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Les flonflons de la commémoration du 50e anniversaire du Débarquement de 1944 avaient tragiquement coïncidé en 1994 avec le silence sur le génocide du Rwanda. Le moment le plus lourd de ce refus de reconnaître le "plus jamais ça" qui avait lieu pratiquement à nos portes, a été la commémoration du martyre du village d'Oradour le 10 juin 1994.
Quand on relit la presse française de l'époque on apprend que le président Mitterrand y a fait un très beau discours, le premier tenu par un chef d'État français en ce lieu : "bâtir un monde où les Oradour ne seront plus possibles", "lutter contre toutes les formes d'intolérance dont on s'accommode si facilement à ce point qu'on finit par ne plus les voir"... Pas un mot sur la tragédie qui se déroulait au même moment dans un pays africain "ami" où Paris s'était engagé jusqu'au cou dans les années précédentes.
Or le 10 juin 1994 l'opinion française ne pouvait plus ignorer la nature de ce qui se passait au Rwanda. Depuis la mi-mai les journaux avaient publié de nombreux témoignages ou reportages sur les tueries massives de civils tutsi qui s'étaient déroulées dans l'ensemble du pays depuis avril. Les massacres et les charniers de Butare, de Kigali, de Nyarubuye, de Cyangugu... sont décrits partout, à tel point que les autorités génocidaires ont jugé utile une tentative de "normalisation" de la situation, de dissimulation de la réalité sur les ondes de la RTLM et que le chef des interahamwe en personne avait tenu à s'exprimer dans les colonnes du Monde (le 17 mai) pour justifier ce qui se passait à Kigali en invoquant les atrocités équivalentes selon lui qui avaient eu lieu en Europe durant la Seconde guerre mondiale. Le 8 juin on apprenait que le nombre des Tutsi était passé de 40 000 à 2 000 à Nyamata. Le 13 juin on apprenait le massacre des enfants de la paroisse de Saint-André de Nyamirambo, etc. La réunion de la Commission des Droits de l'homme de l'ONU à Genève les 24 et 25 mai avait enclenché la condamnation du gouvernement génocidaire installé à Gitarama, que Paris avait en fait appuyé jusque-là et qui par ailleurs allait de revers en revers sur le plan militaire, tout son effort allant dans le massacre de civils innocents.
L'interprétation officielle penchait toujours vers le "conflit interethnique" ou la "colère populaire". Pour plus de lucidité, il fallait lire la presse belge : le 1er juin Marie-France Cros dénonçait dans la Libre Belgique ce "racisme de bon aloi" qui sévissait en Europe sur la question hutu-tutsi dans des propos dignes de l'antisémitisme le plus virulent. Plus tard, en 2006, un ancien responsable militaire de l’opération Turquoise assimilera le génocide à un simple « ordre de conduite » destinée à répondre à l’offensive du FPR : que diraient les familles des victimes d’Oradour si on leur expliquait que leur extermination relevait d’une simple tactique militaire destinée à neutraliser la population tentée de rejoindre les maquis ?
Dans ce contexte, il faut comprendre que pour tous ceux, Rwandais et non-Rwandais, qui suivaient avec angoisse ce qui se passait dans ce pays, le non-dit du discours de François Mitterrand à Oradour le 10 juin 1994. a laissé un goût de cendres.
Aujourd’hui, 4 septembre 2013, citant le poète Jean Tardieu, François Hollande a exprimé, avec une conviction et une sensibilité qui ne trompent pas, que Oradour résonnait comme un cri qui appelait à se dresser contre tous les massacres d’innocents. Le ton de la visite effectuée en compagnie du président allemand laisse espérer que le silence de juin 1994 sera réparé en 2014, au moment du vingtième anniversaire de l’entreprise raciste d’extermination des Tutsi du Rwanda, hommes, femmes et enfants, perpétrée entre avril et juillet 1994. Il fallait le rappeler, avec tout le respect que nous avons pour les souffrances propres des proches de ce village martyr, qui aurait mérité de ne pas fournir à l'époque le lieu d'une telle mise en scène de l'amnésie au présent.
Jean-Pierre CHRETIEN
Historien, CNRS
Co-auteur de Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique (Belin, 2013)