Citation
Prof. Joseph GAHAMA
Université du Rwanda
On a souvent présenté le Burundi et le Rwanda comme deux frères jumeaux dans la mesure où ces Etats- Nations de l’Afrique des Grands Lacs partageaient les mêmes composantes de la population habitant sur un espace presque identique, parlaient pratiquement la même langue et avaient la même culture. Les deux pays ont été colonisés par l’Allemagne et la Belgique dans le cadre d’un seul territoire appelé Ruanda- Urundi, mais chacun des deux a suivi un itinéraire différent, tout en continuant à s’influencer mutuellement, même après leurs indépendances en 1962.
Cette contribution voudrait montrer comment la première (1961-1973) et la deuxième (1973-1994) républiques qui ont instauré des régimes basés sur la discrimination et l’exclusion des Tutsi au Rwanda ont fortement contribué à diffuser l’idéologie raciale telle que la conçoit Colette Guillaumin (1972) dans toute la région des Grands Lacs est- africains, en particulier au Burundi.
Après avoir rappelé rapidement que contrairement au Rwanda, les partis politiques créés entre 1958 et 1961 n’ont pas adhéré à l’idéologie ethniste et raciste, nous verrons dans un deuxième temps que la « Révolution rwandaise » de 1959 fut perçue comme un modèle dont allaient s’inspirer certains politiciens burundais au lendemain de l’indépendance en 1962. Nous constaterons enfin que depuis l’ikiza (catastrophe) de 1972 qui a consacré de manière irréversible la fracture identitaire, le Burundi fait face à des violences récurrentes basées sur une idéologie de haine, d’exclusion et d’extermination inter-ethnique « importée » du Rwanda.
1.Des partis politiques regroupés autour de deux lignées princières
Beaucoup de chercheurs (Chrétien, i993 ; Deslaurier, 2002 ; Gahama, 1991) ont montré qu’à la veille de l’indépendance du Burundi, la vingtaine de partis politiques agrées par l’administration coloniale se sont regroupés en deux cartels, les partis politiques démocrates et monarchistes et le Front commun populaire et démocrate sous la houlette de l’Unité et progrès national (UPRONA) et le Parti démocrate chrétien (PDC) créés respectivement par le Prince Louis Rwagasore, de la lignée des Bezi et par ses cousins Jean Baptiste Ntidendereza et Joseph Birori de la lignée des Batare. Ils s’opposaient principalement sur la date de l’indépendance : alors que les uns la voulaient dans un très proche avenir, les autres souhaitaient d’abord une période de « démocratisation » des institutions.
Il existait cependant un troisième courant représenté par le Parti du peuple (PP) qui avait le soutien d’Albert Maus, celui-là même qui contribua à la naissance de l’APROSOMA animé principalement par Joseph Habyarimana Gitera, le premier à évoquer les commandements des Bahutu repris en 1990 par le journal Kangura. A. Maus aurait-il voulu que le Burundi emprunte le même chemin que le Rwanda à cette époque ? Quel rôle aurait-il joué auprès des « radicaux » de ce parti qui au départ affirmaient chercher la promotion des Bahutu et des simples Batutsi mais qui quelques mois plus tard s’en séparèrent pour mettre sur pied l’Union pour la promotion hutu (UPROHUTU) dont les ambitions étaient claires ?
Joseph Habyarimana Gitera, au moment d’envisager la création de l’Union des Hutu du Ruanda- Urundi (UHURU) aurait-il eu des contacts avec certains leaders hutu burundais ?
2.Les élites politiques burundaises prises au piège de l’idéologie « ethniste »
L’assassinat de Louis Rwagasore en octobre 1961 occasionna un grand vide politique, dans la mesure où aucun autre leader ne put faire l’unanimité au sein de la classe politique où on retrouvait notamment des Hutu très influents dans son entourage immédiat. Deux figures s’imposaient alors : Pierre Ngendandumwe, Vice- Premier ministre de son gouvernement. Il ne put pas lui succéder, car un vote de l’Assemblée législative en place porta son choix sur André Muhirwa, le gendre du roi régnant Mwambutsa Bangiricenge. Appelé pour la deuxième fois pour former le gouvernement, il était assassiné le 15 janvier 1965. Une certaine frustration des Hutu daterait d’alors si on croit à certains écrits qui mettent sa mort sur le dos des « extrémistes tutsi », bien qu’aucune enquête ne l’ait confirmé.
L’autre personnalité incontournable est Paul Mirerekano, compagnon de première heure de Rwagasore et membre du bureau politique de l’UPRONA. Sa prétention pour diriger ce parti était évidente, mais il se heurtait aux premiers ministres André Muhirwa et Albin Nyamoya qui dirigeaient le gouvernement respectivement du 20 0ctobre 1961 au 10 juin 1963 et du 6 avril 1964 au 7 janvier 1965. Ses démêlées politiques l’obligèrent à s’exiler au Rwanda, d’où il aurait organisé une invasion du Burundi, sans doute avec la complicité des autorités locales rwandaises proches des provinces de Ngozi et de Bubanza où on proclama l’état d’exception (Ngayimpenda, 1994 : 196-200).
Ces rivalités au départ basées sur des ambitions personnelles s’invitèrent au Parlement qui se scinda en deux factions d’importance assez égale : le groupe « Casablanca » rassemblant les Tutsi et le groupe « Monrovia » composé de Hutu.
Les relations entre le Rwanda et le Burundi étaient très mauvaises les premières années de l’indépendance ; elles se sont empirées particulièrement en 1963 quand les inyenzi attaquèrent l’ancienne préfecture de Gikongoro et le Bugesera.
Le coup d’Etat manqué organisé le 20 octobre 1965 par quelques officiers hutu de l’armée et de la gendarmerie contre la monarchie, ainsi que les massacres des Tutsi dans les communes de Bugarama et Busangana et qui ont été attribués à la jeunesse Mirerekano encadrée par les plus hautes autorités locales marque le début des confrontations politiques sur base ethnique. Ces troubles s’apparentaient fortement à celles du Rwanda en 1959 : incendies de maisons, pillages, meurtres, etc. Si le leader des mutins, le major Antoine Serukwavu réussit à s’enfuir et traverser la Kanyaru, ses compagnons furent condamnés et exécutés : une soixantaine de militaires, plusieurs membres du Parlement et du Sénat, ainsi que les autorités politiques locales des communes dans lesquelles il y avait eu les troubles.
3.L’ikiza de 1972 : une catastrophe aux terribles conséquences
Ce qu’on a longtemps décrits comme « les évènements de 1972 » va au- delà de cette simple qualification et ne constituent pas non plus un génocide contre des Bahutu comme l’a affirmé le Sénat burundais en décembre 2021. Il s’agit d’ikiza, un mot local désignant quelque chose de mauvais et d’imprévisible aux conséquences extrêmement très graves.
Le 29 avril 1972, des rebelles hutu venus de Tanzanie tuèrent systématiquement les familles tutsi dans les provinces du sud du pays et tentèrent de s’emparer des villes de Bujumbura et Gitega. Qualifiée au début de « monarchistes voulant restaurer l’ancien régime », cette attaque fut assez rapidement bien identifiée. L’armée en vint à bout deux semaines plus tard. Cependant la répression continua et toucha presque l’ensemble du pays : ainsi fut littéralement décapitée toute l’élite hutu, surtout intellectuelle.
Cette tragédie produisit un grand nombre de réfugiés qui s’établirent principalement au Rwanda, en Tanzanie et au Zaïre. On sait qu’environ 7.000 familles s’installèrent à l’Est de la préfecture de Kigali et dans le Mutara au Nord- Est avec l’aide de Mgr André Perraudin qui put réunir d’importants subsides auprès des associations caritatives catholiques. Des jeunes commencèrent assez rapidement à s’entrainer pour envahir le Burundi en mai 1973 à partir de Kirundo, au nord-est du pays (Ngayimpenda, 1998 :495). Les élèves du secondaire furent principalement orientés au Groupe scolaire de Rilima et leurs aînés à l’Université nationale du Rwanda. Parmi ces derniers, on retrouve Melchior Ndadaye qui s’affilia à la section rwandaise du Mouvement des étudiants progressistes barundi (MEPROBA) connue sous l’appellation BAMPERE et fonda dans la clandestinité en aout 1978 le Parti des Travailleurs du Burundi (UBU).
Trois mois auparavant, Remy Gahutu, un ingénieur agronome formé en Belgique, mais qui avait choisi de venir travailler au Rwanda, avait réussi à s’infiltrer, sans doute avec l’appui des services de renseignements rwandais, dans la salle de conférence lors du cinquième Sommet France- Afrique tenu à Kigali en mai 1979 pour distribuer un tract accusant le président Jean Baptiste Bagaza d’organiser régulièrement des massacres de Hutu. Cet acte inamical mais bien réfléchi de certaines autorités politiques rwandaises envenima les relations entre les deux pays. La situation se calma quand il fut expulsé. Pour aller fonder le Parti de libération du peuple hutu (PALIPEHUTU) dans le camp de Mishamo en Tanzanie, où se trouvaient à cette époque environ 30.000 réfugiés burundais.
Comme l’a bien montré Liisa Malkki (1995), Remy Gahutu insistait sur une supposée identité collective du « peuple hutu », les Tutsi étant décrits comme « malins, diaboliques, utilisant le secret et le mensonge pour assujettir et manipuler les Hutu, dans le cadre d’un antagonisme datant de très longtemps. Dans un discours de propagande en 1990, il disait :
« De la période coloniale à nos jours, l’Histoire du Burundi est profondément marquée par l’antagonisme entre les deux principales composantes ethniques du pays, les Bahutu et les Batutsi. Cet antagonisme s’est soldé par une hégémonie de la minorité tutsi au détriment des Bahutu et des Batwa qui ont été discriminés, massacrés et contraints à l’exil ».
Comme on le voit, à l’instar du PARMEHUTU, le PALIPEHUTU utilisait la mobilisation de l’identité hutu pour arriver à ses desseins politiques.
Ce mouvement gagna rapidement la sympathie de nombreux réfugiés en Tanzanie et au Rwanda et s’implanta progressivement partout au Burundi. Il créa une branche armée le Front national de libération (FLN) à qui incombe les troubles ethniques du nord du pays en 1988 à Ntega et Marangara. Venus du Rwanda, les assaillants, une fois vaincus, se replièrent dans l’endroit d’où ils étaient venus. Le FNL récidiva en 1992 en attaquant Bujumbura et la province de Cibitoke au nord-ouest en se servant des bases- arrières à Cyangugu. Son idéologie anti-tutsi alla jusqu’à massacrer 160 Banyamulenge réfugiés à Gatumba en 2004 après avoir été chassé de leurs terres au Congo.
4.L’échec de la démocratisation
Le Major Pierre Buyoya arriva au pouvoir en septembre 1987 après une vingtaine d’années de régimes militaires autoritaires conduits par le Général Michel Micombero (1966-1976) et le Colonel Jean Baptiste Bagaza (1976-1987). Suite à la crise de Ntega-Marangara en 1988, il tenta d’engager le pays sur la voie de la démocratisation : il organisa à tous les échelons de l’administration un débat sur la question de l’unité nationale, fit voter une nouvelle constitution qui consacra le multipartisme. Il fut cependant battu en juin 1993 aux élections présidentielles et législatives dont certains n’ont pas hésité à qualifier d’« ethniques », car certains éléments du parti vainqueur, le Front de la démocratie au Burundi (FRODEBU) dont beaucoup de membres fondateurs étaient d’anciens refugiés au Rwanda , n’avaient pas hésité à mobiliser les militants sur base identitaire.
L’assassinat en octobre 1993 de président Melchior Ndadaye nouvellement élu par quelques militaires tutsi extrémistes plongea le pays dans une longue guerre civile : selon un rapport de l’ONU, des autorités politiques du FRODEBU du sommet à la base, commirent des actes de génocide à l’endroit des populations tutsi, spécialement du Nord et de l’Est. En février 1994, Cyprien Ntaryamira prit les rênes du pouvoir, mais trouva la mort deux mois plus tard dans l’attentat d’avion qui ramenait Habyarimana d’une rencontre des chefs d’Etat de la région à Dar-es-Salam en Tanzanie .
Aussitôt après, Léonard Nyangoma, alors Ministre de l’Intérieur et de la sécurité publique fut désigné en septembre 1994 pour diriger le Conseil national pour la défense de la démocratie (CNDD) nouvellement créé et très rapidement commença une rébellion menée par les Forces pour la défense de la démocratie (FDD). Celle-ci se choisit comme base arrière le Zaïre de Mobutu et s’allia avec les ex-Forces armées rwandaises (FAR) et les miliciens Interahamwe. Très vite apparurent au sein du leadership des dissensions basées essentiellement sur les origines régionales des combattants, le niveau de leur formation scolaire, le manque de représentativité des femmes au sein des instances de direction et surtout l’idéologie ethniste. Comme le note Willy Nindorera (2012 :16) :
« Ceux qui étaient membres du PALIPEHUTU ou qui ont vécu au Rwanda ont une lecture plus ethniste du conflit burundais que ceux qui viennent du Burundi ou de la diaspora en Europe ».
Pour faire sa propagande, le CNDD s’inspira largement des médias de haine qui venaient de faire leur preuve au Rwanda. La radio Rutomorangingo, son organe d’expression qui opérait probablement à partir d’Uvira au Zaïre, diffusait des messages semblables à celles de la Radiotélévision mille collines (RTLM). Le journal Le Témoin- Nyabusorongo était pratiquement l’équivalent de Kangura, célèbre pour avoir diffusé les dix commandements des Bahutu.
Finalement, à l’issue de longues négociations narcissiques de la classe politique qui opposait principalement l’UPRONA et le FRODEBU, un Accord pour la paix et la réconciliation fut signé en 2000 à Arusha en Tanzanie : il proposait un cessez- le feu entre les belligérants pour mettre un terme à la guerre civile d’une part et le partage du pouvoir politique à raison de 60% pour les Hutu et 40% pour les Tutsi d’autre part.
5.Le pouvoir du Conseil national pour la défense de la démocratie -Forces pour la défense de la démocratie (CNDD-FDD) dans l’impasse
Si l’Accord d’Arusha a pu arrêter la guerre civile, il a été signé avec des réserves des petits partis politiques sous la pression de la communauté internationale et surtout sans l’aval des principales rébellions conduites par le PALIPEHUTU-FNL et le CNDD.
En 1998, Nyangoma fut écarté par Jean Bosco Ndayikengurukiye, un jeune officier formé à l’Institut supérieur des cadres miliaires (ISCAM) Hussein Radjabu, un ancien du PALIPEHUTU devint le Secrétaire général du parti. Son influence grandissant, il ne tarda pas d’évincer son collègue en octobre 2001 . On plaça alors Pierre Nkurunziza à la tête du mouvement qui changea de nom pour devenir un parti politique sous l’appellation CNDD-FDD . Des négociations furent alors entamées avec le gouvernement de transition : il accepta d’entrer dans les hautes institutions, après qu’on ait procédé à l’intégration de ses combattants dans l’armée nationale et surtout dans la police nouvellement mise sur pied. C’est sans surprise que le CNDD-FDD qui s’était considérablement organisé à l’intérieur du pays gagna 2005 les élections présidentielles, législatives et communales .
Plutôt soucieux de soigner les relations avec la Tanzanie et le Zaïre qui l’avaient parrainé durant la rébellion en lui offrant des bases- arrières, le CNDD-FDD cohabita pacifiquement avec le Rwanda pendant environ cinq ans après sa prise du pouvoir. Un lourd climat de méfiance réciproque s’instaura dans les années 2010 surtout quand Pierre Nkurunziza fut choisi pour briguer un troisième mandat qu’on contesta de toutes parts , surtout à Bujumbura. Les opposants furent malmenés et certains de leurs leaders tués. D’autres prirent le chemin de l’exil au Rwanda, surtout après l’échec d’un putsch organisé par des officiers de l’armée pour renverser le président . Le Burundi entra alors dans une crise qui perdure toujours. Ses conséquences se firent très tôt sentir aussi bien au niveau national qu’international. L’armée, corps extrêmement sensible car présent sur la scène politique depuis la deuxième moitié des années 1960 mais accusée d’être « mono- ethnique », c’est-à-dire tutsi, fut la première institution touchée : un certain nombre de « putschistes » s’enfuirent principalement au Rwanda, les officiers des anciennes ex- Forces armées burundaises (FAB) furent ouvertement persécutés. Le brassage avec les combattants du CNDD-FDD qui semblait avoir réussi à ses débuts se retrouva alors mis à mal. Pour preuve au moins une vingtaine de hauts gradés en formation à l’étranger notamment en Belgique, en France et au Canada désertèrent en 2016 par peur de représailles à leur retour dans le pays. La liberté de la presse qui avait fait des avancées significatives sous le régime de Buyoya en souffrit énormément : de nombreux journalistes furent interdits d’exercer leur métier dans la mesure où toute voix discordante avec le parti CNDD-FDD était sévèrement sanctionnée . Les nombreuses et très actives organisations de la société civile n’échappèrent pas, elles aussi, à l’autoritarisme du régime de Nkurunziza.
Cette crise de 2015 contribua à envenimer les relations entre le Rwanda et le Burundi. Alors que Kigali reprochait à Bujumbura de porter main forte aux rebelles des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), le Burundi accusait le Rwanda d’héberger ses opposants, notamment ceux qui avaient essayé de renverser les institutions.
Il y avait en effet de quoi s’inquiéter sérieusement. Dans son journal télévisé du 9 novembre 2015, France 24 rapportait le discours incendiaire du président du Sénat qui « avait menacé de pulvériser les quartiers contestataires de Bujumbura, utilisant au passage le terme "travailler", qui renvoie au génocide de 1994 au Rwanda ». Ces propos furent relayés par le ministre de la Sécurité publique. Il avait « rappelé aux habitants des quartiers contestataires, surtout tutsis, qu'ils étaient minoritaires face à la masse paysanne hutue favorable au président Nkurunziza en ces termes : « Si les forces de l'ordre échouaient, on a neuf millions de citoyens à qui il suffit de dire : Faites quelque chose. En quelques minutes, ils seraient ici ! Qui parmi ceux qui ne rentrent pas dans le rang survivrait dans ce cas ? »
Ce langage évoquant un probable écrasement de la minorité par le peuple majoritaire nous renvoie aux discours de la haine qui ont précédé le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994 au Rwanda.
Au motif des violations massives des droits de l’homme et du non- respect des principes démocratiques, la Belgique, les Pays Bas, les Etats Unis ainsi que l’Union européenne suspendirent leur aide financière. La communauté internationale exigeait également l’ouverture d’un dialogue avec l’opposition. Mais rien n’y fit.
L’arrivée au pouvoir d’Evariste Ndayishimiye en 2020 aurait dû susciter quelques espoirs, mais malheureusement, il n’a pas su impulser le changement et l’ouverture démocratique : à la mauvaise gouvernance se sont ajoutées des difficultés économiques qui touchent actuellement toutes les couches de la population. On ne cesse signaler de toutes parts des assassinats, des disparitions forcées, des arrestations arbitraires, de graves violations des droits humains, des harcèlements des opposants, etc. Les malversations économiques, le manque des produits de premières nécessité (carburant, sucre, etc.) et une corruption généralisée viennent encore assombrir l’image d’un pays devenu actuellement le plus pauvre du monde avec un produit intérieur brut (PIB) par habitant d’environ 300 dollars américains.
Comme son prédécesseur, pour terroriser l’opposition, Ndayishimiye n’hésite pas à faire appel aux imbonerakure (ceux qui voient à partir de loin), mouvement des jeunes aux ordres du CNDD qualifié par les Nations Unies de milice à plusieurs égards semblables aux interahamwe.
La réouverture des frontières terrestres fermées depuis 2020 ainsi que le déplacement du président Paul Kagame vers Bujumbura lors du sommet des Chefs de l’Etat de l’East African Community (EAC) le 31 mai 2023 marquent un pas significatif dans le réchauffement des relations entre les deux pays, bien que le CNDD-FDD demeure intransigeant sur la question des militaires burundais refugiés au Rwanda après l’échec du renversement des institutions en 2015. Selon les propos d’Albert Shingiro, le ministre des Relations extérieures et de la Coopération au développement recueillis par Yvan Rukundo (2022 :1) :
« La remise des putschistes en cavale à Kigali à la justice burundaise sera un point catalyseur et un tournant majeur dans la normalisation des liens d’amitié et de coopération entre nos deux pays frères condamnés, comme vous le savez, à vivre ensemble de par leur géographie et leur histoire ».
La récente et délicate décision prise par Ndayishimiye de se séparer de son tout puissant premier Ministre, Alain Guillaume Bunyoni, pourrait être interprétée comme une volonté de briser le cercle fermé des « généraux » qui sont en réalité les véritables maîtres du pays. Cependant, il aura encore énormément à faire pour remettre sur la bonne voie un régime dans une totale impasse sous tous les points de vue, comme nous venons de le constater. C’est donc dire l’urgente nécessité de repenser la gouvernance et le développement dans toutes leurs complexités.
Conclusion
Nous avons montré plus haut comment la décolonisation du Burundi contrairement à celle du Rwanda a pu se réaliser dans un calme relatif. Mais assez rapidement le virus de la haine ethnique s’est rapidement propagé parmi certaines élites burundaises hutu séduites par le « modèle rwandais ». Le régime du président Habyarimana a contribué largement à diffuser l’idéologie raciale, en manipulant les réfugiés burundais qui se trouvaient dans le pays depuis les années 1970, en fournissant une base arrière aux rebelles du PALIPEHUTU qui ont attaqué le nord du Burundi en 1988 et en 1993.
Durant la rébellion commencée en 1994 par le FRODEBU et continuée en 1998 par le CNDD-FDD, on s’est largement inspiré des media de la haine en cours au Rwanda avant le génocide des Tutsi en créant la radio Rutomorangingo. On a mobilisé et embrigadé les jeunes imbonerakure a l’image des Interahamwe. Le Sénat burundais n’a pas hésité en 2016 à faire un recensement ethnique et régional dans toute la fonction publique, alors que l’Accord d’Arusha n’établit des quotas entre Hutu et Tutsi qu’au sein dans les forces de défense et de sécurité ainsi que dans la composition du gouvernement et du parlement.
Allant dans le même sens, les discours actuels de la haine ethnique à l’endroit des populations rwandophones essentiellement tutsi à l’Est du Congo sont le fruit d’une idéologie raciale semée depuis l’indépendance en 1960 sur fond de rivalités politiques entre les ethnies dites « autochtones » et « allogènes » d’une part, mais aussi et surtout relayée dans les années 1970 par le régime de Habyarimana qui ne cessa de « dresser les Hutu contre les Tutsi » d’autre part (Rusamira, 2003 :149). Mais à y regarder de près, comme l’a fait remarquer Jean-Pierre Chrétien (1988), tout cela procèderait d’un refus par les « peuples bantous » de l’instauration dans l’Afrique des Grands Lacs d’un empire hima qui engloberait le l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et l’Est du Congo.
@Joseph Gahama
Références
Alfieri, V. (2016), Le Palipehutu-FNL au Burundi. Dynamiques de l’ethnicisation et de « désethnicisassions », Politique africaine, 141, 169-190.
Chrétien, J.P., Guichaoua, A., Le Jeune, G. (1989), La crise d’août 1988 au Burundi, Paris : éditions Afera.
Chrétien, J.P. (1993), Burundi : L’histoire retrouvée, Paris : Karthala.
Chrétien, J.P. (1998), L’empire Hima/ Tutsi, Note rédigée à l’intention de la Mission d’information sur le Rwanda à l’Assemblée nationale française, Paris.
Deslaurier, C. (2002), Un monde politique en mutation : le Burundi à la veille de l’indépendance (circa 1956- 1961), Thèse : Université de Paris 1 Panthéon- Sorbonne.
Gahama, J. (1991), Les partis politiques et la recherches de l’indépendance au Burundi in Département d’Histoire, Histoire sociale de l’Afrique de l’Est, pp. 135-158, Paris : Karthala.
Gahutu, R. (1990), Palipehutu. Fondements de l’unité et du développement au Burundi, document inédit, Montréal.
Guillaumin, C. (1972), L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris
Malkki, L. (1995), Purity and Exile: Violence, Memory, and National Cosmology among Hutu Refugees in Tanzania, Chicago: University of Chicago Press.
Ngayimpenda, E. (1998), Histoire du conflit politico-ethnique burundais. Les premières marches du calvaire (1960-1973), Bujumbura: Ed. Renaissance.
Nindorera, W. (2012), Le CNDD-FDD au Burundi. Le cheminement de la lutte armée au combat politique, Berlin.
Rukundo Y. (2022), Burundi- Rwanda. La normalisation des relations arrive à un niveau satisfaisant, Anadolu Ajansi, 3 mai 2022.
Rusamira, E. (2003), La dynamique des conflits ethniques au Nord- Kivu : une réflexion prospective, Afrique contemporaine, numéro 207, 147-163.
[Notes :]
Cela montre bien que le PALIPEHUTU s’en prend à tout Tutsi, qu’il soit Burundais ou Congolais.
Trois anciens présidents burundais, Melchior Ndadaye, Cyprien Ntaryamira et Domitien Ndayizeye ont vécu assez longtemps au Rwanda
Il est révélateur que le premier chef d’Etat rencontré par le président Melchior Ndadaye après son investiture fut Juvénal Habyarimana le 3 septembre à Ngozi, au nord du Burundi. Toutefois, selon une interview accordée en octobre 2023 à la Télévision Renaissance par Gratien Rukundikiza, son officier de sécurité, ils étaient loin de s’accorder sur la question ethnique. Avant de fuir son palais assiégé par des mutins le 20 octobre 1993 à deux heures du matin, il aurait passé un coup de téléphone au président Habyarimana.
La principale question à l’ordre du jour de cette rencontre était la situation qui prévalait au Burundi, notamment le rôle joué par l’armée durant l’assassinat de Ndadaye et une partie de ses proches collaborateurs. On se demande pourquoi le président Cyprien Ntaryamira laissant derrière loin son avion personnel, accepta de s’embarquer dans celui de Juvénal Habyarimana qui fut alors abattu.
Au départ certains responsables et députés tutsi du FRODEBU comme Stanislas Kaduga, Christian Sendegeya et Léonce Ndarubagiye rejoignirent la rébellion.
Originaire de Bururi, une province du sud, comme les présidents Micombero, Bagaza et Buyoya qui se sont succédé au pouvoir de 1966 à 1993, Leonard Nyangoma était accusé de corruption, de ne jamais se présenter sur le terrain des combats en plus d’être très régionaliste.
On reprochait à Ndayikengurukiye son attitude autoritaire et ses accointances avec le régime de Buyoya. Son cousin Augustin Nzojibwami bien qu’étant Secrétaire général du FRODEBU, entretenait de bonnes relations avec le pouvoir.
Pour se conformer à la loi sur les partis politiques, il dut faire entrer dans ses rangs quelques Tutsi, puisqu’il n’en comptait aucun dans ses organes dirigeants.
On retrouvait dans ses nouveaux adhérents beaucoup d’anciens membres du FRODEBU qui avaient occupé de hautes fonctions ministérielles, provinciales et communales.
Il y eut des contestataires hutu appelés « frondeurs » et d’autres qui n’approuvaient pas cette décision de briguer un troisième mandat, contrairement à l’Accord d’Arusha et à la Constitution. Ils se refugièrent en Belgique. Parmi eux, on peut citer deux Vice-Présidents de la République, le Président de l’Assemblée nationale et le porte- parole du CNDD-FDD.
Dans une tentative de coup d’Etat organisé le 13 mai 2015, on y retrouvait des officiers de toutes les ethnies comme le Général Godefroid Niyombare (hutu), ancien chef des services des renseignements et le Général Cyrille Ndayirukiye (tutsi), ministre de la Défense sous le régime de Pierre Buyoya
La Radio publique africaine (RPA), Télé Renaissance et Radio Isanganiro délocalisèrent pour aller émettre à partir du Rwanda
Le système politique du CNDD-FDD est dominé par un petit groupe des « généraux » issus de la rébellion et qui prennent les décisions les plus importantes, se substituant ainsi aux institutions comme le gouvernement, le sénat ou l’assemblée nationale.
Il soutint la création de la Mutuelle des agriculteurs des Virunga (MAGRIVI), une association réservée exclusivement aux Hutu.