Fiche du document numéro 34329

Num
34329
Date
Vendredi 7 juin 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
207962
Pages
14
Urlorg
Titre
Colette Braeckman, journaliste-impératrice du Congo belge, se raconte
Sous titre
À l’occasion de la publication de son dernier ouvrage Mes Carnets noirs, la journaliste belge Colette Braeckman revient sur sa carrière et la couverture des conflits au Rwanda, au Burundi, puis au Zaïre devenu République démocratique du Congo (RDC). La journaliste nous a également confié son point de vue sur l’enquête « Rwanda Classified Papers » qui vise le mode de gouvernance du président du Rwanda Paul Kagame, accusé de pratiquer de longue date des assassinats d’opposants.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
RDC
Mot-clé
M23
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation


AFRIKARABIA : – Bonjour Colette Braeckman. Depuis sa parution, nous espérions cette interview sur votre dernier livre Mes Carnets noirs et attendions l’occasion de votre passage à Paris. Cependant votre journal, Le Soir, a participé à l’enquête de l’organisation « Forbidden stories » intitulée « Rwanda Classified Papers » qui pose de nombreux problèmes que nous allons évidemment aborder. Mais commençons par votre livre de 450 pages dont je recommande la lecture. Vous y racontez votre vie de journaliste avec humour. L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs par une préface inattendue et très amusante de votre amie Charline Vanhoenacker. Ces Carnets noirs représentent-ils le bilan d’une carrière de journaliste ?

Colette Braeckman : – D’une certaine manière, il s’agit d’un retour sur cette carrière de journaliste, un rêve que je caressais depuis l’enfance. Avec la distance que procure l’humour, j’ai voulu regarder en arrière et, au-delà du bilan, faire une sorte de synthèse, sous un angle qui se voulait un peu décalé…

« Avec la distance que procure l’humour, j’ai voulu regarder en arrière »



Dans ce livre, vous racontez une carrière dans un pays que les Français comprennent souvent mal, la Belgique. Et vous évoquez un autre pays que les Français connaissent encore plus mal : le Congo, devenu la République démocratique du Congo (RDC) qui fut baptisé Zaïre par le maréchal Mobutu. Sur son histoire et les péripéties de l’actualité, vous avez noirci des pages et des pages essentiellement dans le quotidien Le Soir, vous qualifiant vous-même de « pisseuse de copie ». Depuis longtemps vous vous spécialisez dans la « couverture » du Congo, et de ses voisins, le Rwanda et le Burundi, qui furent sous tutelle belge. A l’occasion de nombreux reportages, vous avez aussi suivi l’actualité d’autres pays. Pouvez vous expliquer cette évolution ?

Durant des années, du Cambodge des Khmers rouges jusqu’au Chili d’Allende en passant par le Pakistan de Benazir Bhutto et l’Afrique du Sud ou la révolution portugaise, j’ai arpenté les points chauds de la planète. Mais depuis ma jeunesse j’étais fascinée par « notre » Afrique, le Congo de Patrice Lumumba, qui était aussi notre fenêtre sur le monde, la seule colonie de la Belgique, suivie avec autant d’attention et de controverses que le serait la croissance d’un « enfant unique ». Ce pays me passionnait.

A l’époque de Mobutu, l’Agence Zaïroise de Presse (AZAP) m’appelait volontiers « la Pasionaria », un surnom critique… Lorsque j’en ai eu l‘occasion, je me suis focalisée sur ce pays continent, fascinant car il ne cesse de réserver des surprises !

« L’Agence Zaïroise de Presse (AZAP) m’appelait "la Pasionaria" »



Apparaître ainsi comme LA spécialiste du Zaïre, renommé la RDC après la chute de Mobutu, cela vous donne un certain pouvoir. Sur les gens, parfois sur les événements. Comment gérez-vous ce pouvoir ?

Je n’ai jamais pensé ma pratique journalistique en terme de pouvoir, même si Le Soir, jouit, comme media, d’une réputation certaine. Pour moi l’ essentiel a toujours été de se tenir informée, d’entretenir le contact avec un maximum d’interlocuteurs, de sillonner le pays, sur le terrain, pour accumuler un savoir aussi large que possible qu’i s’agisse d’économie, d’actualité sociale, culturelle, géopolitique, etc.

Il est certain que le journal Le Soir, le plus important tirage de la presse francophone en Belgique, exerce une certaine influence, les personnalités politiques tiennent compte de ses informations et analyses au Congo comme en Belgique. Mais mon souci premier, c’est de comprendre et d’expliquer en visant les « lecteurs de base » et non pas les initiés, les spécialistes…

« Mon souci premier, c’est de comprendre et d’expliquer »



Aux yeux d’un lecteur français, comme moi, votre livre donne une leçon de « belgitude » en terme de pragmatisme professionnel et de répugnance pour l’approche idéologique. D’imperméabilité à l’arrogance qui marque trop souvent les Français dans leur relation à l’étranger. Y compris chez les journalistes…

Cette attitude qui caractérise souvent les Belges découle du fait que la Belgique est un petit pays et que le pouvoir y est relativement faible aussi bien en interne qu’à l’international. Cette retenue inspire aussi les journaux qui veillent à ne pas abuser de leur pouvoir éventuel. Pour moi, « faire autorité » c’est tout simplement m’autoriser à dire « je connais, je suis allée là bas et j’y ai rencontré de nombreux interlocuteurs, j’ai cherché de toutes mes forces à comprendre. »

Le pouvoir, s’il existe, découle de ce qu’on sait, de ce qu’on peut communiquer. Certes, les politiques tentent quelquefois de « séduire » les journalistes, car ils leur prêtent des pouvoirs qu’en réalité ces derniers ne possèdent pas, ou à peine…

Un jour, à l’occasion d’une altercation avec un ministre des affaires étrangères, il a menacé de ne plus jamais m’admettre dans un voyage de presse. J’ai rétorqué que si les ministres passent, les journalistes restent. Devinez l’ambiance…

« Si les ministres passent, les journalistes restent »



Mobutu vous a tout de même reconnu un certain pouvoir – de nuisance à ses yeux – puisqu’il a fini par vous interdire l’entrée dans son pays ?

Mobutu a d’abord tenté la séduction. Cela n’a pas fonctionné, ni duré d’où les qualificatifs de la presse qui était proche de lui, me qualifiant de « Pasionaria » ou d’« excitée de service », m’attribuant un pouvoir que je n’avais pas. J’ai fini par être jugée indésirable, interdite de séjour dans le Zaïre de Mobutu et j’ai alors décidé de consacrer beaucoup d’attention au pays voisin, le Rwanda.

À la lecture de votre livre, il semble pourtant que Mobutu ait vu en vous une sorte d’incarnation sinon de porte-parole de la Belgique ?

Par définition, les journalistes sont plongés dans le politique. Les querelles homériques entre la Belgique politique et le Zaïre les éclaboussaient inévitablement, ils étaient obligés de relater les incidents. Entre Mobutu et la Belgique, ce fut toujours l’amour-haine. La fascination, la complicité, la déception, la détestation, le rejet. Bref, le grand jeu… Les journalistes en ont payé le prix. Il est parfois difficile de faire comprendre que les journalistes ne sont pas les porte-voix des hommes politiques de leur pays.

« Entre Mobutu et la Belgique, ce fut toujours l’amour-haine »



J’ai noté un paragraphe, page 417 : « Ce que j’aime au Congo, c’est que l’histoire des relations que ce pays entretient avec l’ancienne métropole n’est jamais réellement terminée. De part et d’autre, en dépit des hauts et des bas de la politique, subsiste une sorte de complicité : se comprenant à demi-mot, Congolais et Belges rient des mêmes blagues, s’échangent des regards complices, ne se brouillent jamais définitivement. » Jusqu’où va cet entre-soi, cette complicité ?

Entre les personnes, les Congolais et les Belges, subsiste toujours une sorte de complicité, de mémoire commune. Nous rions des mêmes blagues, que nous comprenons au quart de tour, nous comprenons nos jeux de mots respectifs, nos caricatures dans la presse. Souvent l’interlocuteur congolais finit pas conclure une discussion par « n’oubliez pas, on est ensemble ». Ensemble comme pays, comme peuples, ensemble depuis tellement longtemps [Ndlr. En fait depuis 1895 lorsque la Conférence de Berlin attribua à à la Belgique l’Etat indépendant qui avait été exploré par Stanley pour le compte du deuxième roi des Belges].

Un siècle de souvenirs, la réalité de nombreux liens personnels empêchent une éventuelle détestation d’aller jusqu’au bout. Même si les jeunes Belges voyagent à travers le monde et pas seulement en Afrique centrale, l’intérêt demeure.

« Souvent l’interlocuteur congolais finit pas conclure une discussion par "n’oubliez pas, on est ensemble" »



On aimerait mieux comprendre cette relation. J’ai aussi noté ce que vous écrivez page 421 : « J’en ai suivi les brouilles, les ruptures, les élans. J’ai consigné la lâcheté de nos politiques si promptes à détourner les yeux ou à multiplier les remontrances, j’ai relaté les voyages et les gestes de solidarité et je connais aussi cette étrange affection qui lie les Belges et les Congolais. Elle surprend les autres peuples anciennement colonisés et rend jalouses les métropoles voisines… » Vous pensez que les Français pourraient envier cette relation avec l’ancienne colonie ?

Même s’il y a eu des évacuations forcées du temps de Mobutu et des pillages, sans parler que les Belges ne se font pas expulser du Congo comme les Français le sont aujourd’hui de certains pays d’Afrique, subsiste jusqu’aujourd’hui une coopération au développement qui fonctionne, une coopération militaire, des liens particuliers, peut-être difficiles à expliquer. Quand on n’est pas d’accord, on discute.

Dans les enceintes internationales, la Belgique reste consultée à propos de l’Afrique centrale. Lorsque le roi des Belges, le roi Philippe, s’est rendu voici trois ans pour la première fois en visite à Kinshasa, tous les journalistes ont constaté que deux millions de Congolais étaient descendus dans la rue pour tenter de l’apercevoir…

J’ai entendu des confrères français dire « certes, mais ils auraient été payés pour s’en aller applaudir le visiteur ». On ne paye pas deux millions de personnes pour rester des heures au soleil afin d’applaudir le roi ! Sur place, j’ai posé la question aux Congolais : ils étaient mus par la curiosité, par le désir d’apercevoir le neveu et successeur de Baudouin, le roi qui présida à l’indépendance de leur pays. Le lien n’est donc pas rompu. Comment expliquer cela aux ressortissants d’autres pays colonisateurs ?

« Comment expliquer notre lien aux ressortissants d’autres pays colonisateurs ? »



Du côté de la Flandre, je pense aussi à la renommée de David Van Reybrouck. Dans son livre Congo une histoire paru en 2010 (plus de 850 pages !), lui aussi explique au public de Flandre sa fascination du Congo. Ce livre à obtenu un succès mondial. David Van Reybrouck est-il votre pendant néerlandais ?

Je ne me compare pas à lui. Il est un grand, un formidable écrivain. Et je l’admire non seulement pour son talent mais pour le fait qu’il ait affecté une partie de ses droits d’auteur à la publication de ce livre dans une édition bon marché, à l’intention du public congolais. Je salue ce geste magnifique.

Van Reybrouck cite un livre de l’historien Guy Vanthemsche, La Belgique et le Congo, l’impact de la colonie sur la métropole (Ed. Le Cri Histoire, 2010) où il explique que non seulement la Belgique a modelé le Congo, mais que le Congo a aussi modelé la Belgique. Vous adhérez à cette thèse ?

Guy Vanthemsche est un remarquable historien de l’université flamande de Bruxelles. Il a publié des livres décoiffants sur la colonisation, tenté de mettre des chiffres sur les sommes pharamineuses que la Belgique a retiré du Congo, etc. Il est une référence absolue.

Sur le plan culturel, la richesse et le dynamisme des artistes congolais ont un profond impact sur la Belgique et les Belges. La musique, la peinture, la danse, les arts de la scène…

« La richesse et le dynamisme des artistes congolais ont un profond impact sur la Belgique et les Belges »



Quand on a, comme vous, ou comme David Van Reybrouck, une telle empathie pour les Congolais, est-on forcé de détester les Rwandais, porteurs d’une culture si différente ?

Pas du tout. Déjà à l’époque de Mobutu mes meilleurs amis étaient des Tutsi du Nord-Kivu. Ils étaient issus de la petite bourgeoisie locale, très cultivée, qui misait beaucoup sur l’éducation et ils faisaient de gros sacrifices pour que leurs enfants recoivent la meilleure éducation possible. Arrivés au Congo comme réfugiés dans les années soixante, ils avaient été privilégiés par Mobutu. Avec une intelligence politique aigüe, ce dernier pensait qu’en offrant des postes-clefs à des réfugiés, il évitait de devoir faire des choix au sein de la mosaïque congolaise.

Les persécutions à l’encontre des personnes d’origine rwandaise ont commencé avec la démocratisation ! La Conférence nationale souveraine [début des années 90] a représenté de « grandes assises » de la nation, dirigées contre le dictateur Mobutu et ses travaux ont passé au crible les trente premières années ayant suivi l’indépendance. Les Kasaïens se sont regroupés dans le parti d’Etienne Tshisekedi, d’abord collaborateur de Mobutu [il fut ministre de la justice] puis chef de file de l’opposition et ils ont « ethnicisé » le combat politique.

« Les Kasaïens se sont regroupés dans le parti d’Etienne Tshisekedi, et ils ont "ethnicisé" le combat politique »



C’est alors que les personnes qui jusque-là s’exprimaient en langue kinyarwanda mis vivaient au Congo se sont vues refuser la nationalité congolaise. Il a été rappelé alors que beaucoup de Rwandais, Hutu et Tutsi, avaient été transférés du Rwanda au Congo par le colonisateur belge à partir des années 1930. En 1960, ces rwandophones, considérés comme étrangers, n’ont pas pu participer aux élections qui précédèrent l’indépendance, et les Belges leur rappelaient leur statut de « résidents temporaires ».

Lors de la « conférence nationale souveraine » de 1990, les Zaïrois ont exprimé leur rejet des rwandophones : « Vous n’avez pas votre place ici. Ne vous mêlez pas de la politique congolaise, ça ne vous regarde pas ».

Malheureusement cette exclusion est apparue en même temps que la revendication démocratique… Mobutu, lui, avait essayé de « faire prendre » la mayonnaise zaïroise et d’inculquer un sentiment d’appartenance nationale à ses compatriotes. Il a réussi jusqu’à un certain point mais sans aller jusqu’au bout.

« Mobutu a essayé de "faire prendre" la mayonnaise zaïroise mais sans aller jusqu’au bout »



À cet égard, Félix Tshisekedi, le président actuel, fils de l’ancien opposant, est-il pire que Mobutu ?

Il n’a pas les moyens de Mobutu, même si la corruption qui l’entoure s’inspire des pratiques d’autrefois. Félix Tshisekedi était dans sa jeunesse le fils d’un ministre de la Justice de Mobutu, Etienne Tshisekedi qui, avant de passer à l’opposition, avait, comme juriste, rédigé les statuts du parti unique.

C’est dans ce contexte que Félix Tshisekedi a grandi et s’est formé à la politique. Il faut s’en souvenir. Il entend lutter contre la corruption, mais cela équivaut à nettoyer les écuries d’Augias. Il faut reconnaître aussi que, même s’il y eut des fraudes, il a bel et bien remporté les élections de décembre 2023, en s’appuyant sur le nationalisme de ses compatriotes et en promettant de ramener la paix à l’Est par des moyens militaires.

Lors de son premier mandat, il avait tenté de s’entendre avec Kagame et s’était même rendu à Kigali, visitant le mémorial du génocide…

« Félix Tshisekedi entend lutter contre la corruption, mais cela équivaut à nettoyer les écuries d’Augias »



On cherche aujourd’hui des explications endogènes à l’idéologie xénophobe qui semble s’être emparée des Congolais autour de la crise dans l’Est du pays. Mais l’Afrique est-elle à l’abri du courant populiste, parfois à connotation fascisante, qui déferle sur l’ensemble du monde contemporain ?

L’Afrique n’est pas à l’écart des réseaux sociaux qui formatent une mondialisation des esprits. Les idéologies de la haine se diffusent aujourd’hui beaucoup plus facilement qu’il y a trente ans au Rwanda, tout comme la calomnie et d’autres passions mauvaises. La réalité des exactions, des massacres et du pillage des matières premières au Kivu n’est pas neuve, mais aujourd’hui l’information se propage beaucoup plus vite, les messages de détestation aussi.

Ce n’est pas nécessairement négatif : il y a une résurgence du nationalisme congolais, qui peut prendre un tour négatif, anti rwandais mais en même temps se développe une solidarité croissante avec les compatriotes vivant à l’ Est du pays qui va à l’encontre de ceux qui prophétisaient la balkanisation, l’éclatement de l’ensemble congolais. A mon sens ce patriotisme est une bonne chose, à condition de ne pas dériver dans la xénophobie. Les Kinois loin du front, sont très rapidement informés de ce qui se passe à Goma et ailleurs et se sentent concernés par le sort de leurs compatriotes….

« À mon sens ce patriotisme est une bonne chose, à condition de ne pas dériver dans la xénophobie »



On est cependant frappé par la vision très réductrice du Congo diffusée par les médias occidentaux. Le terme M23, s’accompagne aussitôt de la proposition « soutenu par le Rwanda ». Comme si le fait de dire que le M23 serait soutenu par le Rwanda suffisait à faire le tour de la question. Il existe d’ailleurs d’autres milices, qui provoquent – peut-être – plus de déplacements de la population sinon davantage de morts ?

Les milices islamistes dans le Nord-Kivu sont effectivement très inquiétantes et les médias en parlent trop peu. Les Codeco sont des milices communautaires et les milices islamistes se montrent très violentes dans la région de l’Ituri et le « grand nord », pratiquant entre autres la décapitation. Peut-être parce que l’accès est difficile et dangereux, on ne parle jamais de ce qui se passe dans cette vaste zone voisine de l’Ouganda et du Soudan. Une explication serait peut être le fait que certaines de ces milices ont des liens, via leurs leaders, avec le pouvoir de Kinshasa. Cela dit, lorsque l’on écrit que le M23 est soutenu par Kigali, il suffit de se rendre dans la région pour constater l’évidence : le Rwanda veut sécuriser ses frontières et il répète que des groupes d’opposants armés opèrent depuis le Kivu, ce qui est exact.

« Constatons l’évidence : le Rwanda veut sécuriser ses frontières »



Pourquoi les journalistes occidentaux installés à Goma ne décrivent-ils pas cette complexité ? Sont ils intimidés, paresseux, corrompus ou incompétents ?

Je ne crois rien de cela : n’importe quel rédacteur en chef enjoint à ses journalistes de faire simple, de ne pas apporter plus de deux idées dans un article, sous prétexte que les lecteurs ne suivraient pas : « Si tu mets trop d’intervenants et de nuances, les gens vont s’y perdre. Dans ce pays, il y a trop d’ethnies et de groupes différents. Simplifions pour que ce soit clair, qu’il y ait les bons, les mauvais ».

C’est pourquoi il est plus simple de répéter le même « Storytelling » la même histoire selon laquelle l’agresseur, ce serait « le M23 soutenu par le Rwanda ». C’est devenu une formule rituelle. Et aussi la voie de la facilité. Il est vrai qu’entrer dans ces nuances, dans la complexité du mille feuilles des ethnies et des intérêts des uns et des autres, cela consomme de l’espace, une demi-page de quotidien sinon plus. Et le couperet ne tarde pas à tomber : « Attention tu as 3 000 ou 4 000 signes, pas un de plus… »

« Le Storytelling selon laquelle l’agresseur, ce serait "le M23 soutenu par le Rwanda" »



Nous parlions tout à l’heure du pouvoir du journaliste, que vous semblez minimiser. Concernant le Dr Denis Mukwege, vous êtes pourtant la personne qui l’a fait connaître, initiant le processus qui l’a conduit au prix Nobel de la paix et à la renommée internationale.

Effectivement j’ai d’abord écrit des articles, très nombreux, décrivant son travail auprès des femmes victimes de violences sexuelles abominables. Mes papiers ont été lus poliment, mais l’indignation a été modérée, sans conséquences. Lorsque j’ai décidé d’en tirer un livre, L’Homme qui répare les femmes, tout a changé. Le Docteur lui-même a pris du temps à accepter cette qualification de « réparateur » et j’ai dû expliquer que la réparation n’était pas seulement physique mais psychologique et parfois économique.

Ensuite avec Thierry Michel a été réalisé le film éponyme, « L’homme qui répare les femmes », et Dr Mukwege a été lancé sur la scène internationale, jusqu’à obtenir le prix Nobel de la paix. Sa personnalité a crevé l’écran et son témoignage a touché le monde…

Cela prouve le pouvoir du journaliste : vous repérez un personnage encore obscur mais héroïque, le faîtes connaître au monde entier, puis il devient quelqu’un d’autre, à la suite de sa notoriété…

Il faut relativiser ce pouvoir : le médecin chef de l’hôpital de Panzi s’est d’abord fait connaître par ses qualités de chirurgien, son engagement humain, la qualité et l’éloquence de son témoignage. Il était déjà connu dans son milieu, mais il est devenu une vedette grâce au film de Thierry Michel auquel j’ai contribué et qui l’a mené au prix Nobel. Coqueluche des Grands de ce monde, tous voulaient l’inviter, se faire photographier avec lui. Et il a passé une grande partie de son temps en représentation internationale, plaidant aussi pour que son pays et ses tragédies requièrent plus d’attention.

« Coqueluche des Grands de ce monde, tous voulaient inviter le Dr Mukwege, se faire photographier avec lui »



La dernière fois que je l’ai vu, François Hollande sortait de son bureau. Je lui ai dit : « Docteur, vous êtes candidat à la présidentielle en RDC, ne craignez-vous pas qu’on dise que vous êtes le candidat des Blancs ? » Il a mal pris la remarque, hélas. Par la suite, se portant candidat à l’élection présidentielle, il a cru que sa gloire internationale allait lui gagner le suffrage des Congolais. Il a oublié qu’au Congo, la majorité des habitants ne lit pas de journaux, ne regarde pas la télévision, etc. Pour être élu, il faut aller dans les villages, ce qui coûte cher et prend du temps. Les « Grands » de ce monde voulaient surtout figurer avec lui sur la photo et, par la suite, le docteur Mukwege a eu du mal à analyser les raisons de son maigre score électoral (0,22 %).

Heureusement, par la suite, le docteur Mukwege est retourné dans son hôpital, reprendre pied avec sa réalité dont il n’avait jamais été très loin.

« Heureusement, par la suite le docteur Mukwege est retourné dans son hôpital »



Si Mukwege est un authentique héros, il n’est pas le seul à s’être brûlé les doigts avec la mythification médiatique. On pense à Paul Rusesabagina, le tenancier de l’Hôtel des Mille collines durant le génocide des Tutsi, magnifié par Hollywood dans le film « Hôtel Rwanda » ?

A côté du Dr Mukwege, Paul Rusesabagina fait pâle figure. Hollywood l’a présenté comme un héros, ce qu’il n’est pas, mais il a fini par s’en convaincre lui-même. Il a même cru qu’il pouvait devenir président du Rwanda ! A cet effet il a créé une organisation politique, le Mouvement rwandais pour le changement démocratique (MRCD) et surtout une petite rébellion, les Forces de libération nationale (FLN) qui a tué des civils au Rwanda. En Belgique, il a été découvert qu’il avait transféré des fonds à des mouvements armés luttant pour mettre fin au régime du président Kagame. Hollywood a tourné la tête de l’ancien hôtelier, mais a trompé bien des journalistes aussi !

« A côté du Dr Mukwege, Paul Rusesabagina fait pâle figure »



Venons-en à cette « enquête » de Forbidden Stories. Vous y avez contribué par un article paru dans Le Soir, sur deux pages, titré « Paul Kagame, le maître de Kigali, est aussi un héritier du passé ». Je suis en profond désaccord avec la thèse selon laquelle le Rwanda aurait la volonté d’étendre les frontières du Rwanda à l’espace rwandophone du Kivu, mais c’est votre droit de le penser et de l’exprimer. De manière générale, comment ne pas être choqué par la médiocrité et la partialité globales de l’enquête dans laquelle votre article est introduit ? Je suis étonné que vous ayez accepté de contribuer à cette opération. Ne va-t-elle pas dégrader mondialement l’image du journalisme d’investigation ?

Je ne suis pas loin de partager votre appréciation générale sur l’opération « Rwanda Classified ». Et la vérité est que, à aucun moment, on ne m’a demandé d’y contribuer. La cellule investigation du journal Le Soir m’a demandé un article sur Paul Kagame. Je pensais que c’était un sujet « magazine » qui serait publié lorsque le journal aurait un peu de place, dans un répit d’actualité.

« Jamais on ne m’a parlé de l’opération "Rwanda Classified" avant la parution de mon article »



Jamais on ne m’a parlé de l’opération « Rwanda Classified » avant la parution de mon article. J’ai découvert ma contribution lorsque mon article est paru en pages 4 et 5 – un emplacement de choix – dans l’édition du samedi 1er et dimanche 2 juin. J’ai alors vu que l’article était surtitré en rouge « Rwanda Classified ». Cette façon de faire m’a beaucoup surprise. Insérer mon article dans une enquête à charge contre Kagame en dénaturait le sens, lui conférait un impact que je n’imaginais pas.

Pourquoi, à la différence des précédentes enquêtes menées à l’initiative de Forbidden Stories, celle-ci devait-elle rester secrète jusqu’à sa publication ? On pourrait comprendre la nécessité de protéger des investigateurs au Rwanda. Pourtant, à ce qu’on a pu lire des contributions dans différents médias, il semble que personne n’a pris la peine d’aller enquêter au Rwanda sur l’accident de moto-taxi qui a coûté la vie au journaliste John William Ntwali à Kigali il y a seize mois ?

C’est une des questions que je me pose et que je poserai au Soir.

Comment est-il possible que cinquante journalistes d’investigation, enquêtant depuis des mois, ne soient capables de produire qu’un ramassis de ragots, de vieilles histoires tirées des pires sources ?

Il faut leur poser la question. Le projet éditorial est clairement de diaboliser Paul Kagame. Je découvre tardivement, à mon détriment, ce monde de Forbidden Stories. J’ai été impliquée dans une opération qui n’a rien de journalistique, qui s’appelle une conjuration.

La définition d’une conjuration, c’est une action préparée secrètement par un groupe de personnes dans un but inavouable. N’est-ce pas un peu la définition de la Mafia ?

Je ne vois pas la nécessité d’en dire plus.

Forbidden Stories affirme que l’enquête a mobilisé durant des mois cinquante journalistes d’investigation issus de onze pays. Or il se dit que certains de ces éminents « spécialistes » n’ont jamais de leur vie mis les pieds au Rwanda. Est-ce vrai ?

Effectivement parmi les signataires des articles, j’en connais qui ne sont jamais allés au Rwanda. C’est un peu étonnant au vu des articles qu’ils signent. Pour le reste, vous comprendrez que je réserve mes appréciations à mes collègues du Soir avec qui j’ai rendez-vous. Point final.

Gouvernance du Rwanda : qui est et que vise Forbidden Stories ?



L’enquête « Rwanda Classified », également appelée « Rwanda Classified papers » [« Rwanda documents secrets »], est une initiative de l’organisation intitulée « Forbidden stories ». Cette plate-forme collaborative a été fondée en 2017 par le producteur français Laurent Richard. L’idée lui est venue alors qu’il tournait un documentaire sur la corruption en Azerbaïdjan. Il y a découvert l’emprisonnement de la journaliste d’investigation azerbaidjanaise Khadija Ismayilova. Laurent Richard a aussi créé en 2019 la société de production Forbidden Films qui rend compte des mêmes enquêtes.

De son côté, Forbidden stories affichait l’ambition de reprendre le travail des journalistes intimidés, emprisonnés ou tués. Il s’agissait de dissuader – et le cas échéant faire sanctionner – leurs persécuteurs. Pour ce faire, la plate-forme va mobiliser des pools de journalistes d’investigation du monde entier.

Le Français Jules Giraudat, un autre journaliste d’investigation, rejoint Laurent Richard dans la structure comme rédacteur en chef et directeur adjoint. Avec le journaliste allemand Bastian Obermayer, Jules Giraudat coordonne la première enquête retentissante de Forbidden Stories sur l’assassinat de la journaliste d’investigation maltaise, Daphne Caruana Galizia. Elle est tuée le 16 octobre 2017 à Malte dans l’explosion de sa voiture piégée, alors qu’elle mène une enquête sur un réseau de corruption.

La « méthode » Forbidden stories est alors codifiée : se substituant à une police peu motivée, des journalistes mènent l’enquête sur l’assassinat jusqu’à forcer les autorités policières et judiciaires à identifier les coupables et à les faire condamner. Le « Projet Daphné » a mobilisé 45 journalistes issus de 18 organisations de presse européennes. Le consortium de journalistes, qui a repris et approfondi l’enquête de Daphne Caruana Galizia, permit en avril 2018 de dénoncer un système de corruption généralisée à Malte.

La méthode de plate-forme collaborative ultra-sécurisée pour protéger le travail d’investigation est reprise avec succès après un double meurtre en Slovaquie : le 26 février 2018, les corps criblés de balles du journaliste Jan Kuciak, 27 ans, et de sa compagne Martina Kusnirova sont découverts dans leur maison, près de Bratislava. Le journaliste s’apprêtait à publier un rapport sur les liens présumés entre des hommes politiques slovaques et la mafia italienne ainsi que sur des fraudes autour des fonds agricoles européens. Les journalistes mobilisés par la plate-forme collaborative identifient les commanditaires des assassinats et les enjeux de la corruption massive en Slovaquie. Le scandale public est énorme.

Le réseau de médias Forbidden Stories enquête ensuite notamment sur le logiciel israélien Pegasus, vendu à des gouvernements autoritaires pour espionner les téléphones d’opposants. Cette enquête lui vaut le premier prix Daphne-Caruana-Galizia attribué en octobre 2021.

Forbiden Stories est alors au faîte de son prestige international et personne ne conteste son mode de fonctionnement ni son choix d’enquêtes. Mais après janvier 2023, dans des conditions encore peu transparentes, la plate-forme se focalise sur la mort qualifiée de suspecte du journaliste rwandais John Williams Ntwali à Kigali dans un accident de moto-taxi. 50 journalistes de 17 médias, répartis dans 11 pays, sont coordonnés par le collectif Forbiden Stories pour mutualiser leurs capacités d’investigation.

Lorsque l’enquête est publiée par des médias européens de référence à partir du 28 mai 2024, il semble qu’aucun des cinquante journalistes ne s’est rendu au Rwanda pour enquêter sur l’accident mortel. Le rapport de police, rapidement rendu public tout comme le compte-rendu de l’audience du tribunal ayant abouti à la condamnation de l’automobiliste fautif, ne sont pas publiquement critiqués ni même analysés. Les accidents de moto-taxi sont très nombreux à Kigali. Pourtant Forbiden Storises persiste à déclarer que « partant de la mort suspecte du journaliste John Williams Ntwali à Kigali en janvier 2023, l’enquête s’attache à révéler la mécanique répressive mise en œuvre par le Rwanda, y compris hors de ses frontières, loin de l’image de pays modèle promue à l’étranger ». Les articles pointent le fait que « l’élection présidentielle du 15 juillet devrait reconduire Paul Kagame à la tête du pays pour un quatrième mandat, trente ans après le génocide de 1994. »

Les « personnes-ressources » citées par les journalistes d’investigation au fil de leurs articles ont vu leur crédibilité largement contestée par le passé. Certains sont connus comme des militants du négationnisme du génocide commis contre les Tutsi. L’un d’entre eux est soupçonné d’avoir lui-même massacré des Tutsi en 1994. Tous relayent des rumeurs et des ragots anciens. On observe une obsession de décrédibiliser l’image et la réputation internationale de Paul Kagame au prix de sérieuses entorses aux règles déontologiques de la presse.

« Mettre une distance émotionnelle est essentiel pour être crédible », déclarait dans une interview le réalisateur Jules Giraudat, co-fondateur de Forbidden Stories. Or le recours à l’émotion est le but qui semble recherché ici, les contributeurs procédant par amalgames et glissements méthodologiques. Par ailleurs, aucun des « documents secrets » promis n’est produit.

En définitive, « l’enquête » de Forbidden Stories sur la gouvernance du président Paul Kagame apparaît davantage comme une opération politicienne relayant un agenda anonyme que comme une illustration de la performance d’un collectif international de journalistes.

La publication de l’enquête a suscité l’indignation de nombreux Européens connaissant le Rwanda, loin d’être des laudateurs aveugles du régime de Paul Kagame. Une pétition-tribune signée de nombreux historiens, journalistes et chercheurs dénonçant les sérieuses insuffisances de « Rwanda Classified » est accessible sur les sites de Jeune Afrique et du Point.[1]

[Note :]



[1] La tribune est en ligne sur les deux sites :

https://www.lepoint.fr/debats/rwanda-classified-une-faillite-journalistique-04-06-2024-2561938_2.php

https://www.jeuneafrique.com/1573888/politique/rwanda-classified-une-enquete-a-charge/
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024