Fiche du document numéro 34402

Num
34402
Date
Mercredi 14 septembre 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
244434
Pages
21
Urlorg
Titre
1994. Lutte contre le génocide, résistance au génocide, survie au génocide
Mot-clé
Résumé
Using three cases of resistance carried out respectively by a serving soldier, a demobilized soldier and a family of ordinary citizens, this presentation shows how acts of resistance to the genocide were organized on the very site of the genocidal massacres committed between April and July 1994.
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Prof. associé François Masabo
Université du Rwanda (CCM)

Le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 s’est déployé avec une cruauté et une rapidité hors pair : l’ensevelissement des personnes encore en vie, découpage en morceaux de corps des victimes, noyade des victimes dans des étangs et des rivières, mise à feu de maisons abritant des fuyards ; bref, plus d’un million de victimes tuées en trois mois, utilisant les armes de toutes sortes : des grenades, des fusils d’assaut, des machettes, des gourdins, des lances, des flèches, sans oublier le viol de femmes et de jeunes filles Tutsi érigé en arme du génocide. .
Le rapport final du secrétariat national des juridictions Gacaca révèle certaines caractéristiques spécifiques du génocide perpétré contre les tutsi en 1994 : C’est un génocide de proximité. Les tueurs sont généralement des voisins qui connaissent et vivent avec les victimes. La machine génocidaire a recruté et entrainé une masse importante de miliciens interahamwe partout dans le pays et a transformé la simple population hutue en tueur ; l’appareil administrative, politique et militaire s’est engagé dans la planification, l’exécution et la coordination des massacres à tous les échelons de l’administration du territoire ;
La conséquence de cette organisation aberrante du génocide est que les victimes sont prises en tenaille entre l’appareil étatique qui s’acharne dans la coordination effective des massacres et les voisins excités qui répondent massivement aux injonctions des autorités. On a droit de se demander comment une possible résistance peut se réaliser dans un tel contexte où les chances de survie sont quasiment nulles ?
I. Que faut-il entendre par résistance au génocide ?
La question de la résistance au génocide, qu’elle soit opérée par les victimes ou leurs sauveteurs, se réfère à la problématique des comportements extraordinaires et parfois contradictoires qui s’observent chez les individus confrontés aux situations extrêmes de violence comme le génocide. Quelques auteurs se sont intéressés à la question et font remarquer la difficulté de rendre compte scientifiquement de ce genre de contradiction. C’est un phénomène sociologique récurrent dans des situations similaires mais difficile à appréhender par des approches sociologiques collectivistes ou individualistes . Loin de ce débat sur les comportements contradictoires de l’espèce humaine, cette présentation veut brosser un témoignage de personnes qui ont joué un rôle de résistance au génocide en tentant un acte de sauvetage des Tutsi pendant le feu du génocide.
Les termes : « lutte contre le génocide, résistance au génocide et survie au génocide » décrivent des réactions de refus du crime à des degrés variés : tout d’abord, lutter contre le génocide fait penser à une action collective organisée avec des moyens à la hauteur de la menace en face ; tandis que la résistance peut s’exprimer individuellement ou collectivement sous des formes actives et/ou passives d’action contre le danger présent ; enfin, survivre au génocide relève de la chance ou plus généralement des forces indépendantes de la volonté du survivant. Bien que différents dans leur acceptation ordinaire, les trois termes présentent quelques convergences notamment le fait d’opposer une quelconque contre force à l’élan criminel. Ainsi, le terme de « résistance au génocide » peut couvrir un large spectre d’attitudes et de comportements destinés à s’opposer à l’entreprise criminelle come un génocide. Ceux-ci peuvent provenir des victimes eux-mêmes, des bourreaux et même des sauveteurs anonymes. L’opposition peut être mécanique ou psychologique. Elle peut prendre des formes variées aussi bien actives que passives. Ce classement des attitudes individuelles par rapport à l’acte criminel de génocide ne doit pas non plus nous faire perdre de vue la complexité des comportements individuels réels dans le feu de l’action comme le fait remarquer Fujii Lee Ann .
Notre attention porte sur le niveau microscopique de la résistance qui s’opère pendant les massacres par des individus isolés ou travaillant en petit groupes organisés. Elle ne va pas considérer les résistances armées impliquant un grand nombre d’individus qui ont lieu dans certains endroits quand bien même les armes utilisées sont rudimentaires voir obsolètes.
En 2012, le collectif des associations des rescapés du génocide, Ibuka, a commandité une étude sur les sauveteurs des Tutsi pendant le génocide . L’étude vise à recenser les sauveteurs des Tutsi pendant le génocide et à comprendre le sens que ces derniers donnent à leur geste salutaire. Dans quelle mesure leur geste correspond-il à une intime conviction de refus et de condamnation de l’idéologie de haine contre les Tutsi ? quel est leur degré de résistance au génocide comme crime contre l’humanité ? Ainsi l’étude ne se limite pas au seul geste de sauvetage qui peut se réaliser à cause, entre autres, des relations de sang ou d’alliance, tout en commettant des actes de génocide ailleurs comme le meurtre, le vol ou le viol, mais elle documente le comportement global de la personne qui pose un geste de sauvetage pendant le génocide.
A partir de cette étude, il a été remarqué que : d’une part, des tentatives collectives de résistance à l’entreprise génocidaire ont été organisées sur plusieurs sites de massacres comme à la paroisse de Kibeho dans le Nyaruguru, sur la colline de Nyamure dans le Mayaga, à la paroisse cathédrale de Nyundo dans le Bugoyi, etc ; mais elles ont été de courte durée à quelques rares exceptions près comme dans les montagnes de Bisesero . D’autre part, des initiatives individuelles ont été multiples mais aussi trop risquées. Un nombre considérable de tentatives de sauvetage s’est soldé par le massacre du sauveteur et de ses protégés. Enfin, des motivations de sauvetage annoncées varient de la simple amitié au rejet de l’idéologie du génocide en passant par la philanthropie, la foi religieuse, etc.
En utilisant trois exemples d’initiatives de résistance à l‘échelle individuelle et familiale, le présent article tente de montrer des actes de résistance au génocide qui se sont réalisés malgré le matraquage politico-militaire mis en place par le gouvernement génocidaire de l’époque.
II. Ntamfura Silas ou la résistance individuelle d’un militaire
Ntamfura Silas est né le 11 janvier 1969, dans l’actuel district de Musanze, secteur Gashaki, cellule Ntarama dans l’ancienne préfecture de Ruhengeri, au Nord du pays. Son Père est Ndayavuze Mathias tandis que sa Mère est Uzamukunda Daphrose. Aujourd’hui, il habite dans le district de Bugesera, secteur Rilima, cellule Nyabagendwa, dans le village de Karama.
En Septembre 1990, Ntamfura Silas est entré dans les Forces armées Rwandaises pour faire une carrière militaire. Il est soutenu par des collègues de sa région natale qui sont nombreux dans l’armée rwandaise à cette époque. En 1992, il est affecté dans le camp militaire de Gako, dans la région du Bugesera, réputée pour abriter beaucoup de Tutsi hostile au régime de Habyarimana. Pendant la guerre de libération engagée par l’armée patriotique rwandais le 1er octobre 1990, le gouvernement rwandais commence des massacres de Tutsi, mais a une échelle limitée à des zones géographiques spécifiques. C’est ainsi que les massacres localisés eurent lieu à Kibirira, dans la préfecture de Gisenyi, en Octobre 1990, à Ruhengeri en Janvier 1991, et au Bugesera en Mars 1992.
Au Bugesera, Ntamfura assiste aux scènes de cantonnement et de massacre de quelques 500 Tutsi mais sans pouvoir intervenir de quelque manière que ce soit car c’est un projet du gouvernement soutenu par l’armée. Selon son propre témoignage, Silas en a souffert beaucoup puisqu’il commençait à connaitre et à lier amitié avec certain des victimes qu’il avait rencontrées dans les prières du renouveau charismatique auxquelles il participait à la paroisse de Nyamata. Ces collègues militaires ne partagent pas son intention de secourir les Tutsi. Ils sont plutôt convaincus que les Tutsi doivent mourir puisqu’ils menacent le régime en place.
Dès le 7 Avril 1994, lorsque les massacres généralisés de Tutsi commencent, Silas décide de faire quelque chose pour les sauver. Comme militaire, il sait très pertinemment que l’extermination des Tutsi est un projet du gouvernement auquel tous les militaires devant contribuer. Le 11 Avril 1994, en effet, les Tutsi de la région de Nyamata ont déjà quittés leurs domiciles pour trouver refuge ailleurs. Les miliciens interahamwe et quelques militaires sévissent dans la zone pour traquer les Tutsi et les conduire au lieu prévu pour les massacres, en l’occurrence l’église paroissiale de Nyamata. Entre temps, les miliciens et les militaires passent de maison en maison pour débusquer les fuyards et piller leurs biens. Silas est invité par ces camarades militaires à aller piller comme les autres, mais il refuse. Il est d’autant plus scandalisé par leur conduit que la plupart d’entre eux fait partie, comme lui, du groupe de prière charismatique. Mais à ce moment précis, la foi et la prière ne sont plus des barrières suffisantes pour préserver la vie des Tutsi pour beaucoup de tueurs.
Le 12 Avril 1994, les massacres de Tutsi commencent à Nyamata. Silas décide d’accompagner jusqu’à la frontière du Burundi tous les Tutsi qui parviennent s’extraire des lieux de massacre. Malheureusement il n’y en a pas eu beaucoup pour plusieurs raisons : d’abord parce que l’encadrement des massacres est tel que s’échapper est très difficile. Ensuite, le sauvetage doit se faire la nuit au risque de se faire repérer par les tueurs. Enfin, toute tentative de sauvetage des Tutsi pendant les massacres est puni de mort immédiate. Silas parvient quand même à accompagner une vingtaine de Tutsi jusqu’à la frontière avec le Burundi. Il aurait souhaité sauver davantage mais, beaucoup de fuyards qui l’aperçoivent essayent de l’éviter par tous les moyens parce qu’ils savent que les militaires font partie de la machine génocidaire.
Son opération est loin d’être une promenade de santé. En effet, ses collègues investis dans l’entreprise génocidaire, l’ont dénoncé auprès de ses supérieurs. Ceux-ci décident de l’exécuter comme il était prévu en pareille situation. Heureusement qu’il a bénéficié du soutien d’autres collègues qui désavouent le génocide mais en silence. Ces derniers l’ont averti à temps et l’ont aidé de justesse à s’enfuir jusqu’au Burundi.
C’est quand l’armée patriotique rwandaise libère la région du Bugesera, au mois de Mai 1994, que Silas la rejoint pour continuer la guerre, cette fois-ci contre l’armée gouvernementale. Il a continué sa carrière militaire dans la nouvelle armée, les Forces armées rwandaises (RDF), constituée après le génocide par la fusion des deux armées belligérantes.
En 1998, Silas quitte l’armée pour se consacrer spécifiquement à sa petite famille qu’il vient de fonder. Notons en passant qu’il s’est marié avec une rescapée du génocide de la région de Bugesera et qu’il continue d’entretenir de bonnes relations avec des associations de rescapés de la région. Ses actes et son comportement pendant le génocide lui ont valu une reconnaissance nationale de gardien du pacte national « Umurinziwigihango ».
Ntamfura Silas explique son geste par son expérience d’enfance et sa conviction religieuse acquise depuis sa famille. Les deux étant intimement corrélés. En effet, c’est en 1982, alors qu’il fréquente encore l’école primaire dans son village natal, qu’il assiste à une scène bouleversante d’une jeune fille à peu près de son âge, qui est venue étudier à cette école parce que ses parents, fonctionnaires du gouvernement, avaient été mutés dans la région. D’après le témoignage de Silas, la jeune élève correspondait au phénotype officiel d’un Tutsi tel qu’il est enseigné dans le cours d’histoire à l’école. Elle refléte déjà les stéréotypes de beauté des jeunes filles Tutsi. Quand elle est entrée dans la classe, beaucoup d’enfants ont commencé à lui manifester des sentiments d’hostilité. Certains garçons ont commencé à l’agresser physiquement et à lui tirer les cheveux pendant la récréation. Ils l’ont malmenée pendant une semaine si bien qu’elle a fini par abandonner l’école ; tellement les menaces étaient atroces. Les enseignants faisaient semblant de ne pas pouvoir maitriser la meute d’élèves.
Ntamfura Silas a assisté à cette violence gratuite et pernicieuse contre une jeune fille sans défense. Il a pris conscience de la situation malheureuse des tutsi en général dans la société rwandaise d’alors. Depuis ce jour, Il s’est juré de ne jamais souscrire à une telle violence dans sa vie.
Un autre aspect qui explique sa conduite durant le génocide contre les Tutsi provient de l’éducation reçue de ses parents. En effet, sa famille a toujours désapprouvé la violence contre les Tutsi qui se propageait dans la population hutu depuis la dite révolution sociale de 1959 qui a renversé le pouvoir monarchique. La famille a toujours entretenu de bonnes relations avec les familles Tutsi. Les parents interdisaient à leurs enfants de s’accommoder de la logique criminelle de harcèlement des tutsi quoi qu’il arrive. La scène de violence contre la jeune fille à laquelle il a assisté a confirmé la situation tragique des Tutsi dans la société rwandaise et lui a donné plus de force pour s’y opposer. C’est grâce à son éducation familiale et à ses convictions personnelles qu’il s’est acharné à sauver les Tutsi dans la région de Bugesera durant le génocide. Il aurait souhaité en sauver davantage mais les conditions étaient telles que rencontrer des Tutsi à aider était très difficile.
Il a appris de ses supérieurs militaires que tout Tutsi sont complices des assaillants Inkotanyi, et par ce fait, un ennemi de la république qu’il faut éliminer absolument. Silas sait également que s’opposer au projet gouvernemental d’extermination des tutsi est passible de mort immédiate. Il risquait sa vie en sauvant les Tutsi. Malgré tout, il a tenté et réussi une initiative de sauvetage des Tutsi pendant le génocide. Il est l’exemple d’un résistant au génocide.
III. Kabera Callixte, symbole de la résistance à l’idéologie anti-Tutsi
Kabera Callixte est né en 1956 dans l’ancienne commune de Ntyazo, dans la préfecture de Butare. Aujourd’hui c’est dans le district de Nyanza, Secteur de Ntyazo, Cellule de Bugari, et le village de Kabusheja. Son père est Sibomana Charles et sa mère, Nyirababumbyi Thérèse. Il s’est marie avec Mujawamariya Immaculée en 1987. Ils ont eu trois enfants qui sont toujours en vie aujourd’hui.
Kabera Callixte entre dans l’armée en 1978 pour faire une carrière militaire. Très vite il est soupçonné d’être Tutsi à cause de sa stature élancée. L’administration militaire fait des vérifications d’usage et confirme son appartenance à l’ethnie Hutu, mais le soupçon continue de circuler dans les milieux militaires. Il n’a jamais la confiance de ses supérieurs encore moins celle de ses collègues. Il est souvent muté. Sa longévité dans un poste ne dure jamais plus de deux ans. A son arrivée dans un nouveau poste, il constate qu’il est fiché d’office et que la stigmatisation et la discrimination deviennent des comportements ordinaires contre lui. Il a beau s’expliquer mais s’est peine perdue. Les collègues pensent qu’ils ne doivent pas lui faire confiance parce que, disent-ils, il a quelque chose de Tutsi qu’ils ne parviennent pas à identifier.
Quand la guerre de libération commence le premier octobre 1990, Callixte est malmené parce qu’il est soupçonné d’être un agent secret des assaillants, c’est-à-dire de l’armée patriotique rwandaise, et donc un traitre à l’armée gouvernementale qu’il serve. Il est mis en prison le 6 octobre 1990 pour y rester pendant deux ans. En 1992, il est libéré et chassé de l’armée. Arrivé dans sa commune natale de Ntyazo, il reste une année sans emploi, alors que les anciens militaires sont d’habitude immédiatement recrutés par la police communale. Ce n’est qu’en 1993, lorsqu’on a nommé un nouveau Bourgmestre de la commune Ntyazo, Monsieur Nyagasaza Narcisse, un Tutsi, que Callixte est recruté comme chauffeur de la commune, spécialement chargé du transport du nouveau Bourgmestre.
Durant son service dans l’armée, il réalise combien les Tutsi sont discriminés dans l’administration publique en général, et dans l’armée en particulier. Il comprend ce que signifie être Tutsi au Rwanda et leurs conditions de vie dans l’administration publique. S’il peut être traité de la sorte par le seul fait d’être soupçonné Tutsi, qu’en serait–il s’il était réellement un Tutsi ? Cette expérience personnelle lui a permis de se faire une conviction personnelle selon laquelle le massacre de Tutsi est un projet politique qui a été tramé depuis longtemps. La population ne fait que suivre les injonctions de la propagande politique sans comprendre. Pour Callixte, les Tutsi sont des victimes innocentes d’une folie politique qui veut instrumentaliser la population. Pour lui, ils doivent être protégés par tous les moyens.
Quand le génocide commence le 7 avril 1994, la préfecture de Butare reste relativement calme pendant deux semaines. Cette période d’accalmie, en fait, donne du temps aux planificateurs du génocide de se préparer aux massacres de Tutsi dans leur région. Ainsi les organisateurs des massacres dans la commune de Ntyazo distribuent des fusils à tous ceux qui savent s’en servir. Ainsi, Callixte reçut une Kalachnikov et des balles pour garder à l’œil le bourgmestre qui est Tutsi et pour s’en servir le moment venu.
Mais Kabera Callixte a un autre plan dans sa tête. Dès qu’il reçut le fusil, il déclare aux organisateurs des massacres de Tutsi qu’il est opposé à leur projet. Il ne voit pas de raisons de tuer les Tutsi. Ceux-ci n’ont rien fait de mal. Ils sont tués par le fait qu’ils sont nés Tutsi seulement. Il déclare aussi à la population Hutu de son village de s’opposer à ce projet démentiel de tuer des innocents. Il leur défend de tuer sur les barrières et ils ont suivi la consigne. Maintenant qu’il dispose d’un fusil, personne ne va tuer les Tutsi tant qu’il reste vivant et capable de les défendre. En effet, beaucoup de familles Tutsi de sa localité sont allés chercher refuge chez Callixte. Dès qu’il entendait une bande de tueurs s’approchait de chez lui, il tirait en l’air et la bande se dispersait.
Callixte est devenu le cauchemar des tueurs. Aussi, les organisateurs des massacres, dont faisait partie son cousin, Viateur, Brigadier-Chef de la police communale de Ntyazo, décident d’éliminer physiquement Callixte pour pouvoir exécuter leur plan macabre. Ce qu’ils ont fait le 28 Avril 1994. En effet, ils l’ont supplié de les conduire à la sous-préfecture de Nyabisindu pour rencontrer le Sous-Préfet avec la promesse de ne rien lui faire. En cours de route, ils ont feint de vouloir assouvir leur besoin. Il a arrêté la camionnette, et son cousin, le Brigadier Viateur, lui a tiré une balle dans la tête.
La mort de Callixte est une mauvaise nouvelle pour sa famille, bien sûr, mais aussi pour tous les Tutsi de la région qui bénéficient de sa protection. Aussi, la nouvelle de sa mort se répandit très rapidement dans les environs. Les assassins de tout bord se dirigent alors à son domicile pour exterminer les Tutsi qui restent dorénavant sans défense.
Il faut remarquer que la résistance au génocide des Tutsi de 1994 est un exercice périlleux. Callixte en a payé de sa vie. Heureusement, les autres membres de sa famille ont pu survivre à la vindicte populaire. Mais ils demeurent avec la marque indélébile d’une famille hutu qui ne s’est jamais libérée de la féodalité Tutsi. Dans la logique des génocidaires, il est impensable qu’un Hutu se lie d’amitié très significative avec un Tutsi. Même si cela doit arriver, s’est signe que le Hutu ne comprend pas que les Tutsi sont toujours rusés, à l’affut de la moindre occasion pour trahir cette amitié.
IV. Ntawuryerera Isaacar, organisateur de la résistance familiale
Isaacar est né en 1963, dans l’ancienne commune de Gishyita, en Prefecture de Kibuye, de son Père Ikiribera et de sa mère Nyirakanani. Aujourd’hui, c’est dans le district de Karongi, secteur Gishyita, cellule Munanira, village Bweramvura. Il s’est marié avec Kantama Epiphanie en 1980 avec laquelle il a eu 4 garçons.
Ntawuryerera Isaacar est un commerçant connu dans sa région. Il achète des produits vivriers à l’ile Idjwi, au Congo, (ancien Zaire), pour les revendre au Rwanda dans sa région. C’est un homme très connu et très influent dans sa commune. Il a une grande famille, ce qui constitue une base fiable pour son influence même dans son village. Il posséde pour son commerce quelques barques pour transporter les marchandises.
Quand le génocide commence en avril 1994, un des responsables des massacres lui révèle tous les stratagèmes des massacres génocidaires, insistant surtout sur le fait qu’il faut surveiller de très près toutes les embarcations sur le lac afin qu’aucun Tutsi ne s’échappe et, ainsi mettre définitivement un terme à la question Tutsi. Il est troublé d’entendre cela parce qu’il a beaucoup d’amis Tutsi et que sa propre famille a toujours vécu en bon termes avec les familles Tutsi. Il décide alors de tenter quelques actes pour sauver les Tutsi.
La première mesure a consisté à alerter tous les Tutsi qu’il pouvait rencontrer de la gravité de la situation et du plan d’extinction totale de l’ethnie. Il disait à tous ceux qui le pouvaient de s’échapper le plus tôt possible. Mais, malheureusement, toutes les voies d’accès au lac Kivu étaient minutieusement surveillées. Ceci lui créait une responsabilité supplémentaire de les extraire de l’engrenage et de les aider à quitter la région.
La deuxième mesure, corolaire à la première, consistait à organiser l’évacuation des Tutsi qui avaient réussi à trouver refuge chez leurs voisins Hutu, généralement dans la grande famille d’Isaacar. Pour déjouer toutes les astuces montées par les génocidaires, Isaacar a décidé d’organiser une véritable équipe de sauvetage constituée essentiellement par les membres de sa famille.
Il a d’abord distribué des rôles. Lui-même s’est assigné le rôle de collecteur d’information. Chaque soir, il allait au centre de négoce local, pour rassembler les dernières nouvelles des massacres auprès des chefs locaux des miliciens interahamwe, y compris le Bourgmestre. Ainsi il pouvait connaitre l’agenda des jours suivants. Il pouvait aussi connaître l’heure exacte à laquelle ces dirigeants se séparaient le soir pour rentrer chez eux.
Un petit groupe avait la responsabilité de fréquenter chaque soir les bistrots du coin pour s’enquérir des nouvelles de la journée et, ainsi connaitre les forfaits des interahamwe et les personnes les plus recherchées. En effet, il y avait une sorte d’hiérarchie dans les tueries des Tutsi. Il fallait commencer par les familles les plus riches, les plus influentes et les plus remarquables. Ainsi les sauveteurs pouvaient évaluer l’urgence de l’évacuation de certaines familles.
Un autre petit groupe devait participer impérativement aux rondes de nuit sur le lac Kivu, organisées par les tueurs, pour dissuader toute tentative d’évasion. Le motif de cet engagement était de savoir l’horaire de ces veilleurs et le temps qu’ils allaient passer au lac surtout qu’ils devaient rentrer pour dormir un peu afin de pouvoir vaquer à leurs occupations respectives le lendemain. Ainsi les sauveteurs pouvaient savoir en temps réel le moment d’entrer en action sans perdre de temps.
En effet, dès que les patrouilleurs décidaient de rentrer à la maison autour de minuit, parce qu’ils ne voyaient pas de mouvement autour du lac, l’équipe d’Isaacar courait très vite lui annoncer la nouvelle. A son tour il communiquait avec ceux qui devaient être évacués pour se rendre hâtivement au lac à l’endroit convenu. L’équipe avait trouvé un moyen de cacher certaines barques pour les besoins de la cause en les submergeant en un endroit retiré par rapport au port habituel. En effet, pour prévenir toute tentative de fuite par le lac, le Bourgmestre avait perquisitionné toutes les barques du coin furent-elles pour la pêche ou d’autres usages. Seul Isaacar avait eu la perspicacité de cacher une de ses barques parce qu’il avait pressenti la menace qui pesait sur ses amis Tutsi.
Dès que les Tutsi étaient rassemblés auprès du lac, Ils étaient embarqués très rapidement vers l’ile d’Idjwi, au Zaïre d’alors (Actuel République Démocratique du Congo). C’est un voyage d’une heure à peu près. Ce qui signifie qu’ils accomplissaient le voyage aller-retour en deux ou trois heures seulement, généralement entre une heure et quatre heures du matin. Le lendemain toute l’équipe d’Isaacar devait vaquer aux occupations habituelles pour ne pas attirer des soupçons. Elle s’était même convenu de marquer ostensiblement leur présence dans les différentes activités du jour. Avec cette barque, Isaacar et son équipe ont pu accomplir le geste de sauvetage de Tutsi pendant trois semaines environ. Ainsi, ils ont réussi à extraire de la mort 206 Tutsi.
Au cours des massacres, les tueurs constatent que certains Tutsi fichés sur leurs listes sont introuvables. Ils mettent en place un système de surveillance des personnes susceptibles de trahir leur plan macabre. Isaacar est très vite dans le viseur. Ils mettent en place une structure de contrôle de tous les mouvements autour du lac. Et, effectivement, ils constatent qu’il a opéré des actes de sauvetage de Tutsi par la voie du lac Kivu. Ils décident alors de sa mort.
Le samedi 8 May 1994, le Bourgmestre Karasankima, accompagné du commerçant Mika, et de beaucoup d’autres interahamwe, se rendent au domicile d’Isaacar, le font sortir de sa maison et l’inondent s’insultes, le frappent et le traitent de tous les noms : un Hutu lâche, ignorant de la nocivité des Tutsi, inconscient de la menace qui pèse sur tous les Hutu. Ils le conduisent ensuite sur la voie publique et le bastonnent jusqu’à ce que mort s’en suive. Ainsi prit fin la résistance qui s’était organisée autour d’Isaacar Ntawuryerera.
Les témoignages collectés auprès des personnes qui connaissent Isaacar sont unanimes pour confirmer qu’il a toujours vécu en bons termes avec tout le monde. Sa famille élargie a toujours eu des relations amicales aussi bien avec les familles Hutu qu’avec les familles Tutsi. Il n’a jamais eu des tendances ségrégationnistes quand bien même il vivait avec quelques Hutu imbus de haine envers les Tutsi. Il n’a jamais accepté cette idée couramment partagée par beaucoup de Hutu selon laquelle le Rwanda est un pays des Hutu et que les Tutsi constituent une menace pour le peuple Hutu. Pour lui, le massacre de Tutsi constitue un acte criminel extrême puisqu’il envisage l’éradication totale d’un groupe ethnique.
Conclusion
La période d’Avril à Juillet 1994 a fait basculer le Rwanda dans l’horreur du génocide commis contre les Tutsi. Un projet politique d’extermination d’un groupe de la population en si peu de temps ne peut manquer de laisser un stigmate indélébile à la société toute entière. Cependant, elle est aussi riche en sursauts d’humanité et en actes de courage au moment où l’on s’y attend le moins. Les gens ordinaires, se sont levés pour lutter contre le génocide, résister au génocide et survivre au génocide.
Les trois exemples présentés dans cet article montrent, si besoin en est, que la résistance au génocide perpétré contre les tutsi a mobilisé des citoyens ordinaires de divers horizons socio-professionnels, des militaires en service ou en retraite, des commerçants ou des ouvriers agricoles et beaucoup d’autres anonymes dont les actes ont durés un laps de temps mais sont significatives car ils démontrent que le crime contre l’humanité qu’est le génocide, n’a pas totalement tué l’humanité dans l’âme des rwandais.

©François Masabo

Résumé
Cette présentation s’inscrit dans le cadre du colloque international sur le génocide perpétré contre les Tutsi de 1994 ayant pour thème « Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi. LA RECHERCHE EN ACTE ». Le colloque était organisé par l’équipe de chercheurs français qui ont mené une recherche historique sur le rôle de la France dans le génocide commis contre les Tutsi au Rwanda en collaboration avec les chercheurs rwandais de l’Université du Rwanda. Elle s’inscrit également dans la table ronde 8 consacrée au thème suivant : « 1994. Lutte contre le génocide, résistance au génocide, survie au génocide ». En utilisant trois cas de résistance accomplis respectivement par un militaire en service, un démobilisé et une famille de citoyens lambdas, cette présentation montre les actes de résistance au génocide organises sur le lieu même des massacres génocidaires commis entre avril et juillet 1994.
Abstract
This presentation lays in the framework of an international conference on the 1994 genocide perpetrated against Tutsi with the following theme : « Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi. LA RECHERCHE EN ACTE ». It is also embedded in the round table No 8 dedicated to the following subtheme : « 1994. Lutte contre le génocide, résistance au génocide, survie au génocide ». Using three cases of resistance performed respectively by a governmental soldier on duty, a demobilised soldier, and a family of ordinary citizens, this paper demonstrates that acts of resistance to the genocide committed against Tutsi happened on the site of massacres between April and July 1994.

Bibliographie
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Scott Straus, From “rescue” to violence. Overcoming local opposition to genocide in Rwanda, in Semelin Jacques et al., Resisting genocide: the multiple form of rescue, Londre, Oxford University Press, 2014, p.

[Notes :]

i Plusieurs auteurs qui ont écrit sur le génocide commis contre les Tutsi au Rwanda en 1994 décrivent abondamment les atrocités commis contre les victimes. Alison des Forges, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999 ; Gérard Prunier, Rwanda 1959-1996. Histoire d´un génocide, Paris, Dagorno, 21 1997. Il y a également les procès des génocidaires conduits aussi bien au Rwanda qu’au tribunal pénal international pour le Rwanda d’Arusha, notamment la cause Jean Paul Akayezu (ICTR-96-04-T), ancien bourgmestre de la Commune Taba, en Prefecture de Gitarama.

ii Urwego rw’Igihugu Rushinzwe Inkiko Gacaca, Raporo isoza imirimo y’Inkiko Gacaca, Kigali, 2012

iii Bradley Campbell, contradictory behavior during genocides, in Sociological Forum, Vol. 25, No. 2, June 2010; Baum, Steven K., The Psychology of Genocide: Perpetrators, Bystanders, and Rescuers. New York: Cambridge University Press, 2008 Horowitz, Irving Louis,Taking Lives: Genocide and State Power, 5th ed. New Brunswick, NJ: Transaction Publishers, 2002;

iv Fujii, Lee Ann, Killing Neighbors: Social Dimensions of Genocide in Rwanda. Unpublished Ph.D. Dissertation, George Washington University, Washington, DC, 2006

v Ibuka, les justes Rwandais. Indakemwa, Kigali, 2012, (inedit)

vi Straus Scott, From “rescue” to violence. Overcoming local opposition to genocide in Rwanda, in Semelin Jacques et al., Resisting genocide: the multiple form of rescue, Londres, Oxford University Press, 2014
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