Citation
Mon travail de chercheur
confronté au génocide des Tutsi
Jean-Pierre Chrétien
Je suis historien à la retraite, directeur de recherche émérite au
CNRS et j’ai travaillé essentiellement, depuis disons un demi-siècle,
sur l’histoire de l’Afrique des grands lacs, sur le Burundi essentiellement, et aussi sur le Rwanda.
Donc j’y ai fait mon travail d’historien. En même temps, j’ai été
confronté aux crises successives vécues dans ces pays, au Burundi,
notamment en 1972, et évidemment dans les années 1990 au
Rwanda, face au génocide des Tutsi de 1994.
Ce que je voudrais expliquer ici, c’est comment s’est articulé
mon travail de chercheur avec ce que j’ai eu à dire et, disons, ce que
j’ai vécu dans ces circonstances1.
Je dirais qu’au fond, en tant qu’historien confronté à cette actualité, je me suis heurté à de réelles difficultés, que je voudrais rappeler
ici. Elles sont en effet éclairantes sur la façon de faire comprendre ce
qui s’est passé : ces difficultés relèvent en effet, d’un côté, des réalités
1. Jean-Pierre Chrétien, « Le génocide du Rwanda. L’historien face aux crises
du temps présent en Afrique », in Les Rendez-vous de l’Histoire Blois 2003, L’Afrique,
Nantes, Pleins Feux, 2004, p. 81‑101, repris dans « L’historien face au génocide du
Rwanda », in Jeanne Guérout (dir.), Pour l’amour de l’histoire. 30 conférences exceptionnelles des rendez-vous de l’histoire, Paris, Les Arènes, 2017, p. 497‑515.
« Un historien face au génocide des Tutsi. Entretien avec Jean-Pierre
Chrétien », Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas, Vingtième siècle, 122,
avril-juin 2014, p. 23‑35.
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mêmes, qui semblaient souvent incompréhensibles pour, je dirais,
le commun des mortels en France, et, d’autre part, des passions
que ces événements ont mobilisées, suggérant un choix binaire qui
serait simple entre un discours correct et un discours incorrect, là où
il fallait justement expliquer la complexité d’une histoire, sans pour
autant nier le moins du monde la dimension génocidaire. À la limite
l’innommable ne s’explique jamais. Mais sur le Rwanda, je dois dire
que j’ai été confronté à un défi pédagogique incessant, face à une opinion tantôt indifférente, tantôt livrée à des émotions superficielles.
Alors l’exercice du métier d’historien m’a amené à la fois à tenter
de comprendre et de faire ressortir la complexité. Je travaillais sur
cette région d’’Afrique depuis une trentaine d’années. C’est sur la
base de ma formation d’historien que j’avais mené mes recherches et
tout mon travail consistait à sortir l’Afrique d’un discours purement
ethnographique, à remettre sur la scène historique ce continent. Ce
fut d’ailleurs le combat de ma génération. Il fallait sortir d’un schéma
figé où il n’y avait que des querelles « ethniques » et des « traditions »
confrontées à la « modernité ». Il fallait montrer que, dès le niveau
de la vie rurale, les sociétés bougeaient, qu’il y avait des ruptures, des
fausses continuités, des événements, des responsabilités, etc.
Et en l’occurrence, pour le Burundi et le Rwanda, j’ai été
confronté à un discours vraiment lancinant, omniprésent, opposant
Hutu et Tutsi comme deux entités radicalement différentes, étanches
et, au fond, vouées à se combattre régulièrement, comme si leur antagonisme était, comme on disait, « atavique », d’autres aujourd’hui
disent « structurel », comme s’il n’y avait pas d’histoire, comme s’il
n’y avait finalement rien à dire, qu’il était normal qu’ils s’entretuent.
Or je travaillais donc depuis le milieu des années 1960, au
Burundi essentiellement, mais plus largement sur la région des
Grands Lacs, et je voyais très bien que cette histoire était complexe,
que chaque pays avait sa personnalité, qu’on ne pouvait pas globaliser
sur tous les Hutu et tous les Tutsi. Je ne veux pas entrer ici dans les
détails de cette mise en perspective d’une histoire de longue durée.
Que l’on se réfère à ma bibliographie.
Or dès qu’il y avait des crises, je retrouvais tout de suite, dans les
médias et dans les déclarations officielles, le thème colonial habituel,
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que je viens de rappeler, c’est-à-dire l’existence de deux races antagonistes : les Hutu et les Tutsi s’opposeraient par leurs origines, par leur
physique, par leur mentalité et donc, encore une fois, il serait normal
qu’ils s’entretuent.
Comme si ce discours était incontournable ! J’ai pensé parfois
à Lucien Febvre écrivant : « Comment pouvait-on être incroyant au
e
xvi siècle ? » Et bien, au Rwanda et au Burundi, comment ne pas
croire à ce schéma omniprésent ? Et c’était ma première expérience,
c’est-à-dire la difficulté à faire comprendre une réalité historique qui
allait au-delà de ce cliché.
J’ai aussi travaillé sur la construction même de ce schéma, parce
qu’il n’est pas tombé du ciel, qu’il est le fruit de toute une anthropologie, de toute une philosophie des races héritée du xixe siècle. Et dès
1977, j’avais publié un article à ce sujet à la suite d’un colloque du
CNRS2 et puis ça s’est prolongé dans le livre récent publié avec Marcel
Kabanda sur l’idéologie hamitique3.
Enfin, très concrètement, face aux crises, j’ai ressenti le besoin
de ne pas me taire, sur un plan éthique si j’ose dire, qu’il s’agisse du
Burundi en 1972, qu’il s’agisse du Rwanda dans les années 1990.
Je me heurtais à un autre obstacle qui n’est pas banal en
Afrique, où on avait donc l’habitude d’opposer les » tribus »,
les « ethnies ». Mais dans ce cas, l’écran idéologique était plus
lourd encore, puisqu’il devait y avoir a priori une bonne race et
une mauvaise race, si on peut dire, des bons et des méchants de
nature. Il y avait la minorité Tutsi d’origine étrangère et « féodale » et il y avait les Hutus, la majorité populaire, « autochtone »
et « asservie ». Dès lors, il était incorrect, en quelque sorte, de critiquer, de décrypter même, les discours anti-Tutsi.
2. « Les deux visages de Cham. Points de vue français du xixe siècle sur
les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale », in Pierre Guiral
& Emile Témime (éd.), L'idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, Éditions du CNRS, 1977, p. 171‑199, repris dans Jean-Pierre Chrétien,
L’invention de l’Afrique des Grands lacs. Une histoire du xxe siècle, Paris, Karthala,
2010, p.147‑182.
3. Rwanda. Racisme et génocide. L‘idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013.
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Je précise tout de suite qu’il peut aussi y avoir des racismes
anti-Hutu, je l’avais observé au Burundi en 19724. Donc c’est le
concept de « race » lui-même qui me heurtait. Or en l’occurrence,
c’est cette vision qui était la plus répandue et qui faisait que souvent,
je me heurtais à des gens qui me considéraient, entre guillemets,
comme « incorrect » parce que j’osais dire que les Tutsi étaient des
êtres humains, et qu’il n’y avait pas de raison de trouver normal leur
élimination, pas plus que celle des Hutu. Tous étaient des Rwandais
ou des Burundais, pas des figures anthropologiques.
Je me suis, de fait, trouvé confronté à toute une histoire politique.
Quand le Rwanda, au tournant de la décolonisation, en 1959‑1961,
avait fait disparaître sa monarchie dans le cadre de ce qu’on a appelé
une « révolution sociale », menée par des leaders Hutu, il a été soutenu fortement par la démocratie chrétienne belge. La République
hutu était un régime béni, si on peut dire. Les Hutu étaient des anges
et les Tutsi des diables. Je caricature à peine, et dans la propagande,
qui allait être réactivée trente ans plus tard, c’était criant. Défendre
les Tutsi était considéré comme incorrect, surtout si on ajoutait que
la mise en exergue de ce clivage sur un mode raciste faisait le malheur
de tous les Rwandais et de tous les Burundais.
Le schéma démocrate-chrétien avait joué mais il y a eu d’autres
variantes de ce que j’ai parfois appelé un « safari idéologique » dans
cette région. Il y a eu des variantes marxistes, la lutte des classes étant
illustrée dans ce contexte africain par ces crises où on voyait s’opposer
des leaders Hutu et des leaders Tutsi. Ce qui a fait croire que l’on pouvait y appliquer un discours marxiste, voire maoïste puisqu’on était
dans un pays rural. Enfin, on a vu beaucoup de développements idéologiques, qui en fait contournaient le vécu concret dans sa complexité,
mais qui, au final, légitimaient des tueries5.
Ainsi, mon travail d’historien consistait à retourner au vécu, et
dans mes prises de position, il consistait toujours à dire, non pas :
4. Voir Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, Burundi 1972. Au
bord des génocides, Paris, Karthala, 2007, p. 438‑447.
5. Jean-Pierre Chrétien, « La paysannerie captive de modèles totalitaires en
Afrique centrale au xxe siècle. Le travail de Sisyphe de la critique historique », in
Isidore Ndaywel e Nziem et Elisabeth Mudimbe-Boyi (éd.), Images, mémoires et savoirs.
Une histoire en partage avec Bogumil Koss Jewsiewicki, Paris, Karthala, 2009, p. 385‑402.
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« On ne se massacre pas, non, tout va bien, tout est normal », etc.,
mais à mettre le doigt sur des responsabilités politiques et idéologiques, celles des acteurs des tueries, et de leurs complices, celles
aussi des propagandes sur lesquelles ils s’appuyaient.
Enfin, pour couronner le tout, je me suis heurté, dans les
années 1990, dans mon propre pays, à un nouveau défi que je n’imaginais pas, à savoir la contestation de l’exercice de mon droit de
citoyen dans la diffusion de la connaissance que j’avais de cette région
d’Afrique. Je devenais pour certains une sorte d’agent de « l’antiFrance », comme on avait dit du temps de la guerre d’Algérie, et cela
pour avoir tout simplement, si j’ose dire, contribué à décrypter le génocide des Tutsi, pour avoir contribué à identifier ce qui s’était passé au
Rwanda. Or les fait sont têtus : des extrémistes du Hutu Power avaient
bel et bien, en trois mois, massacré près d’un million de personnes, et
ce génocide s’était bel et bien arrêté finalement avec l’arrivée au pouvoir des « rebelles » du FPR. C’est un triste constat, que, semble-t-il, il
ne fallait pas établir pour ne pas mettre en cause la politique suivie par
notre pays à cette époque !
Je me trouvais en effet, avec d’autres bien sûr, face à la politique
menée au nom de la France depuis les années 1990, sous l’égide du
président Mitterrand et de ses conseillers, qui avaient choisi l’option
d’une défense aveugle du régime en place à Kigali, en considérant
(c’était un nouvel élément auquel je n’avais prêté, je l’avoue, qu’une
dimension folklorique, celle du fantasme de Fachoda) qu’on était dans
un pays francophone menacé par des anglophones venus d’Ouganda !
Pire encore cette vision consistait à dire que la crise de cette région,
le génocide des Tutsi n’était au fond qu’un aspect, presque un détail,
dans une grande guerre dont les vrais responsables auraient été les
« Anglo-saxons », en particulier les Américains. Dans cette thèse, il
fallait avant tout déceler une « géopolitique » des puissances et ne pas
perdre son temps en quelque sorte à analyser la situation locale réelle.
Et moi, j’étais là pour dire, en tant qu’historien, spécialiste : « Mais
non, il faut comprendre ce qu’il se passe sur le terrain, dans ce pays, et
ne pas se perdre dans ce genre de considérations générales. »
Par conséquent, j’ai été confronté de façon inouïe à une véritable opération de disqualification. Je reste stupéfait de la violence
avec laquelle moi et d’autres d’ailleurs avons été attaqués. Je pense
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évidemment au fameux pavé pamphlétaire de Pierre Péan, qui nous
présentait comme de faux chercheurs : ce journaliste talentueux
ne connaissait rien de ce pays, et il n’avait apparemment rien lu de
sérieux à son sujet. Il se permettait néanmoins d’asséner que j’écrivais n’importe quoi. Vous voyez, les défis ont été épistémologiques,
moraux, politiques. Mais vraiment, l’épreuve a été dure, allant même
jusqu’à un procès en 2009‑2012. Gagné bien sûr, mais l’affirmation d’une connaissance scientifique doit-elle relever de la justice !
Je venais d’avoir plus de 70 ans. Tout cela n’était pas très réconfortant
dans l’exercice de mon métier
Je dois admettre qu’en travaillant sur l’histoire du Rwanda et
du Burundi, essentiellement celle du Burundi d’ailleurs, de la fin
e
e
xix siècle et du début du xx , je ne m’attendais pas à être emporté
dans une telle tourmente. Mais parfois, je me dis que ce à quoi j’ai
été confronté, finalement n’est pas un drame pour moi, comparé à
ce qu’ont vécu les gens de ces collines africaines. Mais cette violence
verbale m’a en quelque sorte convaincu indirectement qu’il y a eu un
génocide au Rwanda. On ne se déchire pas à des milliers de kilomètres
pour une « guerre interethnique »… Pour que des passions atteignent
un tel niveau, pour qu’il y ait une telle violence à l’égard des chercheurs qui ont travaillé sur cette région d’Afrique dans notre propre
pays, il faut vraiment qu’il s’y soit passé quelque chose d’énorme, et,
en face, qu’il existe un aveuglement structurel, voire une complicité
sourde. En tout cas, pour moi, tout se passe comme si j’avais été personnellement confronté à la situation historique que j’avais étudiée,
à l’histoire de cette région à la fin du xxe siècle.
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