Fiche du document numéro 34309

Num
34309
Date
Dimanche 14 avril 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
772915
Pages
4
Urlorg
Titre
« Derrière les Français, des bus remplis de militaires rwandais et de miliciens »
Sous titre
Issu de l'ex commune de Rutonde (est), très recherché car activiste pour les droits humains, ce témoin évoque deux massacres de sa région (l'école économique et la colline voisine de Mwulire, haut lieu de résistance au génocide). Avant ça, il voyait aussi passer les militaires français en route vers le camp de Gabiro, où ceux-ci formaient militaires et miliciens.
Nom cité
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Source
Type
Blog
Langue
FR
Citation
Commune de Rutonde.

« Pour moi, le purgatoire a commencé le 3 octobre 1990. Je fais partie des premières personnes qui ont été interpellées, accusé d'être un complice de l'ennemi (icyitso). Nous sommes allés en prison, et parmi mes compagnons de fortune, certains sont morts en prison de maltraitance. J'ai fait 6 mois de prison. Je recevais des coups de bâtons tous les jours. J'ai tout vécu. J'ai été relâché, non pas parce qu'ils avaient pitié de nous ou qu'ils auraient compris que nous étions innocents, mais plutôt parce que les médias comme Amnesty international protestaient, donc ils ont eu peur, et comme on avait proposé qu'il y ait des négociations à Arusha entre le FPR et l'état rwandais, ils ont d'abord relâché les gens pour montrer à l'opinion internationale que ce qui se disait n'était pas vrai.

Après avoir été relâchés, on était menacés et nous, nous étions fâchés, et comme je n'avais plus rien à perdre, étant connu parmi les activistes, c'est ainsi que j'étais comme celui qui n'avait plus peur de mourir. J'étais partout, en 1992 j'ai été dans le Bugesera parler aux gens et puis par la suite ils ont brûlé vif des gens dans leur propre maison, tué des gens dans le Bugesera.

En 1992 également, à Rutonde, ils sont venus tirer sur les gens. Je me rappelle de 35 blessés le même jour et cinq personnes sont mortes sur-le-champ. J'ai écrit à ce sujet. Nous étions un groupe et nous avons été partout. De toute façon, si je me taisais, j'aurais fini par mourir. C'est moi qui rapportais toutes ces informations, comme ce qui s'était passé à Kinihira chez les Bagogwe en 1992. Le génocide a été préparé depuis longtemps.

La nuit du 6, quand on a appris la nouvelle de l'attentat – je vous ai déjà dit à quel point j'étais menacé – je suis allé dans le trou que j'avais déjà creusé avec ma radio pour suivre l'évolution de l'actualité. Dès le 7 au matin, beaucoup de militaires et de miliciens se promenaient avec des grenades et même avec des fusils. On a compris que c'en était fini de nous, et donc dès le 7 les gens ont cherché à se cacher. Les gens déjà accusés auparavant d'être des Ibyitso (complices) étaient les premiers sur la liste.

J'entendais à la radio le nom de ceux qui avaient déjà été tués. Il s'agissait de toute personne influente, connue. À chaque fois que quelqu'un demande ce qui s'est passé en 1994, il commence par l'attentat contre l'avion présidentiel, or ça a commencé en 1990. Beaucoup de gens sont morts avant l'attentat, accusés d'être des Ibyitso. L'attentat contre le président a été leur carte maîtresse, grâce à ça ils pouvaient justifier leur mécontentement auprès de l'opinion internationale. Un attentat qui aurait provoqué la colère et le génocide. Celle-ci n'était d'ailleurs pas dupe, mais elle a fait la sourde oreille.

Beaucoup de mes amis, des gens que j'estimais beaucoup, avaient été tués avant même ce fameux jour. D'ailleurs ce n'est un secret pour personne : Kambanda qui était Premier ministre, a dit, pendant sa confession au tribunal d'Arusha, qu'il reconnaissait que le génocide avait été préparé et avait eu lieu, qu'il demandait pardon, mais que ce n'était pas seulement les Rwandais. Il y avait aussi un pays ami dont il n'a pas voulu prononcer le nom, mais tout le monde savait de quel pays il s'agissait, ce pays nous avait dit que chaque minute il fallait tuer 1 000 Tutsis pour être sûrs que les Tutsis qui viendraient de l'extérieur ne trouveraient personne, car s'ils trouvaient leurs frères, leurs parents, ça serait difficile de les combattre, donc il fallait s'assurer qu'ils ne trouvent aucun Tutsi à leur arrivée. Voilà pourquoi il faut insister sur ces choses à chaque fois pour que les gens comprennent comment le génocide a été préparé.

Ce qui me fait de la peine, c'est que ce pays soi-disant ami, qui a préparé le génocide qui a attisé la haine, donné les moyens, physiques, comme les armes, et même donné les moyens des idées, aujourd'hui, il n'accepte pas de reconnaître ce qu'il a fait. Ils ne viennent même pas pour voir ce que les veuves, les orphelins ont à leur dire nous qui n'avons plus rien à cause d'eux... Voilà ce qui me fait de la peine. 1994 fut la concrétisation, la mise en pratique de tous les renseignements, de tous les entraînements.

Il y a eu 14 930 cadavres qui jonchaient la colline de Mwulire le 18 avril. J'ai vu ça, encore mieux que quelqu'un qui était sur la colline. Avec les fusils, les mitrailleuses, les kalachnikovs, les R4... C'est tout près d'ici, à 6 km.

Mémorial de la colline de Mwulire © Bruno Boudiguet

La nuit, je faisais le tour des buissons, des trous, et c'est ainsi que je me rendais à Mwulire, premièrement parce que je n'étais pas connu là-bas et deuxièmement parce que j'avais entendu que les gens s'étaient rassemblés dans cette montagne pour pouvoir se défendre. Je me disais que si j'arrivais à rejoindre ce groupe, j'allais pouvoir sauver ma peau. Avant d'arriver là-bas, c'est là où j'ai vu qu'ils tiraient sur tout ce qui bougeait sur la montagne, même sur les vaches, les chiens, les chèvres...

S'il y a encore des rescapés, c'est parce que les Inkotanyi sont arrivés vers le 20. S'ils étaient venus plus tard, même le 21, ils n'auraient trouvé aucun survivant.

À l'école d'économie [Saint-Aloys], j'ai aussi entendu le bruit des tirs. Je les ai vus entrer, il y avait un militaire qui s'appelait Célestin Nkundabakura (“J'aime les gens qui grandissent”), mais on le surnommait Nkundabapfa (“J'aime les gens qui meurent”) parce qu'il aimait trop tuer. Aujourd'hui, il est en prison. Quand il tirait sur les personnes qui étaient à l'école économique, je le voyais. Voilà pourquoi j'avais décidé de quitter cet endroit et de me diriger vers Mwulire. Ce commandant était un natif du nord du pays. Il criait à tous ceux qui voulaient l'entendre que lui-même ne se reposerait pas avant d'avoir tué 4 000 Tutsis de ses propres mains. Il avait un bataillon sous ses ordres, il était le chef des attaques, mais lui aussi tirait en disant qu'il devait venger son père, le père de la nation (Habyarimana).

Groupe scolaire Saint-Aloys (ex école économique) © Bruno Boudiguet

Avant le génocide, j'ai vu plus de six fois les militaires français, à des moments et des endroits différents. Ils avaient créé un camp à Gabiro, ils allaient entraîner les miliciens et ils leur donnaient aussi des armes. D'ici à Gabiro, il y a à peu près 120 km, mais ici c'était l'unique route par laquelle ils passaient. Ça se voyait à l'œil nu. Les Français partaient dans des jeeps, des blindés, et puis, derrière eux, des bus remplis d'ex-FAR, et d'autres bus avec des miliciens en pagne. C'est à Gabiro qu'ils faisaient leurs entraînements. On voyait où ils allaient. Ça n'était un secret pour personne. À 1 km d'ici il y a un magasin d'alimentation tenu par un certain Rwabukamba où ils s'arrêtaient pour s'approvisionner. Ils se mettaient de la cendre sur le visage, mais on les voyait. Ils achetaient beaucoup de choses.

Il y avait un commandant qui était terrible, il s'appelait Abdou, il mettait des gens sur les listes. Du coup, on avait écrit quelque chose à son sujet sur une pancarte, lors d'une manifestation. On s'est dit que quand on quitterait la commune de Rutonde pour arriver dans la préfecture de Kigali rural, nous montrerions cette pancarte qui dénonçait la volonté exterminatrice de ce personnage dans Rutonde.

Abdou a dit qu'il fallait absolument nous empêcher de montrer ça à Kigali, de peur que des journalistes voient ça. Sur les pancartes était écrit que les Français, les miliciens et le gouvernement préparaient l'extermination des Tutsis. Le commandant Abdou avait déjà barricadé les routes. Les Français sont arrivés, en ayant entendu parler de cette histoire de manifestation et de pancarte. Ils n'étaient pas seuls, ils étaient accompagnés le procureur général de la préfecture qui s'appelait Rushishi, il y avait aussi le ministre Prosper Munyaneza (jugé à Arusha). Nous n'avions pas voulu dégager de la route, nous voulions défier Abdou et ses militaires qui tiraient. C'est ainsi que les gens qui étaient couverts de cendres ont commencé à lancer des gaz lacrymogènes, en tirant en l'air, mais des balles perdues ont touché 6 personnes. Deux d'entre elles sont toujours en vie. »1

1 Témoignage recueilli le 26 octobre 2015.
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