Fiche du document numéro 34288

Num
34288
Date
Mercredi 17 octobre 2012
Amj
Auteur
Fichier
Taille
6862692
Pages
6
Titre
Allocution lors de la remise des insignes de chevalier de la Légion d'honneur
Sous titre
Paris, Résidence Lucien Paye, le 17 octobre 2012
Nom cité
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Lieu cité
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Type
Discours
Langue
FR
Citation
Je tiens d'abord à adresser mes vifs remerciements à tous ceux qui ont permis que cette belle rencontre ait lieu. D'abord à Pierre Boilley, directeur du CEMAf, qui m'a fait l'amitié de soutenir l'attribution de cette décoration auprès des autorités responsables. Ensuite à Jean-François Dupaquier, dont vous voyez ici le rôle dans l'organisation de la cérémonie et avec lequel je partage tant de réalisations et tant d'épreuves. Ensuite aussi à Robert Ageneau, qui représente ici les éditions Karthala, avec lesquelles je travaille régulièrement depuis une trentaine d'années. Enfin à vous tous qui êtes là, amis et proches parfois depuis des décennies, avec une gratitude particulière pour mes collègues et amis burundais venus de Bujumbura et dont vous avez entendu les témoignages, qui m'ont beaucoup touché. Je les prie de transmettre aussi ma gratitude à Monsieur l'Ambassadeur de France au Burundi qui a facilité leur venue ainsi qu'à Monsieur Julien Nimubona, ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche du Burundi.

Le dernier 14 juillet m'a donc réservé une belle surprise. Ma première réaction fut de penser à mes parents, Georges Chrétien et Marie-Louise Hecht. Cela peut surprendre à 75 ans. Mais c'est ainsi. J'ai imaginé leur satisfaction.

Mes parents auraient apprécié, car ces gens du Nord, cette famille à laquelle je dois mon éducation, ont été longtemps interrogatifs sur la voie que j'avais suivie à l'issue de mes études. Que diable leur fils aîné, titulaire d'une Agrégation d'Histoire en 1962, était-il allé faire au Burundi, ce pays perdu au centre de l'Afrique. C'est en effet au Burundi que j'ai effectué un service en coopération de 1964 à 1968, après deux ans d'enseignement au Lycée Fontenelle de Rouen.

Quand je me suis donc lancé dans des recherches sur l'histoire Burundi, mes chers parents, auxquels j'avais parlé de mon intérêt pour l'histoire de l'Allemagne contemporaine, sous le régime de Weimar, et qui en voyaient le sens (l'Allemagne avant Hitler), n'ont vraiment pas compris ce que je faisais dans cette brousse lointaine. Y avait-il de l'histoire là-bas ? Ils se sont peu à peu familiarisés avec cet horizon.

Cette entrée en matière pour rappeler, à la suite d'Amin Maalouf, l'auteur des « identités meurtrières », que l'essentiel dans la vie réside sans doute moins dans les origines (roots) que dans les itinéraires (routes), c'est-à-dire dans les rencontres. Pour moi ce fut la rencontre du métier d'historien et de l'Afrique, à l'occasion de cette affectation au Burundi et, ultérieurement, dans la foulée si j'ose dire, la rencontre avec des réalités tragiques qui ont représenté un véritable défi à l'exercice de mon métier d'historien.

L'histoire en Afrique d'abord.

En 1964, quand j'arrivai au Burundi, il n'existait que très peu de travaux sur le passé de ce continent, du moins dignes de la méthode historique. Dans ce pays en particulier, des monographies de coloniaux et de missionnaires recélaient certes des pépites de connaissance, mais dans une approche souvent simpliste et imprégnée d'une lecture raciale, très éloignée d'une véritable mise en perspective historique.

Or j'ai dû, à partir de 1965, former une première génération de professeurs d'histoire et géographie burundais, dans l'Ecole Normale supérieure créée à Bujumbura par l'Unesco. Et il fallait bien y aborder l'histoire de ce pays et celle de l'Afrique centrale et orientale. Un vrai casse­ tête à l'époque. Je l'ai pratiquement étudiée en même temps que mes étudiants. En fait c'est le côté enthousiasmant de ce défi pédagogique qui m'a d'abord motivé. Il y a ici un membre de cette première cohorte d'une dizaine d'historiens burundais qui doit se rappeler les hauts et les bas de cette aventure dans un enseignement supérieur débutant.

Pour la recherche, indispensable dans tout établissement d'enseignement supérieur, je ne savais comment mettre la main à la pâte. Je fus sauvé par l'appartenance de ce pays à l'ancienne sphère coloniale allemande entre 1896 et 1916. Ma connaissance de cette langue m'a permis de lire et de faire découvrir par mes étudiants des ouvrages publiés à cette époque à Berlin ou Leipzig, puis d'entamer des enquêtes inspirées par les récits de ces auteurs allemands. Le collègue burundais ici présent doit se rappeler ma joie quand nous avons retrouvé, dans sa région, au nord-ouest du Burundi, par exemple sur la colline de Campazi, quelques vieillards qui pouvaient raconter de façon très précise le passage en 1892 d'un explorateur autrichien qui en avait laissé un récit plutôt décalé. Ce serait trop long d'y revenir ici.

Je fus pris par le virus de la collecte des sources orales. Ces enquêtes m'ont ramené régulièrement au Burundi (grâce à l'aide de la Coopération française que je ne peux oublier, et bien sûr celle aussi du CNRS), en 1971, puis chaque année de 1977 à 1993, pour y recueillir, dans toutes les communes du pays des données sur le XIXe siècle et le début du XXe siècle. Je prends conscience aujourd'hui d'avoir ainsi constitué, comme d'autres collègues ailleurs en Afrique, un fonds d'archives orales irremplaçable, à un tournant où l'école, la radio et une actualité mouvementée ont pratiquement interrompu les filières de transmission.

Mais un autre capital humain en est issu, celui des jeunes chercheurs, auxquels je suis redevable de l'art avec lequel ils m'ont aidé à établir le dialogue avec les anciens, mais qui se sont ainsi formés et ont constitué une première génération d'historiens burundais. Cette école du travail, de la compétence et de l'intelligence n'a rien à voir avec ce que certains ont appelé une « école » au sens idéologique. Il fallait à l'époque tout simplement sauvegarder le patrimoine mémoriel de ce pays et y faire démarrer une authentique réflexion historique, débarrassée des mystifications exotiques héritées de la fin du XIX siècle.

Mais je voudrais revenir et insister ici sur l'aspect très simple de ces rencontres sur le terrain : il fallait parcourir des sentiers, boueux ou poussiéreux selon les saisons, entre des bananeraies, des champs de maïs et de haricots ou des herbages, pour aller à la rencontre, non de rois ou de chefs, mais de gens disséminés dans des enclos très rustiques, boire de la bière de sorgho ou du cidre de bananes, tout cela ne présentait rien d'ésotérique ni même d'exotique. C'était tout simplement un monde rural, une société de paysans (avec évidemment ses différenciations diverses, sociales et régionales).

Cette ruralité avait toute la richesse d'une urbanité, la connaissance de la culture et de l'histoire du Burundi était sur les collines, pas dans la capitale. La subtilité de la langue était là. La paysannerie était la véritable Académie du kirundi. C'est à ce niveau que je découvrais des réalités et des questionnements aussi passionnants que ce que je tirais des fonds d'archives de Berlin, Bruxelles, Rome, Dar-es-Salaam ou Londres. Le croisement des informations, s'opérait aussi au fil des enregistrements de cette langue bantu, dont la rigueur m'a rappelé celle du grec de mes études, et qui était au cœur de la spécificité à décrypter.

L'absence d'ethnocentrisme, je la trouvais dans la « banalité » pour reprendre le terme proposé dans les années 80 par Achille Mbembe. On décrit trop souvent une Afrique étrange et exotique. Or ce continent est, sur notre planète, au cœur de l'histoire humaine et avec toute la complexité de celle-ci : « Les Africains ont été, et sont toujours, ces pionniers qui ont colonisé une région particulièrement hostile du monde au nom de toute la race humaine », selon la belle formulation de l'historien anglais John Iliffe.

Je ne partais pas d'une formation ethnographique. L'Afrique ancienne, j'y ai réfléchi en écho avec mes études d'histoire ancienne, médiévale ou moderne européenne. Non en termes de projection ou d'amalgames avec notre passé, mais en récupérant et convertissant des questionnements historiques que j'appliquais à un monde différent certes, mais pas plus éloigné de nous que celui des anciens terroirs français, à un monde qui était également complexe et surtout pas hors de l'histoire. J'ai mis notamment l'accent sur l'histoire rurale, soulignant les dynamiques agronomiques, économiques et sociales des paysanneries africaines au cours des siècles. Mes amis se rappellent mon admiration devant la véritable révolution agronomique qui avait façonné au Burundi un paysage agricole « américain » dominé, avant toute intervention coloniale, par le maïs et le haricot et décrit aujourd'hui comme « traditionnel ».

A ce propos, s'il est un terme qui agace les historiens (N'est-ce pas Pierre Boilley !), c'est celui de « traditionnel » : cet adjectif est un redoutable outil de réduction du film multicolore de l'histoire africaine en une carte postale coloniale couleur sépia. Si on parlait de la France traditionnelle, faudrait-il penser à Vercingétorix, au Moyen-âge ou au Paris de 1900 ? Le mirage de l'intemporalité ne passe pas mieux en Afrique. Or la tentation reste grande, avec les meilleures intentions, que ce soit, pour reprendre une formule de notre collègue de Dakar Ibrahima Thioub, ici présent, de réduire le passé africain soit à une légende noire, celle de la domination étrangère, soit à une légende dorée, celle d'une idylle perdue, en occultant le jeu complexe des acteurs africains au cours des siècles.

Ce combat pour l'histoire de l'Afrique est donc devenu jusqu'à ce jour celui que je partage avec mes collègues. J'exprimerai ici ma gratitude pour les maîtres que j'ai rencontrés à mon retour en France à la fin des années 60 et qui ont été les pionniers du développement de ce secteur de la discipline historique : Raymond Mauny, Jean Devisse, Yves Person, Henri Brunschwig, sans oublier tous les auteurs que j'ai eu la chance de rencontrer entre 1969 et 1972 quand je m'occupais de l'émission hebdomadaire de Radio France International « Mémoires d'un continent » (reprise aujourd'hui par Elikia Mbokolo).

Je pense évidemment aussi à tous mes amis du Centre des Mondes Africains et des autres laboratoires spécialisés en ce domaine, sans oublier le Laboratoire des Afriques en Mouvement de Bordeaux auquel je suis associé, depuis que je réside dans cette belle ville du Sud-Ouest. Et enfin aux collègues burundais avec lesquels nous collaborons aussi depuis 1982 dans le cadre d'un accord de coopération scientifique et dont deux représentants sont ici présents.

Cela étant, il reste du pain sur la planche. Le combat culturel pour la reconnaissance sans ambages de l'historicité des sociétés africaines doit toujours être mené. On cite souvent les phrases définitives de Hegel déniant toute participation du continent noir à l'histoire universelle. On peut à vrai dire se demander ce qu'on connaissait de l'Afrique à Berlin dans les années 1820-1830. Mais encore au milieu du XXe siècle et au-delà, des phrases aussi tranchantes peuvent être citées sous la plume d'historiens de tous horizons. Plus étonnant encore, lorsque Fernand Braudel (je me hasarde sur une terre quasi pontificale), préface gentiment la première synthèse d'un historien africain francophone, celle de Joseph Ki-Zerbo en 1971, il félicite l'effort de ce jeune agrégé voltaïque (on ne disait pas encore burkinabe... ) pour « saisir dans son immensité et son obscurité obstinée le passé multiple, décevant et inorganisé de l'Afrique noire »...

Décidément Semper aliquid novi ex Africa, comme l'écrivait Pline l'Ancien. Les choses ont changé depuis un demi-siècle, les travaux se sont multipliés dans les universités européennes, nord-américaines et africaines. Dans nos centres de recherches, à l'aube du XXIe siècle nous pouvions être confiants, nous avions l'impression d'assister progressivement à la nécessaire révolution copernicienne qui replaçait l'Afrique dans l'histoire aux côtés des autres continents.

Notre stupéfaction fut à la hauteur de cette confiance, en l'été de 2007, quand nous entendîmes une voix d'autorité, celle d'un président français affirmant dans un amphithéâtre de l'université de Dakar que « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans !'Histoire (...), que dans cet univers où la nature commande tout, l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout est écrit d'avance et qu'il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès ».

Evidemment l'identité du conférencier a amplifié les réactions, faisant un peu oublier que cette vision restait partagée par nombre de nos compatriotes et hantait encore les médias. On oubliait un peu vite qu'en 2003 était sorti à Paris un ouvrage, qui avait reçu l'année suivante un prix de France Télévision et qui, sous son intitulé, Négrologie, expliquait que l'agonie de l'Afrique serait due à la « pauvreté humaine de sa population » et que ce continent serait prospère « s'il n'était pas peuplé d'Africains ».

Enfin, nous avons assisté depuis 2010 - et cela continue - à une levée de boucliers aussi insensée que bruyante contre l'introduction, pour la première fois, d'une question d'histoire de l'Afrique ancienne dans les programmes de 5ème des Collèges : l'avenir de Louis XIV et de Napoléon dans la tête des enfants serait gravement compromis. On a assisté à une croisade contre l'invasion de nos programmes scolaires par le Monomotapa, dont les ténors oubliaient soigneusement de mentionner l'empire du Mali, alors qu'on voit aujourd'hui à quel point son patrimoine représente un enjeu culturel significatif. Cette croisade des ignorants a même été relayée par des stars de la vulgarisation historique, je vous laisse libres de deviner les noms. Comment ne pas être honteux de ce type de réaction dans un pays tourné depuis si longtemps vers l'Afrique, pour le meilleur ou pour le pire, et aussi où tant d'enfants en sont originaires.

C'est pourquoi, la décoration qui m'a été remise, coïncidant avec le même honneur réservé aussi en juillet dernier à notre collègue Elikia M'Bokolo, je veux l'interpréter comme un signal et un encouragement à poursuivre ce combat intellectuel.

L'autre rencontre que je ne peux manquer d'évoquer ici, en deuxième lieu, est plus pénible, c'est celle des tragédies vécues par le Burundi et le Rwanda durant le dernier demi­ siècle. Autre défi à la responsabilité des chercheurs connaissant ces pays, comme vient de le rappeler Stéphane Audoin-Rouzeau.

Le choc fut brutal, et récurrent. Je n'avais pas cherché à travailler sur des sociétés en « crise humanitaire » comme on dit aujourd'hui. Les drames me sont tombés dessus, littéralement incarnés dans la disparition d'étudiants, de collègues et de leurs proches dans des conditions horribles. Je ne ferai mémoire ici que de quelques moments particulièrement durs.

En mai-juin 1972, au Burundi, ce fut la disparition de plusieurs de mes anciens étudiants de l'ENS de Bujumbura, Abraham Ndoricimpa, Mathieu Ndayizeye, Etienne Ryimare et tant d'autres, victimes d'une entreprise d'élimination des intellectuels hutu, en représailles d'une rébellion qui avait ciblé les Tutsi au sud du pays. J'étais confronté de plein fouet à la dérive génocidaire qui couvait dans cette région d'Afrique, d'abord au Rwanda depuis 1959. Avant l'âge de l'internet, il fut particulièrement ardu d'alerter l'opinion.

En octobre 1993, toujours au Burundi, après le meurtre du président hutu Ndayaye, récemment élu, ce sont cette fois des familles tutsi qui sont massacrées, lançant l'engrenage d'une guerre civile de dix ans. Les situations humaines sont universelles : je me suis retrouvé partager intimement des souffrances durables issues de ces entreprises de mort et je sais de quoi je parle.

Enfin, entre avril et juillet 1994, le génocide des Tutsi du Rwanda, où ont disparu plusieurs collègues, formés à Paris, tels Jean Rumiya ou Jean-Népomucène Nkurikiyimfura, massacrés avec de nombreux membres de leur famille, simplement pour ce qu'ils étaient.

Il m'était impossible de me taire devant l'évidence de la sinistre logique génocidaire, pratiquement à nos portes (une demi-journée d'avion), et devant l'aveuglement, suspect à force d'être persistant, que traduisaient depuis 1990 la politique de notre pays au Rwanda et les commentaires de la plupart de nos médias. Cet aveuglement sur le racisme du régime Habyarimana a d'ailleurs été reconnu par la Mission parlementaire de 1998, même si on l'a trop oublié ces dernières années.

Ce qui m'animait face à des crises, ce n'était pas une compassion floue, encore moins un parti pris politique ou « ethnique » (comble de l'absurde même si certains voudraient que le monde entier se partage entre des Pro-Hutu et des Pro-Tutsi), il s'agissait d'un engagement impliquant directement mon travail de chercheur, de la conviction de pouvoir contribuer à décrypter les ressorts de ces tueries, à en identifier la nature. Je ne voulais pas non plus jouer à l'expert qui justifierait l'inexcusable en l'expliquant, en authentifiant une sorte de normalité ethnique. En effet, comme l'a écrit Alfred Grosser dans Le crime et la mémoire, « un massacre d'Africains n'est pas ressenti - par nous - de la même manière qu'un massacre d'Européens », comme s'il s'agissait d'un trait culturel, d'une sauvagerie « traditionnelle ». Humainement autant qu'intellectuellement, la situation de l'Afrique des Grands lacs relevait, en urgence, de la critique historique de la vision primaire de l'ethnicité décrite comme un atavisme, alors même que la complexité des situations sociales et politiques concernées ne relevait même pas d'une réalité « ethnique » au sens classique.

Et cela est sans fin, face aux artisans du déni, inévitablement lié à la perpétration d'un génocide. Comme l'écrit Pierre Vidal-Naquet dans Les assassins de la mémoire, « Il ne suffit pas dans cette affaire d'avoir globalement raison, il faut inlassablement travailler ». J'ai d'ailleurs été très sensible au soutien que celui-ci a apporté à plusieurs reprises au combat pour la vérité sur le Rwanda, car je dois dire que j'ai parfois désespéré de l'utilité de tout ce que j'avais publié sur le sujet depuis les années 1970. Je me suis demandé pourquoi la République française finançait des centres de recherches sur l'Afrique, si c'était pour en mépriser à ce point les apports potentiels.

Tout cela m'a valu, surtout depuis le 10e anniversaire du génocide, quelques attaques grotesques auxquelles j'ai choisi de ne pas répondre à ce niveau. Un exemple cocasse : mon affectation à Rouen en début de carrière (Jean Verrier ici présent doit aussi se rappeler du lycée Fontenelle) a été présenté dans un des sites de caniveau consacrés au Rwanda sur l'internet, comme le signe accablant d'une carrière gâchée d'avance, dans un tel trou à rats, ce qui aurait conduit le
« raciste » que je suis à partir dare dare faire suer le burnous en Afrique.

Que des exilés rwandais, soucieux d'occulter des réalités gênantes pour leur carrière politique, utilisent des moyens de ce genre n' étonnera personne. Que des commentateurs français totalement ignorants du Rwanda se lancent dans ce type de polémique contre un chercheur est plus étonnant. Tout le monde sait, je pense, qu'un essayiste de l'actualité, défini comme journaliste d'investigation et qui se présente parfois comme historien, a pris ainsi comme têtes de Turcs une série de spécialistes du Rwanda (un sort particulier m'étant réservé) dans un ouvrage à sensation de 2005 : il fallait manifestement nous disqualifier. On pourrait sans doute trouver les mêmes passions sur d'autres terrains, comme le Proche Orient. Ce qui m'a frappé, cette fois encore, c'est la désinvolture avec laquelle on peut écrire n'importe quoi, sans connaissance du terrain et avec des références squelettiques, sur un pays d'Afrique et trouver écho sur cette base.

Plus grave encore, cette littérature a repris les vieilles lunes d'auteurs racistes ; qu'un demi­ siècle de recherches sur l'Afrique avait mises au magasin des accessoires de l'idéologie coloniale. On apprend dans l'ouvrage à sensation en question, avec comme source un poète belge maurassien, que « la culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsi, et dans une moindre part, par imprégnation chez les Hutus ». Et on a ainsi entendu, devant un prétoire parisien, des experts disserter sur la scientificité de la « fourberie » traditionnelle des Tutsi. Comme l'avait écrit une journaliste de la Libre Belgique, Marie-France Cros, en juin 1994, c'est le retour d'un « racisme de bon aloi », celui qui fonctionnait benoîtement dans les années 1930 quand il était entendu que les Juifs étaient cupides, les Nègres paresseux et les Arabes voleurs. Autrement dit, la logique même du génocide 1994, à savoir la mise en œuvre d'une politique fondée sur une idéologie raciste, se trouve ainsi cautionnée.

Je voudrais dire ici fortement que lorsqu'en avril 1994 j'ai appliqué la formule de « nazisme tropical » à la propagande qui avait préparé et qui encadrait le génocide, je ne cherchais pas un « coup de communication », je voulais réagir aux clichés ethnographiques régnants chez nous et utilisés habilement par le gouvernement génocidaire lui-même, en mettant en lumière la nature de l'extrémisme politique en action au Rwanda. « Jamais un cafard ne deviendra un papillon », « il faut cesser d'avoir pitié des Tutsi », avait martelé cette propagande depuis quatre ans. C'est en pensant à la Shoah, en me rappelant Nuit et brouillard qui m'avait tant impressionné lorsque j'étais étudiant, en pensant à la pièce de Brecht sur « Les têtes rondes et les têtes pointues », que je m'indignais sur ce qui se passait au Rwanda. Encore une fois, ce pays d'Afrique n'est pas exotique, il a partagé le commun destin de l'humanité avec hélas les pires excès du XXe siècle européen.

Je vais terminer par des considérations sur la notion de « réconciliation », qui est une des priorités de cette région déchirée et en pensant notamment au Burundi qui a été, j'allais dire, mon pays d'adoption depuis un demi-siècle. Le « pardon » souvent avancé comme nécessaire pour justifier les aides internationales, me paraît être un dévoiement de la notion évangélique qu'il évoque. Car l'amour du prochain ne signifie pas qu'on ne déteste pas la logique de la haine, le blasphème le plus grave pour un chrétien (je parle, vous devinez, es-qualité...).

En fait si les Burundais ont entrepris de se retrouver, depuis une dizaine d'année, s'ils ont découvert aussi, usés par les épreuves antérieures, les illusions de l'a priori dit ethnique, c'est d'abord sur la base d'un marchandage politique. L'Edit de Nantes, chez nous, n'avait-il pas commencé aussi par cela ?

Mais l'approfondissement des retrouvailles entre Burundais, Hutu et Tutsi entre autres clivages, (comme d'ailleurs entre Rwandais) passe aussi par l'identification des racines du mal qui a piégé cette société. Elles sont multiples et les torts sont très souvent partagés, mais l'obsession du clivage dit « ethnique », nourri en fait depuis un siècle par un a priori racial, pèse toujours. Les discours sur « la reconnaissance des ethnies », l'invocation d'une sorte de « tornade ethnique » comme seule explication de la logique du génocide, voire le retour ici et là de propos évoquant les pires excès de la trop fameuse radio RTLM au Rwanda en 1993-1994, vont à l'encontre de ces retrouvailles.

C'est aux Burundais, comme aux Rwandais, de définir leur avenir, mais la conscience de ce lourd héritage historique me semble primordiale. C'est tout ce qu'un chercheur peut dire. A part cela, paraphrasant le titre du dernier et très bel ouvrage du psychologue Boris Cyrulnik, rescapé à l'âge de 6 ans d'une rafle de Juifs bordelais, j'ai envie de dire : « Sauvez-vous, la vie vous appelle ».

Merci de votre attention. Je terminerai sur un petit dicton kirundi, en guise de transition avec la suite de cette manifestation Utunyegeri tuyaagira kw' igufa », « les petites fourmis bavardent sur l'os qu'elles grignotent », ceci pour vous inviter à passer au grignotage.
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