de ce
qui risquait de survenir au Rwanda, dans la mesure où « les services de
renseignement français tenaient tout le pays avec l’armée rwandaise 10 ».
Libération publie également l’interview de Janvier Afrika, un Rwandais
qui prétend avoir fait partie des escadrons de la mort du Hutu Power.
Celui-ci affirme avoir été formé par des instructeurs français". À New
York, le représentant du FPR, Claude Dusaidi, choqué et furieux à
l’annonce de l’opération Turquoise, explique aux journalistes présents
autour de la chambre du Conseil que la véritable ambition des Français
est de sauver la mise aux auteurs du génocide.

Au QG de la Minuar, le 17 juin après-midi, le général Dallaire reçoit
la visite de Bernard Kouchner, l’un des fondateurs de MSF, qui est venu
au Rwanda à la demande du gouvernement français 12, Après avoir précisé
à Roméo Dallaire que la France est désormais sur le point d’intervenir,
Kouchner suggère que les Français se chargent de créer une zone sécu-
risée dans les territoires sous contrôle gouvernemental, tandis que la
Minuar II sera opérationnelle dans les zones contrôlées par le FPR.
Sortant une carte du pays, il désigne à Dallaire la zone prévue pour être
placée sous contrôle français. Celle-ci inclut des portions de la capitale
rwandaise. D’après Bernard Kouchner, des orphelins et des missionnaires
bloqués dans Kigali derrière les lignes Interahamwe pourront ainsi être
sauvés. Selon le French Doctor, si Dallaire acceptait d’apporter un
soutien à l’opération, cela aiderait à convaincre les sceptiques de la
nécessité que les troupes françaises retournent à Kigali. Mais le général
canadien, méfiant, refuse d’apporter aux Français quelque caution que ce
soit. Quelques semaines plus tôt, du 12 au 16 mai, Bernard Kouchner
s’est déjà rendu au Rwanda. Il a alors tenté, en vain, de ramener en
France des orphelins blessés. À cette occasion, il a dû négocier avec le
colonel Bagosora, à qui il a promis que la couverture médiatique qui
serait consacrée à la libération de ces orphelins constituerait une magni-

10. « La honte », courrier de Jean Carbonare paru dans Libération, 14/06/1994.

11. Stephen Smith, « Rwanda. Un ancien des escadrons de la mort accuse ».
Libération, 21/06/1994.

12. Bernard Kouchner a été ministre d’État en charge des Affaire humanitaires (1985 1991) puis ministre de la Santé (1992-1993). En juillet 1994, il est élu au Parlement européen. Il sera nommé ministre des Affaires étrangères par Nicolas Sarkozy en mai 2007.

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fique opération de relations publiques pour le gouvernement intérimaire.
Selon Kouchner, l’opinion publique française, choquée par le génocide,
demande des actes. Il tente alors de convaincre Dallaire que la libération
des orphelins est dans son intérêt, dans la mesure où le commandant de la
Minuar est vu à Paris sous un jour défavorable. Un geste de sa part
permettrait d’améliorer sa réputation 13.

Roméo Dallaire est consterné par la perspective d’une intervention
française. L’effronterie des Français le dépasse. Si ceux-ci voulaient réel-
lement mettre un terme au génocide et soutenir les efforts de l’ONU en ce
sens, que n’ont-ils contribué au renforcement de la Minuar ! Désormais,
sa mission se trouve encore un peu plus menacée. Aussi Dallaire préfère-
t-il interrompre sans attendre les opérations de sauvetage. Dans un câble
qu’il adresse à New York, le commandant de la Minuar ne cherche même
pas à dissimuler sa colère :

« La Minuar a attendu de recevoir les moyens supplémentaires qui lui
permettraient de contribuer à stopper les massacres. L'absence de toute
réaction digne de ce nom pour satisfaire les besoins élémentaires de la
mission est proprement scandaleuse. Elle a directement conduit à causer
la perte de davantage de vies rwandaises » 14.

À ses yeux, l’opération française est de nature à dissuader l’ensemble
des États membres de contribuer à la Minuar II, que ce soit en troupes ou
en équipement. Si les Français installent leur quartier général à Goma, au
Zaïre, les casques bleus se retrouveront dans une position délicate. Les
soldats de la Minuar sont en effet principalement confinés à Kigali, au
centre du pays, de part et d’autre de la ligne de front entre les FAR et le
FPR. La décision grotesque qui vient d’être prise par l’ONU aboutit donc
à placer une force onusienne intervenant sous le Chapitre VI entre une
autre force intervenant, elle, sous le Chapitre VII et l’un des belligérants.
Roméo Dallaire est convaincu que la véritable raison de l’intervention
française est l’intention de Paris d’empêcher le FPR de conquérir le pays.
En réalité, les Français souhaitent une partition du Rwanda en deux, à
l’instar de Chypre. Lorsqu'il a été question que les troupes françaises se
posent à l’aéroport de Kigali, le général canadien a fait savoir à New
York que dans le cas où l’on demanderait aux casques bleus de se placer
sous les ordres du commandement français, il donnerait sa démission.
Pour l’heure, Dallaire a appris que les Français avaient déjà pris langue
avec des représentants du FPR afin de leur exposer leurs plans.

13. Témoignage de Roméo Dallaire devant le TPIR (témoin cité par le procureur),
procès « Militaires I », janvier 2004.
14. Boutros Boutros-Ghali, op. cit, p. 139.

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Roméo Dallaire écrira par la suite :

« À ce moment-là, je n'aurais jamais deviné jusqu’à quel point le
gouvernement intérimaire, l’armée gouvernementale rwandaise, Boutros-
Ghali, la France et même le FPR travaillaient déjà derrière mon dos pour
organiser une intervention au Rwanda sous couvert d’aide humanitaire » 15.

De retour à Paris après sa tentative infructueuse, Kouchner informe
Bruno Delaye, le responsable de la cellule africaine de l’Élysée, du refus
de coopérer manifesté par Dallaire. Suggérant de présenter toute initiative
française comme une nouvelle phase de la politique de la France au
Rwanda 16, il estime qu’il serait opportun que Paris exprime des regrets
pour le passé, tout en insistant sur le fait que l’opération Turquoise est
strictement humanitaire.

La réaction du FPR s’exprime par la bouche de Paul Kagame, qui
qualifie l’initiative française de perfide acte de guerre. Le 25 juin, Le
Figaro cite les propos du commandant du FPR :

« Vous avez armé et entraîné les gardes présidentiels ; vous avez
accepté que ces gardes présidentiels arment et entraînent à leur tour, sous
vos yeux, les extrémistes hutu. Kigali est en mesure d’absorber bien plus
de housses mortuaires que Paris », prévient-il.

Dans le même temps, certains affirment que le gouvernement améri-
cain ferait pression sur le FPR pour que celui-ci coopère à l’opération
Turquoise. Les rebelles auraient ainsi reçu, en secret, la garantie que les
troupes françaises ne s’approcheraient pas de Kigali, dont ils sont sur le
point de s’emparer 17. Sur la RTLM, les animateurs annoncent en boucle
l’arrivée imminente des Français. À Kigali, des drapeaux français flam-
bant neufs font leur apparition à chaque barrage. Les tueurs semblent
revigorés. Leurs acclamations et leurs chants résonnent dans la capitale :
« Nos frères français viennent nous sauver ! 18 »

L'annonce de l’intervention française met par ailleurs en danger la vie
des observateurs militaires originaires des pays du « pré carré » français

15. Roméo Dallaire, J’ai serré la main du Diable. La faillite de l’humanité au
Rwanda, Libre Expression, Outremont (Québec), 2003, p. 521.

16. Archives de l’Institut François Mitterrand ; Présidence de la République ; Le Conseiller à la Présidence ; Objet : Rwanda - B. Kouchner : « Note à l’attention de Monsieur le Président de la République », Paris, 21/06/1994.

17. Entretien téléphonique avec un ancien fonctionnaire du gouvernement américain, Washington, DC, octobre 2007.

18. James Orbinski, An Imperfect Offering. Dispatches from the Medical Front Line, Random House, Canada, 2008, p. 221.


SAUVER L’HONNEUR 347

en Afrique — le Congo, le Sénégal et le Togo —, dont les gouvernements
envisagent de fournir des troupes à l'opération Turquoise 19. Au nombre de
quatre-vingt-dix, ces Africains francophones se sont révélés des auxi-
liaires précieux pour assurer la liaison entre la Minuar et l’armée gouver-
nementale. Leur rôle a été particulièrement crucial en matière de recueil
du renseignement. Arrivés initialement au Rwanda dans le cadre de la
mission supervisée par l’OUA, ils connaissent bien le pays, où ils dispo-
sent de solides contacts. Depuis le début du génocide, ils ont notamment
joué un rôle clé pour protéger les civils réfugiés à l’hôtel des Mille
Collines. Mais désormais, considérés comme pro-Français, ces observa-
teurs font l’objet de toutes sortes de mauvais traitements de la part des
hommes du FPR. Pour leur sécurité, il devient nécessaire de les évacuer.
Le général Henry Anyidoho est chargé de les escorter hors du pays, ce
qui implique de traverser le territoire sous contrôle du FPR pour gagner
l’Ouganda. Sur les collines de Mirama, des hélicoptères Bell 212 doivent
ensuite les conduire jusqu’à Entebbe. Mais à peine ont-ils quitté Kigali, le
21 juin, que leur convoi est immobilisé à un checkpoint par les hommes du
FPR. Là, un sous-lieutenant insiste pour les dérouter vers l’aéroport de
Kigali. Ce n’est qu’après une fouille minutieuse de leurs bagages, durant
laquelle tous leurs objets de valeur sont pillés, qu’on les laissera pour-
suivre leur route 20. Quelques semaines plus tard, Roméo Dallaire se rendra
à Nairobi tout exprès pour les décorer avant leur retour définitif dans leurs
pays. Ces officiers ont été soumis à des situations particulièrement dange-
reuses. Ils ont vu certains de leurs camarades se faire tuer ou blesser. La
plupart d’entre eux sont tombés malades. Aussi Roméo Dallaire rendra-t-il
hommage à leur engagement, leur détermination et leur courage.

Le 26 juin, une autre cérémonie de décoration se tient au QG de la
Minuar à Kigali. Aux côtés du général ghanéen Henry Anyidoho et du
chef des observateurs militaires, le colonel fidjien Iosa Tikoca, le général
Dallaire décore une soixantaine de membres du personnel du QG, les
observateurs militaires restés au Rwanda ainsi que le contingent tunisien.
Tikoca est un vétéran des troupes des Nations unies. Après avoir servi en
Somalie, il a passé plus de temps au Rwanda que tous les autres membres
de la Minuar. En tant qu’observateur militaire, il représentait les Nations
unies au moment de la négociation des Accords d’Arusha. L’équipe
d’observateurs militaires non armés qu’il a dirigée aura vécu de
nombreuses situations dramatiques au Rwanda : on les a retenus en
otages, on leur a tiré dessus, des Interahamwe ivres les ont menacés, ils se

19. Jonathan Moore (dir.), Hard Choices : Moral Dilemmas in Humanitarian
Intervention, Rowman & Littlefield, Oxford, 1998, p. 81.

20. Henry Kwami Anyidoho, Guns over Kigali, Woeli Publishing Services, Accra,
1997, pp. 77-78.

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sont retrouvés pris entre deux feux... Mais jamais le colonel Tikoca n’a
abandonné l’un de ses observateurs militaires dans une situation
précaire 21. Tous témoigneront de sa bravoure 22.

Au QG de la Minuar, l’ambiance est au changement. De nouvelles
recrues font leur apparition dans le cadre de la lente mise en œuvre de la
Minuar II. Un régiment canadien des transmissions vient d’arriver, en
même temps qu’une équipe de reconnaissance chargée de préparer
l’arrivée d’un bataillon éthiopien. Une compagnie ghanéenne est égale-
ment attendue sous peu. Les Britanniques et les Australiens sont chargés
d'installer des hôpitaux de campagne. Tout cela a été rendu possible par
Henry Anyidoho, qui s’est acquitté avec succès de la mission herculéenne
consistant à organiser l’acheminement de ces renforts par avion entre
Nairobi et Kampala, puis par la route jusqu’à Kigali. Quelle que soit la
nature du danger, le général Anyidoho demeure impassible ; il a l’habi-
tude de dire qu’un soldat doit savoir faire face au danger 23. Le principe de
ce convoi terrestre — dix heures de route — a été avalisé par les États
voisins et par le FPR. C’est Anyidoho qui a personnellement accompagné
le premier convoi de cinquante soldats ghanéens. Tout un symbole.
puisqu’il s’agit du premier renfort jamais reçu par la Minuar. Leur ache-
minement a été facilité par le Programme alimentaire mondial (PAM) qui
a fourni des camions adaptés. « Nous n’étions plus seuls 24 », écrira
Roméo Dallaire. « Nous nous en étions sortis indemnes » 25.

Sa hiérarchie demande au commandant de la Minuar de coopérer avec
l'opération française. Celui-ci se rend donc à Goma pour y rencontrer le
commandant en chef de Turquoise, le général de brigade Jean-Claude
Lafourcade, qui a installé dans cette ville frontalière un quartier général
interarmées. Roméo Dallaire est censé faire la liaison entre Turquoise et
le FPR. Lafourcade lui indique que dans les parties du pays où ils inter-
viennent, les Français désarmeront toutes les troupes non combattantes
tout en empêchant les massacres. En réalité, il n’en sera rien. Jean-Claude
Lafourcade écrira par la suite à Roméo Dallaire pour lui indiquer que
l’opération Turquoise n’a pas pour but de désarmer les milices ni les mili-
taires dans les zones qu’elle contrôle, à moins que ceux-ci ne constituent
une menace pour les personnes placées sous protection française 25.

21. Roméo Dallaire, op. cit, pp. 533-534.

22. losa Tikoca est aujourd’hui Haut Commissaire des îles Fidji en Papouasie-
Nouvelle Guinée.

23. Aidan Hartley, The Zanzibar Chest. À Memoir of Love and War, HarperCollins.
Londres, 2003, p. 375.

24. Roméo Dallaire, op. cit, p. 551.

25. Ibid, p. 568.

26. Ibid. p. 567.


SAUVER L'HONNEUR 349

Cette visite à Goma permet à l’officier canadien de prendre la mesure
du dispositif français 27. Le général Lafourcade peut en effet compter sur
deux mille cinq cents hommes appartenant aux troupes d’élite de l’armée
française et rattachées au Commandement des opérations spéciales
(COS). En termes de matériel, l’officier dispose de plus de cent véhicules
blindés, de batteries de mortiers lourds, de huit hélicoptères Super Puma,
de huit avions de combat Jaguar, de quatre Mirage prévus pour les
missions d’attaque au sol et de quatre autres destinés aux missions de
reconnaissance 28. Il y a encore des véhicules de transmission dotés
d’antennes paraboliques et de lignes terrestres. Le général Lafourcade
dispose de tout l’équipement qui a tant fait défaut à Roméo Dallaire, y
compris un mandat au titre du Chapitre VII de la Charte. La France a
consacré à l’Opération Turquoise, prévue pour une durée de soixante
jours, 1 % de son budget annuel en matière de Défense. Roméo Dallaire
se dit qu’une telle puissance de feu est étonnante pour une opération
annoncée comme strictement humanitaire. Lors des conversations qu’il a
eues avec des officiers français, le commandant de la Minuar a pu
constater leur déni de la réalité du génocide et leur refus d’envisager que
ses auteurs puissent être leurs anciens frères d’armes. À l’inverse, ils
manifestent ouvertement leur envie d’en découdre avec le FPR et repro-
chent à la Minuar de n’avoir pas empêché la défaite de l’armée gouverne-
mentale. Bien peu, parmi eux, ont une idée précise de l’ampleur des
massacres 29. Encore faut-il savoir qu’un certain nombre d’officiers de
Turquoise ont servi au Rwanda avant le début du génocide, que ce soit
comme conseillers ou comme instructeurs auprès de différentes unités de
l’armée rwandaise. L’un d’entre eux, le colonel Didier Tauzin, alias
Thibaut, est désormais en charge du secteur Sud-Ouest de la zone d’inter-
vention française.

Officiellement, l’opération Turquoise débute le 23 juin lorsque les
premiers soldats français, accompagnés par un camion transportant des
soldats sénégalais, traversent à Bukavu la frontière entre le Zaïre et le
Rwanda. Dès lors, les Français conduisent des patrouilles de reconnais-
sance à travers les préfectures de Gisenyi, Kibuye, Cyangugu et
Gikongoro — des zones qui se trouvent encore sous le contrôle du gouver-
nement intérimaire. Partout sur leur passage, d’énormes drapeaux fran-
çais les accueillent. À Cyangugu, leurs véhicules sont même ornés de
fleurs. La RTLM, qui émet à présent depuis Gisenyi, annonce que les
Français sont venus aider l’armée gouvernementale à combattre le FPR et
qu’ils distribueront des armes aux Hutu. « Vous, les filles hutu, lavez-

27. Ibid, p. 557-558.
28. Ibid. Voir aussi J. Matthew Vaccaro, op. cit.
29. Roméo Dallaire, op. cit, p. 560.


350 COMPLICITÉS DE GÉNOCIDE

vous et mettez une belle robe pour accueillir nos alliés français, claironne
la radio de la haine. Toutes les filles tutsi sont mortes, vous avez vos
chances » 30.

La France continue de soutenir que ses soldats sont là pour venir en
aide aux civils rwandais. Le chercheur Gérard Prunier, à l’époque
conseiller du ministre de la Défense, raconte toutefois que le premier
projet d’intervention élaboré par Paris prévoyait de pénétrer au Rwanda
par Gisenyi, au nord-ouest du pays. Gérard Prunier a alors fait remarquer
au gouvernement français qu’il n’y avait plus à Gisenyi aucun Tutsi en
vie à présenter aux caméras dans le but de justifier l’intervention. Le plan
initialement présenté aux Nations unies par les diplomates français
montrait en outre que Paris souhaitait contrôler une vaste zone allant du
Nord et du Sud-Est jusqu’à Kigali, et du Sud-Ouest jusqu’à Butare.
Autrement dit, une zone englobant les territoires où les troupes rwan-
daises conservaient encore des soldats et du matériel. Roméo Dallaire a
alors fait savoir à New York qu’il refusait de voir les Français mettre un
seul pied à Kigali ; si ces derniers voulaient se rendre utile, ils n'avaient
qu’à fournir des hommes à la Minuar 31.

Gérard Prunier recommandera que les soldats français soient plutôt
déployés dans le sud-ouest du Rwanda, à Cyangugu, afin de se porter au
secours des Tutsi réfugiés du camp de Nyarushishi 32. C’est ainsi que les
troupes de Turquoise, suivies par les journalistes, se rendront sur les
collines escarpées d’une plantation de thé, à Nyarushishi, pour sécuriser
un camp où huit mille personnes ont trouvé refuge. Lorsque ces réfugiés
terrifiés aperçoivent les soldats français de l’opération Turquoise, leur
première pensée est que ceux-ci sont venus pour les tuer. Sur les quelque
cinquante-cinq mille Tutsi qui vivaient dans cette préfecture, dix mille
seulement ont survécu, dont huit mille se trouvent au camp de
Nyarushishi. « Où étiez-vous en avril ? », demande l’un d’eux à un soldat
français. En choisissant de se rendre dans ce camp, les Français s’effor-
cent d’apparaître neutres. Interviewé par un journaliste britannique, le
colonel Tauzin déclare que les Tutsi de Nyarushishi craignent l’avancée
du FPR. En réalité, ce que craignent ces réfugiés, c’est de faire l’objet
d’une nouvelle vague de massacres avant que le FPR ne soit en mesure de
leur venir en aide 33. Les officiers français se montreront beaucoup plus
discrets lorsqu’ils rendront une visite de courtoisie au gouvernement inté-

30. Human Rights Watch / Fédération Internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Karthala, 1999.

31. Ibid.

32. Gérard Prunier, The Rwanda Crisis, op. cit, pp. 281-287.

33. Chris McGreal, « French compromised by collaboration in Rwanda »,
The Guardian, 01/07/1994.


SAUVER L’HONNEUR 351

rimaire, alors réfugié à l’hôtel Méridien de Gisenyi, apportant avec eux
ravitaillement et équipement. Sur le bord de la route, des écoliers formant
une haie d’honneur les acclament. Le chef d’état-major des armées, le
général Augustin Bizimungu, leur annonce que ses hommes s’apprêtent à
lancer une offensive contre le FPR.

Une semaine après son arrivée à Cyangugu, une patrouille de soldats
français va faire une sinistre découverte : en préfecture de Kibuye, sur une
chaîne de collines baptisée Bisesero, des centaines de Tutsi frêles et blessés
sortent lentement de la forêt pour venir à leur rencontre. Il s’agit des survi-
vants d’une communauté tutsi de la région estimée à cinquante mille
personnes avant le génocide. Depuis le mois d’avril, ils se cachent sur ces
collines où ils sont l’objet d’attaques incessantes de la part des miliciens et
des soldats rwandais 34. Certains d’entre eux souffrent de blessures épouvan-
tables. Les femmes et les enfants sont rares, car il n’ont pas été en mesure
de courir assez vite pour échapper aux tueurs. La zone est littéralement
jonchée de cadavres 35. Depuis 1994, Bisesero occupe une place à part dans
l’histoire du génocide. Il s’agit en effet du seul site où des Tutsi se sont
organisés pour résister aux tueurs, bien qu’ils n’aient disposé pour cela que
de pierres, de bâtons, de lances et de quelques armes à feu. Pour éradiquer
ce foyer de résistance et liquider définitivement ces « cancrelats » qui
s’accrochent désespérément à la vie, les auteurs du génocide ont dû faire
venir en renfort des convois entiers d’Interahamwe 36. Les Tutsi de Bisesero
— les Abasesero — s’étaient déjà distingués, au cours de vagues de violence
antérieures, par leur capacité à se défendre par eux-mêmes. C’est en partie
pour cela qu’au début du génocide, des Tutsi originaires d’autres régions
sont venus se réfugier là, pensant qu’ils y seraient en sécurité.

Dans les tout derniers jours de juin, constatant que les soldats français
sont revenus au Rwanda, les rescapés tutsi, dont certains se terrent depuis
près de trois mois, se glissent sans bruit hors de leurs cachettes de
fortune, qui d’un placard, qui d’un grenier … Certains racontent comment
des Hutu courageux les ont cachés, au péril de leur vie. Un sous-officier
français du GIGN, l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, témoigne de sa
surprise face à ces morts vivants : « Ce n’est pas ce qu’on nous a fait
croire. On nous a affirmé que c’était les Tutsi qui massacraient les
Hutu. » Un autre soldat français ajoute : « Nous n’avons pas trouvé un
seul Hutu blessé ici, uniquement des Tutsi massacrés » 37. Deux ans plus

34. Cf. TPIR, le Procureur contre Édouard Karemera, Yussuf Munyakazi, Clément
Kayishema, Obed Ruzindana, Eliezer Niyitegeka et Alfred Musema.

35. Philip Verwimp, « Death and survival during the 1994 genocide in Rwanda »,
Population Studies, 58(2), 2004, pp. 233-245.

36. African Rights, Resisting Genocide. Bisesero. April-June 1994, avril 1998.

37. Robert Block, « Pattern of slaughter confounds French », The Independent on
Sunday, 03/07/1994.


352 COMPLICITÉS DE GÉNOCIDE

tôt, Thierry Prungnaud a été chargé de former la garde présidentielle rwan-
daise. Dans l’esprit des militaires français de Turquoise, les Hutu sont les
victimes de la guerre civile et ils doivent être protégés contre les exactions
du FPR. Les assassinats de Tutsi ne sont qu’une retombée de cette guerre,
due à l’existence de poches de résistance où sévissent des « infiltrés » tutsi.

Jusqu’à aujourd’hui, les événements de Bisesero ont fait couler beau-
coup d’encre. Une controverse entoure en effet les circonstances précises
de la découverte de ces rescapés. Des accusations très graves ont été
portées contre l’armée française, selon lesquelles les officiers qui les ont
découverts n’auraient rien entrepris pour les protéger des tueurs. Lorsque
quelques centaines de Tutsi ayant survécu aux massacres sont sortis de
leur cachette pour implorer l’aide des Français, ces derniers leur ont
demandé d’attendre quelques jours, prétextant qu’ils ne disposaient pas
des moyens suffisants pour les emmener avec eux ni pour assurer leur
protection sur place. Lorsque les Français reviendront, trois jours plus
tard, les miliciens auront eu tout le temps d’exterminer la plupart d’entre
eux 38. Cette allégation de complicité objective avec les tueurs est apparue
pour la première fois en 1994. L'enquête sur ces événements fait, depuis.
l’objet d’investigations complémentaires par des journalistes et des asso-
ciations de défense des droits de l’homme 39.

Vendredi 1er juillet, dix jours après le début de l’opération Turquoise.
le gouvernement français informe Boutros Boutros-Ghali de son intention
d’établir dans le sud-ouest du pays une zone protégée où la population
civile pourra se mettre à l’abri des « combats ». Cette initiative, qui
survient au moment où le FPR est sur le point de s’emparer de Kigali,
marque une première entorse au mandat reçu de l’ONU. Immédiatement.
des inquiétudes s’expriment : ne s’agirait-il pas plutôt de permettre aux
auteurs du génocide de se mettre à l’abri du FPR ? Faisant prévaloir leur
propre interprétation de la Résolution 929, les Français finissent par rece-
voir le soutien du secrétaire général. Le FPR n’aura pas le droit de péné-
trer dans cette enclave. Boutros Boutros-Ghali fait valoir que face à le
marée humaine qui voit des dizaines de milliers de civils fuir devant
l’avancée du FPR, la seule alternative qui se présente à la France est soit

38. Rapport de la Commission d’enquête citoyenne sur le rôle de la France pendant le génocide des Tutsi en 1994, Laure Coret et François-Xavier Verschave (dir.), L’horrewr qui nous prend au visage. L'État français et le génocide au Rwanda, Karthala, 2005. Ces soldats appartiennent aux Commandos parachutistes de l’air (CPA 10), basés à Nîmes. Voir aussi African Rights, Rwanda. Death, Despair and Defiance, Londres, 1995.

39. En 2005, six rescapés rwandais ont déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le tribunal aux armées de Paris. Ils accusent des soldats de l’armée française de s’être rendus complices du génocide pendant l’opération Turquoise, et d’avoir eux- mêmes commis des viols ou des meurtres contre des rescapés tutsi.


SAUVER L’HONNEUR 353

de retirer ses troupes, soit d’établir une « zone humanitaire sûre »
(ZHS) 40.

Le 4 juillet, forts de ce soutien, les Français établissent une base
importante à seulement 10 km des lignes avancées du FPR. Celle-ci est
protégée par des parachutistes pourvus de pièces d'artillerie lourde. En
traçant ainsi les contours de leur ZHS dans le sud-ouest du pays, les
Français espèrent étendre à cette zone les dispositions relatives à la zone
d'exclusion aérienne. Mais leur décision de créer une zone humanitaire
sûre englobant environ 20 % du territoire rwandais — zone qui sera, à en
croire le commandement français, interdite au FPR, au besoin par la
force — se heurte aux principes du droit international. Le Premier ministre
Édouard Balladur s’en expliquera ultérieurement devant le Conseil de
sécurité. Sans une action rapide, affirme-t-il, la survie du pays était en jeu
et la stabilité de la région, sérieusement compromise 41. Des rumeurs font
état de combats qui auraient opposé près de Butare, au début juillet, les
soldats français et le FPR. À cette occasion, dix-huit soldats français
auraient été fait prisonniers. Le FPR les aurait relâchés dès le lendemain,
après des négociations avec Paris. Mais les détails relatifs à cet épisode
ne seront jamais rendus publics par l’une ou l’autre des deux parties 42.

Dans l'immédiat, le principal effet de la Zone humanitaire sûre est de
permettre à l’armée gouvernementale et aux auteurs du génocide
— soldats, miliciens et simples civils — de battre en retraite sans être
inquiétés. Accusés de les laisser filer, les Français rétorquent que leur
mandat ne les autorise ni à arrêter ni à détenir quiconque dans leur zone
d'intervention, quand bien même il s’agirait de criminels de guerre. Les
Français ne cherchent pas davantage à désarmer les milliers de civils qui
transitent par la ZHS — dont des miliciens armés jusqu’aux dents — ni à
interrompre les programmes incitant au génocide de la RTLM, qui émet
désormais depuis la zone sous contrôle français.

Les appréciations divergent quant au bilan de l’opération Turquoise.
Pour le chercheur Gérard Prunier, l’importance et l’efficacité de la
mission ont été exagérées par Paris à des fins de propagande. En ce qui
concerne le nombre de vies humaines sauvées grâce à l’intervention fran-
çaise, les avis sont partagés. L'armée française affirme que Turquoise a
permis de sauver quelques dix-sept mille personnes, mais Gérard Prunier
considère qu’en prenant en compte les réfugiés du camp de Nyarushishi
et les autres rescapés secourus ici et là, le chiffre le plus réaliste tourne

40. The United Nations and Rwanda, 1993-1996, Série Livres bleus des Nations
unies, vol. 10, Département de l’information des Nations unies, New York, 1996, p.55.
41. Conseil de sécurité (S/PV.3402), 11/07/1994,

42. Mel McNulty, « France’s Rwanda débâcle », War Studies, 2(2), printemps 1997,
p. 16.

354 COMPLICITÉS DE GÉNOCIDE

autour de dix mille à treize mille vies sauvées 43. En tout état de cause, les
Français n’ont pas été en mesure d’empêcher le génocide de se poursuivre
dans la ZHS 44. Quant aux pertes dans les rangs de l’armée française, il n’y
en eut aucune, du moins officiellement. Les seuls dommages enregistrés
au sein des rangs français concernent des soldats qui ont été choqués,
voire traumatisés, par ce qu’ils ont vu sur les collines rwandaises 45.

Le 4 juillet à l’aube, tandis que les dernières unités de l’armée rwandaise
abandonnent leurs positions, le FPR s’empare de Kigali. Après trois mois de
combats et de massacres, la ville retrouve son calme. La garde présiden-
tielle, qui a un temps fixé le FPR au niveau du rond-point de Kacyiru, bat
désormais en retraite vers Ruhengeri. Le même jour, un Représentant spécial
des Nations unies, l’ancien ministre pakistanais des Affaires étrangères
Shaharyar Khan, arrive à Kigali 46. Il est accueilli au QG de la Minuar par
une haie d'honneur formée par les casques bleus ghanéens. Puis Shaharyar
Khan fait le tour de la ville et se rend jusqu’à l’hôpital du CICR, avec ses
drapeaux qui flottent toujours au sommet de la colline. Il témoigne y avoir
vu des centaines de corps : « Les sols étaient maculés de sang, et il se déga-
geait une terrible odeur de chair en décomposition. » Les blessés sont telle-
ment nombreux qu’il ne reste plus un seul centimètre carré disponible. Au
moment de battre en retraite, les soldats rwandais ont fait pleuvoir, indistinc-
tement, un déluge d’obus de mortier sur Kigali. L’un d’entre eux a atteint la
salle des urgences, tuant sept patients 47. Un officier rwandais téléphonera
toutefois au CICR pour remercier Philippe Gaillard et les autres délégués de
la Croix-Rouge d’avoir pris soin de leurs blessés.

Le lendemain, Philippe Gaillard quitte le Rwanda. Comme par le
passé, il préfère ne pas dire au revoir au personnel de la délégation.
Auparavant, il a tout de même partagé un dernier repas à base de rations
de survie avec Roméo Dallaire 48. Trois mois plus tôt, Dallaire lui avait

43. Gérard Prunier, « Operation Turquoise : a humanitarian escape », in Howard
Adelman and Astri Suhrke (dir.), The Path of a Genocide. The Rwanda Crisis from
Uganda to Zaire, Transaction, New Brunswick, NJ, 1999, p. 303.

44. Human Rights Watch / FIDH, op. cit.

45. Mel McNulty, art. cit p. 18.

46. Jacques-Roger Booh Booh sera remplacé le 1er juillet 1994. T1 avait quitté Kigali le 24 avril pour prendre ses quartiers à Nairobi.

47. Shaharyar Khan, The Shallow Graves of Rwanda, I.B. Tauris, Londres, 2000,
p. 16. ;

48. Philippe Gaillard, chef de la délégation du CICR au Rwanda de 1993 à 1994, conférence donnée le 18 octobre 1994 au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge, à Genève, sous le titre : « Rwanda 1994 : La vraie vie est absente » (d’après Arthur Rimbaud). Retranscription disponible sur http://icrc.org. Voir aussi « Rwanda 1994 : “On peut tuer autant de gens qu’on veut, on ne peut pas tuer leur mémoire” », intervention de Philippe Gaillard lors de la Conférence sur la prévention du génocide organisée par Aegis Trust et le Foreign Office, Nottingham, janvier 2002.


SAUVER L'HONNEUR 355

assuré qu’au cas où la situation l’exigerait, la Minuar se chargerait
d’évacuer le CICR hors du Rwanda. « C’est à vous de décider du moment
de votre départ, lui avait-il dit. Mais si je suis encore là, je vous véhicu-
lerai. » Gaillard n’avait qu’à demander. Cette nuit-là, le délégué du CICR
rend à Roméo Dallaire le téléphone Motorola de l’ONU que celui-ci lui
avait confié pour faciliter leurs communications. Et dans un ultime geste,
il lui tend un badge du CICR. Même si Dallaire n’a pas le droit de le
porter, plaisante-t-il, il lui semble justifié que cet insigne lui revienne. De
son côté, Roméo Dallaire enlève le ruban accroché à sa chemise pour
l’offrir à Philippe Gaillard. Dans l’esprit du général canadien, cet homme
mériterait une médaille.

Par la suite, Philippe Gaillard rendra hommage au courage du
commandant de la Minuar. Selon lui, ce qu’a vécu Roméo Dallaire
dépasse tout ce que lui-même a pu endurer. II a perdu quatorze de ses
hommes, dont dix dans des conditions particulièrement atroces 49. Le Hutu
Power a mis sa tête à prix. Et sa propre institution d’appartenance, l’ONU,
l’a purement et simplement abandonné. Le Conseil de sécurité ne s’est
même pas donné la peine d’assurer le ravitaillement de sa propre Force,
livrée à elle-même avec tous les civils placés sous sa protection. C’est le
CICR qui a dû se charger de fournir de la nourriture aux personnes
rassemblées au stade Amahoro. Le journaliste Aidan Hartley dira que c’est
un peu comme si le Conseil de sécurité avait délibérément choisi
d’affamer la Minuar 50, Le médecin James Orbinski, de MSF, rendra lui
aussi hommage à Roméo Dallaire : « Sa ténacité et l’énergie qu’il a
déployée pour maximiser l’impact de la Minuar étaient extraordinaires. »
Un autre responsable de MSF, Jean-Hervé Bradol, raconte comment les
membres de la Mission des Nations unies ont tout tenté, sans craindre de
mettre leur vie en danger, pour secourir les civils menacés dans la capitale.
Gerry McCarthy, l’unique représentant de l’Unicef au Rwanda pendant le
génocide, ajoute que parmi l’ensemble du personnel des Nations unies,
Roméo Dallaire a été l’unique phäre dans la nuit rwandaise.

Dans l’un des derniers câbles qu’il adresse au siège de l'ONU, Roméo
Dallaire écrit :

« Ce que nous avons vécu ici est un déshonneur. La communauté
internationale et les États membres de l’ONU ont, d’un côté, témoigné
leur consternation face à ce qui se passait au Rwanda, pendant que, de

49. Il s’agit des dix caques bleus belges assassinés le 7 avril, du Ghanéen Private Mensah-Baidoo et du capitaine sénégalais Mbaye Diagne, tués respectivement les 9 et 31 mai par l’explosion d’un obus de mortier, du Ghanéen Lance Corporal Ahedor, mort en service le 17 avril, et du capitaine ghanéen Ankah, mort en service le 8 juillet.

50. Aidan Hartley, op. cit, p. 375.

356 COMPLICITÉS DE GÉNOCIDE

l’autre côté, mises à part quelques exceptions notables, ces mêmes auto-
rités n’ont rien entrepris pour que la situation s’améliore. [….] On a
empêché la Force d’avoir un minimum de respect de soi et d’efficacité sur
le terrain [.…]. [Le commandant de la Force] admet que cette mission a
représenté pour votre QG un cauchemar en termes de logistique, mais cela
n’est rien comparé au véritable enfer que nous avons dû endurer, ajouté à
notre obligation de faire face aux deux parties tout en étant porteurs de si
peu d'aide et de crédibilité. […] Le quartier général de l’ONU et les États
souverains, à de très rares exceptions près, ont massivement échoué,
jusque-là, à apporter quelque soutien tangible que ce soit à la Minuar
renforcée. Les véhicules blindés de transport de troupes se trouvent
toujours à Entebbe, nous n’avons plus d’eau […]. Bien que le Rwanda et
la Minuar se soient trouvés au cœur d’une épouvantable tragédie
humaine, pour ne pas dire d’un Holocauste, et bien que de belles paroles
aient été prononcées de tous côtés, y compris par des membres du Conseil
de sécurité, les efforts que nous avons consacrés, sur le terrain, à obtenir
le minimum requis pour nos besoins opérationnels [.…] sont demeurés
totalement inefficaces. »

Quelques jours avant la prise de Kigali par le FPR, incités par la
RTLM, des centaines de milliers de civils fuyant l’avancée des troupes de
Paul Kagame prennent la route de l’exil. La radio de la haine, qui
demeure la voix des autorités, appelle le « peuple hutu » à fuir vers le
Zaïre pour échapper aux rebelles, présentés comme de véritables démons
décidés à les exterminer tous. Prédisant un mouvement de population
d’une ampleur considérable, le CICR, MSF et Oxfam avertissent d’un
désastre imminent. Les routes sont noires de monde. Il y a là des soldats à
bord de camions, des civils qui avancent en voiture ou à vélo, d’autres qui
n’ont que leurs pieds pour fuir, emmenant avec eux des vaches ou des
poulets... Tout autour, des Interahamwe ivres d’alcool orchestrent cet
exode. Quelque sept cent mille personnes convergent vers la frontière
Nord-Est, entre le Lac Kivu et le volcan Nyiragongo.

L'exode vers Goma, une ville frontalière qui est aussi la capitale de la
province zaïroise du Kivu, débute le 14 juillet. Chargée de l’information à
MSF, Samantha Bolton en est témoin : « C’était une file silencieuse, une
longue file noire, comme une marée humaine. Tous marchaient en
silence, tels des robots. » Toute la journée, cette marée humaine se
déverse au Zaïre, comme si tout le Rwanda se vidait de ses habitants.
« Nous savions depuis deux semaines que ces gens étaient en route ».
ajoute Samantha Bolton, qui se tourne alors vers la BBC et CNN pour les
informer que « les vannes rwandaises se sont ouvertes ». En deux jours.
près d’un million de personnes traversent la frontière zaïroise, éclipsant le
précédent record établi en avril, au moment où des milliers de Rwandais


SAUVER L’HONNEUR 357

avaient franchi la frontière tanzanienne. Il s’agit du mouvement de popu-
lation le plus rapide et le plus impressionnant jamais observé. Dans son
journal de bord, Samantha Bolton écrit : « S’ils restent ici, des milliers
d’entre eux mourront. » L’ampleur de l’exode est telle que nul ne peut y
faire face. Oxfam et MSF commencent à distribuer de l’eau, mais les
gens meurent de déshydratation et de fatigue. De manière prémonitoire
Samantha Bolton annonce un risque de choléra’.

Certains croient savoir que quelque part au milieu des bus, des
voitures et du bétail, sont transportés les restes du président
Habyarimana. L'armée rwandaise en déroute franchit la frontière avec
son artillerie, des mortiers, au moins quatre canons antiaériens et des
armes anti-chars. Le chef d’état-major, Augustin Bizimungu, conteste que
ses hommes abandonnent le champ de bataille. Le Premier ministre, Jean
Kambanda, tient le même discours : « Nous avons perdu une bataille,
mais la guerre n’est pas finie, car nous avons le peuple derrière nous. » II
a en partie raison. Au total, pas moins de deux millions de Rwandais ont
quitté le pays. En Tanzanie, on les estime à cinq cent mille dans le camp
de Benaco ; deux cent mille ont fui vers le Burundi ; un million d’entre
eux sont entrés au Zaïre par Goma et deux cent mille autres par Bukavu”.
Au Rwanda, on dénombre six cent mille réfugiés à Gikongoro, huit cent
mille de plus à Cyangugu et trois cent mille à Kibuye. Dans ces préfec-
tures, les ONG commencent aussitôt à distribuer l’aide humanitaire, espé-
rant empêcher un nouvel exode vers le Nord-Est. 60 % des habitants du
Rwanda ont été soit tués soit déplacés”.

À présent, dans ce petit coin champêtre et isolé du Zaïre, l’horizon est
noir de monde. Des camps gigantesques sont improvisés à Goma et
Bukavu. Des centaines de milliers de Rwandais s’installent sur ce sol
aride entouré de volcans, où ils n’ont ni nourriture, ni eau, ni endroit pour
s’abriter. Des milliers d’entre eux mourront dans d’atroces souffrances,
dans ces camps crasseux et surpeuplés où l’on marche dans une boue de
vomi et de diarrhée causée par le choléra, la roche volcanique étant aussi
dure que du béton. Certains meurent d’épuisement, d’autres de la faim,
du choléra ou de la dysenterie 54. Le nombre d’orphelins est estimé à


51. Samantha Bolton, « J’ai vu arriver le choléra », Le Nouvel Observateur, 28/07-03/08/1994.

52. Larry Minear et Philippe Guillot, Soldiers to the Rescue. Humanitarian Lessons from Rwanda, Centre pour le développement de l'OCDE, Paris, 1996, p. 63.

53. The International Response to Conflict and Genocide : Lessons from-the Rwanda Experience, Joint Evaluation of Emergency Assistance to Rwanda, Copenhague, mars 1996, étude 3, p. 43. Le 24 juillet, le HCR estime à 2,1 millions le nombre de réfugiés et à 1,4 million le nombre de déplacés à l’intérieur de la ZHS française, et à 1,2 million le nombre de déplacés dans le reste du pays.

54. Le nombre des victimes du choléra est estimé à 20 000 personnes. Cette maladie est pourtant facilement traitable avec un médicament qui revient à quelques centimes


358 COMPLICITÉS DE GÉNOCIDE

quatre mille. Dans l’un des camps, les troupes françaises paient de jeunes
garçons pour ramasser les cadavres, lesquels sont ensuite enfouis dans de
grandes fosses communes. Dans d’autres endroits, les vivants doivent
voisiner avec les morts.

L’ampleur de l’exode hisse subitement le Rwanda au sommet de
l’agenda international. À la fin juillet, près de cinq cents journalistes et
techniciens se trouvent rassemblés à proximité de Goma, dont l’aéroport
est encombré d’antennes satellite. Dans un contraste saisissant avec
l’absence de couverture médiatique du génocide, on assistera à une
frénésie de reportages explicites au cours des trois jours qui suivent le
début de l’exode vers Goma. « Les massacres au Rwanda sont sans doute
l’expression de la bestialité humaine, écrit un journaliste. Mais ce qui se
passe à Goma aujourd’hui est sans aucun doute la marque de la colère
divine. Des épidémies d’une ampleur biblique balaient tout sur leur
passage. L'eau est empoisonnée. Les morts sont partout. […] C’est
comme si la Terre mère elle-même refusait d’accueillir les restes des réfu-
giés hutu ayant fui le Rwanda. » Ces quelques phrases sont extraites d’un
reportage mettant en scène plusieurs photos explicites 55.

La catastrophe humanitaire qui se déroule à Goma semble taillée sur
mesures pour fournir aux télévisions des images spectaculaires.
Dorénavant, la perception des événements s’en trouvera considérable-
ment brouillée. Le calvaire enduré par les réfugiés tend à se confondre
avec la guerre et le génocide qui l’ont précédé. L’impression qui s’en
dégage est que ces souffrances viennent s’ajouter à une histoire qui appa-
raît déjà longue et compliquée. Selon Anne Mackintosh, la représentante
d’Oxfam pour le Rwanda, le Burundi et le Kivu (au Zaïre) de 1991 à
1994, le génocide se trouve éclipsé par la crise des réfugiés.

Contrairement à ce qu’affirment un certain nombre de journalistes et
d’ONG, les réfugiés de Goma n’ont pas fui le génocide. Bien au
contraire, des milliers d’entre eux y ont directement pris part. Un an plus
tôt, Oxfam n’avait eu d’autre choix que de prendre en charge le séjour de
certains journalistes au Rwanda et au Kivu, tout en les aidant à placer
leurs reportages, simplement pour permettre que les médias britanniques
assurent une couverture digne de ce nom aux conflits latents de cette
région d’Afrique. Et voici que soudainement, comme le remarque Anne
Mackintosh, tous les médias occidentaux se trouvent représentés à Goma,
déversant un flot ininterrompu d'articles et de reportages“. Dans son livre

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d’euro par jour. Les sels de réhydratation orale remplacent l’eau et les sels minéraux perdus lors des vomissements et des diarrhées.

55. Robert Block, « À week in Goma », The Independent on Sunday, 31/07/1994.

56. Anne Mackintosh, « Rwanda : beyond “ethnic conflict” », Development in
Practice, 7(4), novembre 1997, p. 466.


SAUVER L’HONNEUR 359

sur le génocide du Rwanda, le chercheur Gérard Prunier explique à quel
point la confusion qui règne alors entre le génocide et la crise des réfugiés
est de nature à contenter les responsables politiques français. Désormais,
l’opération Turquoise fait l’ouverture de tous les journaux télévisés. Et
l’armée française est partout présentée comme s’efforçant d’alléger les
terribles souffrances des damnés de Goma 57.

Devant le tumulte d’indignations provoqué dans l’opinion publique
par la lente agonie des réfugiés du Kivu, l’administration Clinton va,
cette fois, faire le choix d’une réaction d’envergure. Une opération
américaine est organisée. Son coût est estimé entre 300 et 400 millions
de dollars. Quatre mille soldats sont censés apporter leur aide aux
quelques centaines de civils américains déjà à pied d’œuvre — en grande
partie des employés d’organisations humanitaires. Un gigantesque pont
aérien débute alors. En trois jours seulement, une fois les instructions
transmises par la Maison Blanche au Pentagone, les premiers soldats
américains sont sur le terrain, où ils distribuent de l’eau douce aux réfu-
giés. L'armée américaine a reçu l’ordre de ne surtout pas se retrouver
impliquée dans des opérations pouvant être interprétées comme relevant
du maintien de la paix, et de se limiter à des dimensions techniques stric-
tement humanitaires. Elle doit en outre se replier le plus rapidement
possible. Pour leurs déplacements, les soldats américains constituent des
convois de véhicules équipés de mitrailleuses lourdes, et ils portent un
casque et un gilet pare-balles en permanence. Tous les personnels de
l’armée américaine ont l’instruction d’être de retour à leur base avant la
tombée de la nuit.

Le 22 juillet, visiblement ému, le président Clinton déclare qu’il s’agit
de la pire crise humanitaire depuis une génération. Un réfugié meurt
toutes les minutes. Nommé représentant spécial de Bill Clinton au
Rwanda, Brian Atwood tient des points presse réguliers. Washington
annonce que les besoins des réfugiés s’élèvent à 1 200 tonnes de nourri-
ture par jour, ainsi que 3,8 millions de litres d’eau potable. Cela repré-
sente plus du double de la nourriture jugée nécessaire en Somalie au plus
fort de la vague de famine dans ce pays.

« Les gens savaient très bien ce qui se passait avant cette crise, mais
ils n’ont rien fait », dira Tony Marley, conseiller militaire et politique au
Département d’État. Selon lui, l’aide apportée aux réfugiés hutu découle
de « l’effet CNN », à savoir qu’au-delà d’un certain niveau de couverture
médiatique, les gouvernement sont incités à agir. Marley perçoit égale-
ment dans l’attitude de Washington les effets d’un sentiment de culpabi-
lité de la part de ceux qui ont fait obstruction, durant le génocide, à la

57. Gérard Prunier, « Opération Turquoise. », art. cit, p. 303.

360 COMPLICITÉS DE GÉNOCIDE

moindre réponse ou action de la part des États-Unis. Le Haut
Commissariat de l'ONU pour les réfugiés (UNHCR) estime qu’en cinq
mois, entre la mi-juin et la fin du mois de décembre 1994, un million de
dollars par jour a été dépensé en aide humanitaire au profit des réfugiés
rwandais 58.

Roméo Dallaire estime pour sa part que dans les camps de Goma, des
ressources précieuses sont gaspillées pour permettre aux États développés
de se racheter une conscience politique. Cela passe par une gigantesque
comédie destinée aux médias et à leurs électeurs 59. Le 18 août, le général
canadien quitte ses fonctions de commandant de la Minuar. Un défilé est
organisé à l’entrée du QG de la Force, rythmé par une fanfare
ghanéenne 60. Le lendemain, Roméo Dallaire quitte le Rwanda, non sans
avoir vivement recommandé que le général Anyidoho soit nommé
commandant de la Force à sa suite. Personne au monde ne lui semble plus
qualifié que lui pour ce poste. Malgré toutes les privations endurées,
l'officier ghanéen n’a jamais craqué. Mais la dernière requête de Dallaire
sera rejetée d’emblée par le bureau du secrétaire général 61.

La mission conduite par le CICR durant les trois mois qu’a duré le
génocide restera comme l’une des plus extraordinaires opérations huma-
nitaires jamais conduites. C’est grâce à la détermination de Philippe
Gaillard, le délégué général de la Croix-Rouge au Rwanda, que l’organi-
sation est restée opérationnelle. Pendant trois mois, le CICR a pu assurer
dans Kigali une aide médicale d'urgence. Et durant les semaines qui ont
suivi le 6 avril, l’organisation était représentée partout dans le pays.
Lorsque le FPR a pris le contrôle de Kigali, le 4 juillet, deux mille cinq
cents personnes étaient encore réfugiées dans l’enceinte du CICR.
Philippe Gaillard estime qu’entre le 10 avril et le 4 juillet, son organisa-
tion a traité neuf mille blessés, et que cent mille personnes supplémen-
taires ont pu être sauvées du fait de l’action des délégués de la Croix-
Rouge présents dans les autres régions du pays. Pendant cette période,
mille deux cents opérations chirurgicales ont été conduites. Des
centaines de personnes ont été soignées à l’arrière des ambulances.
Environ 25 000 tonnes de nourriture ont été distribuées. Les ingénieurs

58. Extraits tirés de l’interview publiée sur le site Web de « Frontline » dans le cadre du dossier « The Triumph of Evil » (www.pbs.org), © WGBH/« Frontline », 1999.

59. Jonathan Moore (dir.), op. cit, p. 72.

60. Les derniers soldats de la Minuar II quitteront le Rwanda en mars 1996.

61. À son retour dans son pays, Roméo Dallaire est nommé commandant adjoint de la Force terrestre canadienne et commandant de la 1" Division. Il est décoré de la Meritorious Service Cross. En avril 2000, souffrant de stress post-traumatique, il est relevé de ses fonctions dans les forces armées canadiennes pour raisons médicales. En janvier 2004, il est appelé à témoigner devant le TPIR dans le cadre du procès « Militaires I ». Depuis mars 2005, il est sénateur.


SAUVER L'HONNEUR 361

hydrauliques ont réparé les stations de pompage d’eau de Kigali, mais
aussi de Ruhengeri, Gisenyi et Butare 62.

Philippe Gaillard parle d’une goutte d’humanité dans un océan de
sang. « Aucun mort n’est à déplorer parmi les expatriés, ce qui relève du
miracle, précise-t-il. Pas plus qu’il n’y a eu de victimes parmi nos colla-
borateurs rwandais. Aucune milice armée n’a jamais pénétré dans le
complexe pour menacer qui que ce soit, alors même que les Interahamwe
venaient souvent dans mon bureau pour me parler. » Quelques années
plus tard, à l’occasion d’une conférence tenue à Genève, le délégué du
CICR rendra hommage à ces officiers modérés de l’armée rwandaise
« ouverts à l’analyse et au dialogue, et désespérés par le comportement
assassin et suicidaire de certains de leurs collègues ». Il évoquera aussi
ces hommes et ces femmes qui ont pris d’énormes risques pour sauver
des vies, en particulier celles des enfants. II mentionnera ces fonction-
naires de la préfecture de Cyangugu qui, faisant preuve de patience et de
persuasion, en dépit de la pression à laquelle ils étaient soumis, se sont
efforcés de sauver les huit mille réfugiés du camp de Nyarushishi. Le
courage et la lucidité exceptionnels de ces gens a permis de « déposer une
fleur d’humanité sur ce qu’ils savaient être un véritable charnier national,
un génocide » 63.

Pour Philippe Gaillard, le Rwanda restera comme l’un des pires
souvenirs de tout le xxe siècle, aux côtés des deux Guerres mondiales et
des crimes de Pol Pot, qui ont causé la mort de 2 à 3 millions de
Cambodgiens. Dans ce pays de sept millions d’habitants, un million de
personnes a trouvé la mort en cent jours. Selon lui, notre société a assisté
à une dégradation de ses valeurs : « Il est sidérant de voir qu’en France,
en Suisse, en Italie, on confie le pouvoir à des gens malhonnêtes,
cyniques, qui placent leurs intérêts personnels avant le bien commun.
C’est le début du fascisme » 64.

62. En juillet 1994, plusieurs opérations du CICR sont encore en cours au Rwanda : une équipe médicale de sept personnes, basée à Bukavu, est amenée à travailler du côté rwandais de la frontière, à Cyangugu, notamment pour venir en aide aux rescapés qui ont échappé aux massacres du camp de Nyarushishi, sur les collines ; une autre équipe médi- cale, forte de cinq personnes, se trouve à Gikongoro ; et deux autres délégués sont basés à Rusumo. La délégation de Kabgayi a dû quitter cette ville en raison des combats. Dix - autres délégués travaillent dans la capitale au moment où celle-ci tombe entre les mains du FPR.

63. Philippe Gaillard, conf. cit.

64. Gérard Delaloye et Élisabeth Lévy, « Philippe Gaillard, après Kigali, pouvez-vous encore croire en l’humanité ? », Le Nouveau Quotidien, 30/12/1994.
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