Fiche du document numéro 34311

Num
34311
Date
Lundi 7 décembre 2020
Amj
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Taille
1183436
Pages
5
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Titre
Hélène Dumas, « Sans Ciel ni Terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006) »
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Langue
FR
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Café du 7 décembre 2020 : Hélène Dumas, Sans Ciel ni Terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006)

Hélène Dumas est chercheuse au CNRS à l’histoire du temps présent, elle a réalisé une thèse sur le génocide des Tutsi. Cette thèse a donné lieu à un ouvrage très remarqué en 2014. Le livre présenté ce soir est un beau livre : Sans Ciel ni Terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi. L’ouvrage est divisé en trois parties mais sans conclusion parce que Hélène Dumas n’a pas jugé opportun de reprendre la parole après ces « paroles orphelines ».

Anthony Guyon (APHG Nice et docteur en histoire) et Sihem Bella (APHG Nord-Pas-de-Calais, doctorante à l’université de Lille) conduisent l’entretien pour l’APHG.

Anthony Guyon : Vous dites que le livre se fait à l’« échelle de la colline », pourquoi avoir fait ce choix ?

Hélène Dumas : C’est un génocide qui a été particulièrement efficace : environ 1 million de personnes disparues en moins de 3 mois et la majorité des victimes en avril. Il s’agit donc d’un génocide d’une effroyable efficacité. Comment est-il possible d’assassiner autant de personnes dans un laps de temps aussi court ? Il y a un premier début de réponse dans l’étau meurtrier que forme l’état rwandais parce qu’il ne faut pas oublier que tout génocide est un crime d’Etat. Ce n’est pas un Etat failli, c’est un état très structuré avec une administration qui va jusque dans les collines, avec une armée puissante et entraînée en partie par l’appui par la politique française entre 1990 et 1994. Ainsi, ce sont donc une armée, une administration, des médias, des services de transport en commun qui participent à ce génocide. Cet état va investir tous ces moyens dans l’extermination des Tutsi à partir du 7 avril 1994. Le deuxième élément de réponse réside dans le retournement des solidarités anciennes sur les collines mêmes. Cet étau a réduit leur chance de survie à l’extrême.

AG : Il existe un négationnisme du génocide, certains prétextant qu’il est difficile de distinguer un massacre d’un génocide. Pouvez-vous présenter le climat social en mars 1994 ?

HD : Un génocide n’est jamais un accident. Il y a une histoire longue du racisme anti-Tutsi qui se retrouve intégrée dans le déclenchement de la guerre avec le front anti patriotique rwandais (FPR) en octobre 1990. Cet imaginaire va être porté à son paroxysme par le gouvernement qui va voir dans tous les Tutsi des ennemis. À partir de 1992, un certain nombre de structures se mettent en place : programme d’auto défense civile composé de vaillants Hutu acquis à la cause républicaine qui sont enrôlés ou qui s’enrôlent dans des opérations de guerre contre le FPR. Cette confusion entre le civil et le militaire, tant du point de vue des civils et des auteurs, est importante pour comprendre le génocide. Le fait de tuer répond à une crainte : si je ne tue pas l’autre, c’est l’autre qui va me tuer.

Sihem Bella : Quelle est historiographie sur le génocide des Tutsi dans le reste du monde ?

HD : Très peu de personnes travaillent sur l’histoire du génocide, y compris au Rwanda, et ce pour des raisons simples. Le pays s’est reconstruit sur le business et très peu sur le développement des sciences sociales. C’est ainsi qu’il manque une génération d’historiens. Ailleurs dans le monde, la situation est assez compliquée en raison de la question du négationnisme. On peut prendre l’exemple, en 2018, dans le monde anglo-saxon, le livre, Rwanda. L’éloge du sang, de Judi Rever, journaliste canadienne, a eu les honneurs alors qu’il est négationniste.

De plus, il y a des difficultés pour réaliser cette histoire, notamment le fait d’avoir des débats d’interprétation lorsqu’en face on est confronté à des discours de négation ou de dénaturation. Il y a bien eu dans le champ historiographique américain des années 1990 des travaux, mais depuis plus rien. Il y a quelques historiens en Belgique, France, Rwanda, mais ils sont assez peu nombreux.

SB : Beaucoup de polémiques surviennent en France à cause des thèses négationnistes et à cause de l’implication de la France. Qu’en est-il de l’accès aux sources ?

HD : Tout dépend de ce sur quoi on travaille : l’implication française dans le génocide ou le génocide en lui-même. Quand on travaille sur l’histoire du génocide, les sources sont au Rwanda, il faut arpenter les paysages, mais on dispose d’une relative liberté. Il y a plus de problèmes pour accéder aux archives sur la politique française dans les archives française. Il faudra sans doute attendre le rapport de la commission Duclert le 5 avril prochain pour savoir si ce fameux rapport sera une histoire de clôture ou un point de départ sur l’ouverture des archives françaises sur le Rwanda. C’est important que ce rapport soit une ouverture plutôt qu’une fermeture.

SB : Dans l’ouvrage vous centrez votre intérêt sur un certain type d’acteurs : les enfants. Il s’agit de retranscrire les paroles de 500 orphelins à travers 12 000 feuillets, dans une perspective testimoniale et de catharsis. Quel intérêt pour l’historiographie du génocide ?

HD : Je suis tombée par hasard sur ce corpus. Depuis 2015 le projet de recherche est axé sur l’histoire au long cours sur les victimes du génocide. A l’origine cela devait être centré sur les femmes violées pendant le génocide (beaucoup vivent avec le SIDA). La découverte de ces cahiers a bouleversé le calendrier de travail. Ces cahiers ont été traduits avec deux personnes qui sont elles-mêmes rescapées du génocide. La traduction peut paraître un peu étrange parce qu’il s’agit d’une traduction des expressions mot à mot qui disent les expériences. La première chose qu’il a fallu faire, c’est faire des phrases parce que les récits ont été jetés sous la forme d’une longue phrase sans arrêt. Mais ces témoignages permettent de voir le génocide au microscope : avant, pendant, après décrit à l’échelle individuelle (ce sont des textes écrits à la première personne) et à l’échelle des foyers. La langue fait revivre les scènes de massacre aux yeux des lecteurs avec une minutie descriptive : tueurs, gestuelles, mots très présents. Il est très important de montrer qu’à travers ces textes, les victimes avaient entretenu de nombreuses interactions avec le tueur. Ce sont de véritables sources historiques apportant une très grande richesse sur le plan heuristique.

AG : L’introduction est intéressante sur les précautions, quels sont les travaux qui vous ont inspirée, notamment pour le traitement des sources d’enfants ?

HD : L’histoire des enfants en tant que telle est très intéressante sans passer par le filtre d’un discours d’adulte. Ce sont des sources tout autant légitimes d’un point de vue historique. Cet ouvrage est donc également l’histoire d’une rencontre avec ce corpus si particulier mais si enrichissant.

SB : Sur cette rencontre, vous parlez de votre crainte d’avoir affaire à des récits de résilience. Que voulez-vous dire ?

HD : Depuis quelques années au Rwanda, lors des commémorations, on fait intervenir des personnes qui étaient très jeunes en 1994 pour raconter l’histoire de la reconstruction du pays assimilée à la reconstruction individuelle. Je craignais donc que ces récits soient également des discours de cette sorte : faire écrire des jeunes gens dans ce but-là, afin de raconter une histoire de la résilience. Mais cela n’a pas été le cas au contraire. Un ou deux récits de résilience auraient fait du bien pendant la traduction parce que ce fut également un exercice très éprouvant psychiquement. On se demandait quand le FPR allait arriver pour que cela cesse. Il y a vraiment des récits de désespoir absolu, et pour beaucoup le génocide ne s’est pas terminé le 4 juillet 1994.

SB : Vous avez fait le choix de ne pas conclure, de vous effacer devant les sources, et donc de réaliser une histoire de l’enfance par l’enfance. Quel rôle vous donnez-vous ? Quel rôle pour l’historien au-delà de la transmission ?

HD : C’est déjà un beau rôle que de transmettre ce type de source. Les jeunes scripteurs veulent que leurs discours soient connus de tous. Ce livre s’est inscrit dans un projet éditorial particulier : la collection « à la source » dirigée par Clémentine Vidal-Naquet. L’objectif est de laisser toute sa place à la source et à l’archive, et donc ici de laisser toute la place à la parole des orphelins. Il était hors de question de parler à leur place, ou jouer le surplomb. C’est aussi une source qui force à l’humilité. L’historien ne saurait décrire ce qu’ils ont vécu et comment ils l’ont décrit. Il faut savoir s’effacer : pour des questions de transmission, de questions morales et éthiques.

AG : Comment fabrique-t-on cette haine des Tutsi à l’école ?

HD : Dans les cahiers, il y a une approche concrète de l’histoire enseignée à l’école et cette assignation identitaire à laquelle les élèves ne comprenaient pas avant d’aller à l’école (les parents n’en ont pas parlé), comme ils n’ont pas parlé des persécutions des années 1960. C’est quand les enfants sont enjoints de dire qui ils sont par les instituteurs que le silence familial est levé. Il est important de restituer la manière dont cette identité leur a été assignée.

AG : Comment les enfants vivent ces premiers jours après le 7 avril ?

HD : Certains éléments apparaissent de façon récurrente : le changement de physionomie des adultes ; la crainte qui les envahit, surtout quand ils ont vu leur père (perçu comme invincible) prendre peur. On observe chez les adultes des stratégies de survie qui vont s’avérer fatales : le souvenir des persécutions antérieures va les guider vers les mauvaises cachettes qui vont devenir des pièges, comme notamment les lieux de culte. Lors des précédents massacres dans les années 60, les tueurs n’étaient pas entrés dans les églises. C’est également une société pétrie de croyances religieuses, c’était donc un moyen de se placer sous la protection de Dieu. Cette maigre stratégie de survie va se révéler fatale.

SB : Quelle est la valeur de ce corpus en comparaison avec des témoignages oraux de survivants ? Malgré un contexte d’écriture particulier (2006, 12 ans après), qu’est-ce qui fait leur valeur par rapport à des témoignages oraux ?

HD : L’une des grandes qualités est le récit écrit à la première personne (atelier d’écriture) et un face à face individuel entre le scripteur et sa propre écriture et mémoire, qui serait différente si elle était guidée par les questions d’un interlocuteur. De plus, en 2006, les tensions sont encore fortes dans les collines, un grand nombre de rescapés sont assassinés. Ils ont écrit en avril en pleine période de commémoration. Personnellement, pour des questions déontologiques je refuse d’interroger des rescapés en pleine commémoration. Là, le cadre d’écriture est précis, c’est un cadre de confiance composé de rescapés susceptibles de les comprendre.

AG : La traduction a-t-elle aidé dans l’abord du texte en temps qu’historienne ?

HD : Bonne question. Je ne sais pas. Prenons l’exemple du texte « Théâtre de la cruauté ». On voulait intervenir le moins possible, mais on s’interrogeait également si on donnait à lire ces scènes. Elles sont données à lire au Rwanda parce qu’il y a une familiarité avec ce type de récit. Or, cette familiarité est absente en France. Par ailleurs, se pose la question de la méthode de la transmission de ces textes. Est-ce que ces scènes sont visibles, audibles ? Il ne faut pas non plus les censurer, ni euphémiser, ni cacher leurs propos.

AG : Aujourd’hui, comment décrire le contact, les relations entre victimes et anciens bourreaux ?

HD : Dès que c’est possible, j’envisage un retour au Rwanda pour le savoir et rechercher les personnes du livre afin de connaître leur situation. Mais en 2006, la plupart ont demandé à ce que leur récit soit publié mais à ne pas apparaître sous leur identité parce qu’ils ont peur du voisinage et d’être assassinés. Aujourd’hui, les procès sont terminés au Rwanda. Mais il est impossible de savoir la situation présente, c’est la prochaine étape de ce projet de recherche.

Il y a également la volonté de mettre un exergue sur la poursuite de l’hostilité du voisinage : « Nous leur pardonnerons jamais le mal qu’on leur a fait ». Il est possible que ce voisinage aurait préféré voir mourir ces enfants avec leurs parents. C’est une véritable hostilité continue que l’on peine à imaginer. Le génocide finit en juillet 1994 mais le Rwanda est encore en guerre jusqu’en 2002. Les personnes évoluent dans un contexte de violence long dans la durée. Les rescapés vivent avec le génocide chevillé à leur existence matérielle accompagnée de souffrance psychique.

Questions de l’auditoire

Comment le racisme anti-Tutsi était vécu par les familles avant le génocide ?

Quand on est Tutsi, tout l’horizon social est assombri. Les Tutsi avaient peu de chance d’avoir un niveau d’éducation supérieure, au-delà de l’école primaire. Il y avait également une stratégie d’accommodement par les parents pour tenter de vivre sous ce régime de racisme institutionnalisé.

Comment les structures familiales ont-elles survécu ? Les rescapés ont-ils retrouvé leur famille ?

Les enfants vont se regrouper en famille d’enfants avec à leur tête un plus âgé, mais sans lien de parenté. Il existe des associations d’élèves rescapés du génocide qui prennent en charge les élèves du secondaire pendant les vacances scolaires pour éviter qu’ils meurent de faim parce qu’ils n’ont pas les moyens de cultiver les terres. Il y a toute une forme de parenté alternative qui se développe.

Dans le Rwanda d’aujourd’hui, des solidarités de survivants se constituent-elles pour peser sur les politiques mémorielles ? De même dans la vie politique ?

Il existe des groupes de solidarité, beaucoup d’associations, groupes de parole de femmes qui sont autant de reconstitutions familiales. Il y a également beaucoup d’initiatives comme l’association IBUKA : association la plus importante qui agit sur les espaces intercommunautaires, commémorations locales. Dans le champ politique, on n’observe pas de lobby des rescapés.

Y’a-t-il une histoire scolaire du génocide ? Existe-t-il une négation dans l’enseignement et la mémoire ?

Il y a des contradictions politiques majeures depuis 1994. L’une des premières décisions du FPR est de suspendre les cours d’histoire dans le secondaire. Il est donc difficile d’apporter une réponse claire : est-ce que le génocide est enseigné en tant que tel ? Le premier manuel scolaire date de 2017 mais il est difficile de savoir comment c’est enseigné concrètement. En parallèle il y a des commémorations nationales puisqu’il ne faut pas oublier que 50 % de la population n’a pas connu le génocide. Depuis 2008 la constitution a été changée pour pouvoir parler du génocide des Tutsi. Les rescapés savent qu’ils ont été tués parce qu’ils savaient qu’ils étaient Tutsi, mais aujourd’hui beaucoup parlent au passé de leur critère identitaire : j’étais Hutu, j’étais Tutsi.

Quelles ont été les stratégies mises en œuvre pour protéger les enfants Tutsi ?

La première chose était d’extraire ces enfants du maillage du voisinage parce que c’est cela qui permet l’identification, la traque. Il est difficile de faire cela et de cacher des gens pendant 3 mois. Toutefois, au sein même des familles des logiques sont contradictoires : des parents vont sauver des enfants, tandis que leurs propres enfants vont participer aux massacres. De plus, on évolue dans un univers où les maisons sont assez ouvertes et modestes. Il fallait aussi les extraire de leur généalogie Tutsi en mentant dessus et sur leur lieu de naissance.

Compte-rendu réalisé par Noémie Lemennais

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