Fiche du document numéro 34411

Num
34411
Date
Dimanche 11 septembre 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
110238
Pages
10
Urlorg
Titre
Construire une mémoire publique à la sortie du génocide
Sous titre
L’action d’une petite association locale
Mot-clé
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Dr Florence Rasmont
Université libre de Bruxelles

La présentation que j’effectue aujourd’hui est issue de recherches de terrain réalisées dans le cadre de ma thèse de doctorat soutenue en novembre 2019. Celle-ci était consacrée à la mémoire publique du génocide des Tutsi à une échelle locale . Mon objectif était à l’époque de comprendre comment les projets mémoriels de l’État, qui se développèrent très tôt à la sortie du génocide, s’implantèrent sur les collines . Qui, à l’extérieur des grandes villes, s’était fait le relai des projets mémoriels centraux ? À quel point ces acteurs locaux avaient été proactifs sur ces questions mémorielles, et quelle avait été leur marge de manœuvre ? Cette perspective impliquait également de s’interroger sur la façon dont ses dynamiques locales avaient elles-mêmes influé sur les projets étatiques.

Cet intérêt pour l’échelle très locale est le produit de deux constats. Premièrement, la recomposition des institutions nationales au sortir de la guerre et du génocide fut lente. La commission nationale chargée de coordonner la mise en place des mémoriaux et des commémorations du génocide à partir de février 1996 reflète cet état de fait. C’est une institution extrêmement précaire, composée de deux employés et aux prises avec de gros problèmes logistiques. La réalité de son fonctionnement interroge son efficacité sur le terrain. Surtout, de très nombreux mémoriaux du génocide existaient déjà en amont de la création de cette commission, comme en témoigne le premier rapport du gouvernement sur les sites de massacres publié en février 1996 .
Deuxièmement, les projets de l’État rwandais en matière de mémoire demandaient de gros efforts à la population, puisque la construction de mémoriaux impliquait de promouvoir l’enterrement collectif des victimes dans un pays habitué à enterrer les morts sur les parcelles privées. Les projets étatiques imposaient également qu’on expose les corps et ossements des victimes pour prouver la violence du génocide. Ces pratiques, souvent commentées par les observateurs et le monde universitaire, bouleversaient les habitudes du deuil privé et questionnent d’autant plus la nature des initiatives locales qui les soutinrent.
Les lieux
Dans le cadre de mes recherches doctorales, j’ai travaillé sur une zone définie, que sont les anciennes communes de Gikoro et de Bicumbi, situées à l’est de l’ancienne préfecture de Kigali-Rurale. Trois lieux y furent déterminants à la fois pour l’histoire locale du génocide, mais également dans les dynamiques mémorielles : la paroisse de Musha, les collines du secteur de Mwulire, et la maison familiale de Théodore Rutabububra dans le secteur de Muyumbu. Les trois devinrent des mémoriaux et des sites de commémorations. Tous sont situés à proximité de la route qui relie Kigali à Rwamagana, et qui fait office de frontière entre les deux communes. Trois sources ont nourri mon enquête : les archives du ministère de la Culture consacrées à la mémoire du génocide et archivées, à l’époque de ma thèse, à la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), les archives communales de Gikoro et de Bicumbi, et les entretiens oraux avec les acteurs locaux en question . Le récit qui suit est issu d’une enquête au travers de l’ensemble de ces sources.
L’histoire d’une association et de ses membres
Mes recherches, initiées localement à partir de mars 2014, ont débuté dans les archives communales où j’ai cherché des courriers ou documents en rapport avec les premières actions mémorielles. Rapidement, les initiatives d’une petite association locale sont apparues comme les seules en rapport avec ce sujet dans les deux communes. Sur leurs courriers, ils s’adressent au bourgmestre comme « l’association des survivants des communes de Gikoro et de Bicumbi », et plus tard, comme « Akimuhana » . Il s’agit en réalité d’une association de rescapés comme il en naquit de nombreuses à partir de 1995 au Rwanda. Peu étudiées, ces associations de rescapés furent très diverses, souvent informelles, mais très vite fédérées et coordonnées par l’association nationale des rescapés Ibuka, fondée à la fin de 1995 . Mes recherches ont tenté d’approfondir la nature de cette petite association et de ses membres.

À la fondation de l’association au début de l’année 1995, le collectif était loin de rassembler tous les survivants des deux communes. Au départ, Akimuhana était en réalité un collectif d’instituteurs des écoles de Gikoro et de Bicumbi. C’est un professeur de l’école du secteur de Bicumbi (secteur du même nom que la commune de Bicumbi) qui prit l’initiative de contacter plusieurs de ses anciens collègues, afin de créer une équipe de gens « éclairés » sur les enjeux historiques engendrés par les massacres du printemps 1994. Ils se réunissaient à Kigali ou à la paroisse de Musha, et reprirent en réalité des habitudes de réunion et de mobilisation pré-génocide. Ces instituteurs étaient, pour la plupart, des amis. Rapidement, d’autres personnalités des communes au fort capital social les rejoignirent ou les soutinrent : médecin, prêtre, étudiants à l’université ou fonctionnaires. Tous se connaissaient avant le génocide, personnellement ou par l’intermédiaire de leur famille. Ils étaient tous rescapés ou parents de rescapés.

Les expériences et les liens de la plupart de ces personnes avant le génocide expliquent à la fois leur méthode associative et leur proactivité politique. À l’époque, les instituteurs étaient considérés comme des petites élites rurales . Ils formaient un corps professionnel organisé au sein des communes, et il n’était pas rare que l’administration communale y recrute du personnel. On les retrouve ainsi fortement impliqués dans la vie politique communale avant le génocide. L’ancien bourgmestre de Gikoro durant le génocide, Paul Bisengimana, condamné par le TPIR en 2006 à 15 ans d’emprisonnement, était au départ un collègue enseignant des membres de l’association. Dans la même commune, Rusanganwa, le président de la section communale du Parti libéral, parti d’opposition rassemblant de nombreux Tutsis, était également un collègue des membres du collectif . Ce dernier fut assassiné à la paroisse de Musha le 13 avril 1994, en même temps que les centaines de Tutsis qui s’y étaient réfugiés. Mais plusieurs enseignants à la fois membres du PL et survivants des massacres dans la commune devinrent plus tard des fondateurs d’Akimuhana.

Les instituteurs eurent également un rôle déterminant à la sortie du génocide dans les communes en amont de leur rassemblent en collectif. Les communes de Gikoro et de Bicumbi, et de manière plus générale, tout l’est du pays fut libéré très tôt par le FPR. Dès le 20 avril, le FPR occupa la ville de Rwamagana, voisine des deux communes. Les habitants des zones libérées furent tous convoyés par le FPR dans des camps de déplacement à l’arrière du front, où les habitants restèrent jusqu’au mois d’août 1994 . Dans le camp, l’armée dut s’appuyer sur des relais civils pour organiser la population et coordonner la vie quotidienne. C’est dans ce cadre que plusieurs instituteurs s’avérèrent de précieux soutiens. Ils connaissaient la population, n’avaient pas participé aux massacres, comprenaient les rouages de l’administration et parlaient parfaitement le français et le kinyarwanda, contrairement parfois aux soldats et cadres du FPR exilés en Ouganda depuis plusieurs décennies. Certains furent ainsi recrutés à la fois comme cadre politique et comme responsable au sein du camp. Mes recherches m’ont également poussée à constater que l’organisation du camp, qui reprenait en réalité les structures administratives du Rwanda, préfigura une partie de l’administration locale à la sortie du camp. Ainsi, certains instituteurs devinrent des employés de l’administration locale dans les mois qui suivirent.

Un dernier point caractérise le profil de ceux qui, en 1995, se rassemblèrent en association militante sur les questions mémorielles. Comme de nombreux autres rescapés, certains des instituteurs n’avaient pas souhaité retourner vivre à l’endroit où ils résidaient durant le génocide. Ces derniers partirent à la ville pour trouver un sentiment de sécurité et d’anonymat. Lorsque ce groupe d’enseignants originaires de Gikoro et de Bicumbi se composa en 1995 pour promouvoir la construction de mémoriaux et l’organisation de commémorations dans les communes, il s’agissait donc d’un groupe de personnes vivant dans des endroits très divers au Rwanda. Certains vivaient encore dans les communes et s’étaient vus attribuer de nouvelles responsabilités, lorsque d’autres vivaient à Kigali, Rwamagana, et plus tard, à Butare. La proximité de certains des membres de l’association avec un pôle urbain tel que Kigali, où se trouvait le siège de nombreuses autres associations, des administrations nationales, des ONG’s et où se déroulaient la plupart des manifestations politiques, aida considérablement l’association a plusieurs étapes de son développement.

Le profil et le parcours des membres de la première association militante sur les enjeux mémoriels dans les communes de Bicumbi et de Gikoro expliquent la force de frappe de l’association. Il s’agissait de gens instruits qui connaissaient bien la région et sa population, et qui possédaient des relais jusque dans l’administration et à Kigali. Surtout, plusieurs membres avaient une réelle expérience politique héritée de la période de transition pré-génocide. En tant que Tutsis persécutés et proches des partis d’opposition, tous avaient espéré la victoire du FPR et avait parfois œuvré clandestinement en ce sens. À la sortie du génocide, ils soutinrent des programmes gouvernementaux qui étaient conçus, à l’époque, par des ministères chapeautés par des figures tutsies et rescapées . Faire apparaître le génocide, sa violence et ses victimes était d’une part perçu comme un moyen de reconstruire le pays autrement, et d’autre part, comme un moyen de faire exister les rescapés dans un Rwanda aux prises avec des défis autres, tels que la gestion des réfugiés de la guerre, la réinstallation des anciens exilés tutsis ou la reconstruction économique et sociale.

Grâce à la mobilisation d’Akimuhana, deux des sites cités au départ de cette intervention, Musha et Mwulire, devinrent rapidement des sites d’une relative ampleur nationale. Des commémorations s’y organisèrent dès avril 1995. L’année suivante, les deux sites étaient déjà sur le programme de la commémoration nationale, à l’époque organisée du 2 au 6 avril, et recevaient de prestigieux invités tel que le ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de la Culture, Joseph Nsengimana. La même année, les deux sites inauguraient leur exposition d’ossements suite à un travail colossal de collectivisation des corps en grande partie impulsée par le collectif de rescapés. En 1998, Mwulire accueillait la toute première visite au Rwanda du secrétaire des Nations-Unies, Kofi Annan . Et en 2003, Mwulire était élu parmi toutes les communes du Rwanda pour recevoir la grande cérémonie nationale de commémoration, et c’est devant le chef de l’État Paul Kagame, que l’un des membres de l’association de rescapés témoigna du massacre des collines du secteur.
Conclusion
À l’heure d’aujourd’hui, l’action de ces petits instituteurs ruraux peut paraître anecdotique au regard des grands thèmes du génocide et de la reconstruction abordés tout au long de ce colloque. La nature de ces acteurs, qui impulsèrent et ensuite accompagnèrent les projets de l’état au niveau local, témoigne pourtant de dynamiques caractéristiques d’une époque où tout était à reconstruire au Rwanda. C’est la raison pour laquelle une analyse institutionnelle des politiques publiques ne peut se révéler percutante si elle n’est pas contrebalancée par une étude des acteurs individuels et locaux. D’une part, retracer leur parcours permet de mieux situer leur motivation et leur méthode, et d’ainsi expliquer pourquoi ils acceptèrent, et parfois même devancèrent les projets proposés par l’état. D’autre part, situer ce type d’acteurs permet de comprendre comment l’État rwandais se recomposa depuis la base dans une période de transition politique qui s’appuya largement sur les restes administratifs, sociaux et politiques du Rwanda pré-génocide.

©Florence Rasmont

[Notes :]

Florence Rasmont, Commémorer sur les collines. Lieux et acteurs de la mémoire du génocide tutsi au Rwanda (1990-2001), thèse de doctorat en histoire contemporaine, Université libre de Bruxelles, novembre 2019.
Sur les politiques mémorielles de l’Etat, ses institutions et ses acteurs, voir les travaux de Rémi Korman, dont : Korman, Rémi, « L’État rwandais et la mémoire du génocide. Commémorer sur les ruines (1994-1996), dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, Presses de Sciences Po, n°122, 2014/2, pp.87-98.
Rapport préliminaire d’identification des sites du génocide et des massacres d’avril-juillet 1994 au Rwanda, Commission pour le mémorial du génocide et des massacres au Rwanda, MINESUPRES, Kigali, février 1996.
Parce qu’il s’agit avant tout d’un exercice de synthèse, les documents d’archives ainsi que les entretiens utilisés ne seront pas mentionnés au fur et à mesure de la démonstration. Pour ce faire, j’invite le lecteur à consulter ma thèse.
Le nom est issu du proverbe rwandais « Akimuhana kaza imvura ihise », ce qui signifie « l’aide vient toujours après la pluie ». Le proverbe exprime la nécessité de se prendre en charge sans attendre une aide extérieure qui arrive toujours trop tard.
Heidy Rombouts, « Organisation des victimes au Rwanda : le cas d’IBUKA », dans Stefaan Marysse et Filip Reyntjens (dir.), L’Afrique des Grands Lacs, Annuaire, 2000-2001, pp.123-142 ; et Heidy Rombouts, Victim organisations and the politics of reparation : a case-study on Rwanda, Intersentia, Antwerp, 2004. Cette publication issue d’une thèse de doctorat cite par ailleurs brièvement l’association Akimuhana à la page 166, preuve de sa relation avec Ibuka.
Sur l’éducation avant le génocide, voir Pierre Erny, De l’éducation traditionnelle à l’enseignement moderne au Rwanda (1900-1975). Un pays d’Afrique noire en recherche pédagogique, thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 1978 (édition par l’Université de Lille, 1981).
Cette section du PL local n’a pas connu de scission « power », tendance raciste anti-tutsi qui structura le monde politique rwandais à partir de février 1993 au Rwanda. Elle resta fidèle au PL de Landoald Ndasingwa, l’un des fondateurs du mouvement assassiné le 7 avril 1994 à Kigali.
Ce paragraphe se base essentiellement sur un ensemble d’informations recoupées à travers les 55 entretiens effectués dans le cadre de ma thèse.
C’était le cas du ministre du Travail et des Affaires sociales, Pie Mugabo, qui avait encadré les premières inhumations en dignité en 1995, et du ministre de l’Enseignement supérieur de la Recherche scientifique et de la Culture, Joseph Nsengimana, dont le ministère hébergea la première commission pour la mémoire à partir de 1996. Ce dernier était également président d’une des premières grandes associations de rescapés, l’Association de soutien aux rescapés du génocide, l’ASRG.
Pour une analyse de cette visite diplomatique dans le cadre du rétablissement des relations diplomatiques entre l’organisation et le Rwanda, voir : Jason A., Edwards, « The mission of healing : Kofi Annan’s failed apology », Atlantic Journal of Communication, 16/2, June 5, 2008, pp.88-104.
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