Fiche du document numéro 34281

Num
34281
Date
Juillet 1999
Amj
Auteur
Fichier
Taille
5402550
Pages
5
Titre
Le nœud du génocide rwandais
Nom cité
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Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Le nœud du génocide rwandais

Jean-Pierre Chrétien*

En juin 1998, un texte a été proposé aux épreuves du brevet de
l'académie de Rouen: il traitait du « conflit entre les Hutu et les
Tutsi » au Rwanda. Incident parmi beaucoup d'autres. Banalement ou
de manière plus sophistiquée, l'opinion française se trouve confrontée à un questionnement lourd d'arrière-pensées sur ce qui a eu eu lieu dans ce paye d'Afrique : pourquoi les tueries qui ont causé plus de 500 000 morts en une dizaine de semaines, en avril, mai et juin 1994, ne sont pas des massacres ordinaires, de nature politique, sociale ou « ethnique », mais un génocide qui relève de l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité et qui interpelle la conscience internationale, malgré le silence embarrassé qui persiste même après l'énorme travail de la mission parlementaire sur ce sujet1 ? Le livre de plus de 900 pages que la Fédération internationale des droits de l'homme et l'association Human Rights Watch viennent de publier, sous la plume de l'historienne américaine Alison Des Forges2, apporte des réponses décisives, Intitulée Aucun témoin ne doit survivre, cette enquête fait la démonstration de la nature génocidaire de ces tueries. L'ouvrage traite de l'ensemble de la crise de 1994 et l'illustre notamment à travers les exemples des préfectures de Gikongoro et de Butare au sud du pays. Il est itéressant de faire le point sur cette démonstration, dortie cinq ans après la reconnaissance officielle de ce génocide de la fin du XXe siècle par les Nations unies. Chacun a en tête la Shoah bien sûr mais aussi le génocide des Arméniens et celui du

* CNRS, laboratoire Mutations africaines dans longue durée, université Paris-I.

1. Mission d'information commune, Enquête sur Le tragédie rwandaise (1990-1994). Paris, Assemblée nationale, 1998, 4 tomes. Voir Marc Le Pape, « Le Rwanda au Parlement. Une enquête sur la tragédie rwandaise », Esprit, mai 1999, p. 81-92.

2. Human Rights Watch, Fédération internationale des droits de l'homme (rédigée par Alison Des Forges) Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999.

Lenœud du génocide rvandais

Cambodge. La convention de décembre 1948 définit ce crime comme
la tentative de destruction, en tout eu partie, d'un groupe national,
ethnique, racial ou religieux comme tel. Au Rwanda c'est la composante tutsi de la population dont la disparition a été programmée.

L'ouvrage collectif qui inspire ici notre réflexion aboutit à une
conclusion essentielle : l’organisation concertée des tueries. Jusqu'ici
on disposait essentiellement d'un faisceau d'innombrables témoignages concordants, recueillis auprès de rescapés et de témoins ayant
accepté de parler. La collecte la plus exemplaire a été livrée depuis
1994 dans l'ouvrage édité par l'association britannique African
Rights sous la direction de Rakiya Omaar. Ce livre (de 1 200 pages
dans sa réédition de 19953) fournissait déjà des preuves accablantes
sur la nature exacte de la tragédie vécue au Rwanda en 1994. Mais
les commentateurs les plus pointilleux soulignaient que les attesta-
tions du crime étaient essentiellement orales. Le travail réalisé par
l'équipe d'Alison Des Forges montre que les preuves écrites existent
également, illustrant la bureaucratisation du bain de sang.

Organisation et préméditation



Il faut lire ce livre, Nous y redécouvrons de manière saisissante que
la mort de plus de 500 000 Tutsi rwandais (soit les trois quarts de cette
collectivité) a été « le choix délibéré d'une élite moderne » et non le
fruit d'un chaos social ou d'une résurgence de haines tribales. Les tue-
ries n'ont pas été anarchiques. Elles représentent en un sens un
triomphe de l'efficacité de l'État randais dans sa capacité d'encadre-
ment et de mise en condition de la population. Parmi les organisateurs,
on trouve les plus hauts cadres militaires, sous la houlette de l'ancien
directeur de cabinet au ministère de la Défense, le colonel Théoneste
Bagosora, des leaders de toutes les formations politiques unies autour
du projet dit de « Hutu power », des responsables administratifs (pré-
fets, bourgmestres, etc.) ralliés progressivement au programme dit de
« l'autodéfense civile », des diplomates chargés de justifier les tueries
jusque dans l'enceinte du Conseil de sécurité, des évêques apportant
dès le début leur appui au « gouvernement intérimaire » formé le sur-
lendemain de l'attentat du 6 avril qui avait fait disparaître le président
Habyarimana, des prêtres appelant à des réunions « de sécurité » ou
refusant leur aide à des fuyards, des universitaires contribuant à la propagande qui a précédé et accompagné les massacres, des médecins
veillant à épurer les hôpitaux, des enseignants soucieux de « l'ordre »
dans leurs établissements. Le plus souvent ces assassins aux beaux

3 African Rights Death, Despair and Defiance, Londres, 1995, 1201 p.

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habits ont laissé des « paysans » se salir les mains, mais ils étaient
juste en deuxième ligne pour coordonner les opérations,

Les autorités administratives ont organisé le rassemblement des
victimes dans des stades, des églises, des écoles, etc., elles ont suivi
le « travail » des miliciens, fourni la logistique, réparti les biens des
morts, assuré l'aménagement des charniers. La garde présidentielle et
les milices interahamwe ont commencé les bouclages et les exécutions quelques heures après l'attentat. Les personnalités hutu libérales qui devaient gouverner le pays en vertu des accords d'Arusha
d‘août 1993, à commencer par le Premier ministre, Mme Uwilingiyimana, sont massacrées dès le 7 avril, ainsi que dix Casques bleus
belges, dont la mort va provoquer le retrait d'une grande partie du
contingent de la Minuar. Dès l'aube les miliciens déterrent les armes
cachées à Kigali. Le même jour des tueries commencent dans différentes régions frontalières, préludant à la fermeture du pays afin que
les Tutsi n'aient même pas La possibilité de s'exiler. Dès le 11 avril
20 000 personnes sont massacrées à Kigali, des dizaines de milliers
sont ensuite exterminées dans chaque préfecture avant le 1er mai. Les
quelques milliers de miliciens initialement à l'œuvre embrigadent
peu à peu des masses de gens dans leurs patrouilles, autour des barrières, dans les foules, souvent parées de feuilles de bananier, qui
encerclent les lieux d’abattage. Les tueurs participent à une tâche
communautaire, à un « travail» bien fait que l'on revient parachever
le matin s'il n'est pas terminé le soir. C'était l'éradication des
« cafards », ou « comme balayer des feuilles sèches de bananier avant
de les brûler ». Les Tutsi sont par définition « l'ennemi infiltré »
même les troupes françaises de l'opération Turquoise tomberont dans
le panneau en juin lors des dernières opérations de lutte contre des
« infiltrés » à Bisesero, intervenant trop tard où laissant faire les
bourreaux qui les avaient accueillis avec des drapeaux tricolores.

Depuis 1991 on pouvait suivre la mise en place de cette machine
infernale : mémorandum de l'état-major sur « l'identification de l'ennemi » diffusé au début de 1992, pogroms concertés, d'abord dans la
région du président, puis ailleurs (ceux du Bugesera de mars 1992
étant une véritable répétition générale) pour contrecarrer la progression des négociations et de La démocratisation, des massacres débutant et se terminant au coup de sifflet des autorités locales, établissement officieux de listes de
« complices » par l'administration,
élaboration de la politique dite « d'autodéfense civile » par des responsables militaires (l'agenda du colonel Bagosora pour l'année 1993
trouvé par les enquêteurs en fournit Ia preuve accablante) sur la base
d'une idée lancée par des universitaires de Butare. Et surtout, après
la signature des accords d'Arusha dont l'application fut sans cesse
retardée par Habyarimana, les signaux d'avertissement, de novembre
1993 à mars 1994, ont été innombrables : rapports de services de ren-

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seignement belges, mises en garde du général canadien Dallaire,
commandant les Casques bleus, messages de ligues des droits de
l'homme, menaces proférées sur la radio officieuse RTLM, découvertes
de caches d'armes, livraisons anormales de matériel (y compris français), acquisition de 600 000 machettes de janvier 1993 à mars 1994
sous couvert d'équipement agricole (financée sur les crédits accordés
par la Banque mondiale et les autres bailleurs de fonds étrangers). Il
est impossible de croire que les partenaires occidentaux ignoraient ce
qui se tramait: le rapport du Sénat belge le montre, celui de
l'Assemblée nationale française a du mal à le cacher, compte tenu de
plusieurs témoignages de diplomates et de militaires.

Mais un des apports les plus remarquebles de l'enquête d'Africa
Watch est la mise à jour de ce qui était perceptible et analysable dans
la propagande des médias racistes (presse et radio RTLM). à savoir
l'organisation concertée du mensonge. Nous avions nous-mêmes évoqué ces « jeux de la vérité » où la provocation verbale fonctionnait
comme une arme de « prédiction créatrice ». Ces journalistes légitimaïent les tueries à venir en en annonçant d’autres et en commençant
par réinventer le passé ancien ou récent sur le mode de la complainte
d'une persécution éternelle des Hutu par les fourbes Tutsis5. Des
documents découverts à Butare montrent que cette méthode a été
théorisée en se référant à un ouvrage de Roger Mucchielli (Psychologie de la publicité et de la propagande, publié à Paris en 1970).
L'objectif avoué était de manipuler l'opinion tant intérieure qu'internationale par des insinuations, des exagérations et des montages tendant à diaboliser au maximum l'adversaire. Plus précisément la
méthode recommandée était celle de « l'accusation en miroir »
consistant à prêter à « l'ennemi » ce que l'on prépare soi-même. On
comprend l'accusation lancinante portée contre les Tutsi censés préparer un génocide des Hutu ! Ce travail d'intoxication a été dans certains cas jusqu'à inventer des massacres imputés au FPR en 1993 et à
organiser des attaques simulées, comme déjà le « feu d'artifice »
organisé par des militaires à Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre
1990. Ces supercheries ont ensuite donné lieu à des fausses informations, colportées jusque dans les brochures d'Amnesty international
ou dans Les colonnes du Monde.

Cette disqualification de la vérité a été intériorisée à un point tel
qu'on la retrouve jusque dans les productions des associations rwandaises ou même étrangères qui ont pris en charge les réfugiés hutu
partis au Zaïre entre 1994 et 1996 et toujours encadrés par des res-

4- Sénat de Belgique. Rapport de La commission d'enquête concernant les événements du Rwanda, Bruxelles, 1997. Voir Jean-Pierre Chrétien, « Les responsabilités politiques du génocide vues de Bruxelles et de Paris », Politique africaine, n° 73, mars 1999, p. 159-164

5- Jean-Pierre Chrétien, avec Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda et Joseph Ngarambe, les Médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, 397 p.

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ponsables locaux du génocide. La guerre faite sous forme d'un génocide a servi en même temps à le dissimuler :justifier et occulter l'horreur du même coup. Ce travail de légitimation de l'indicible s'est poursuivi dans son traitement négationniste jusqu'à ce jour6 et de manière particulièrement perverse. De ce point de vue, même si ce n'est pas son objet7, l'ouvrage d'Africa Watch apporte une lumière complémentaire sur ce qui a suivi. La négation a consisté en effet à nier ou à relativiser les faits, tout en les justifiant au nom de l'autodéfense ou de la défense de la démocratie. Elle débouche sur l'affirmation répétée d'un « deuxième génocide » (que l'on a recherché successivement au Burundi, au Zaïre et en fin de compte au Rwanda même), renvoyant les observateurs à la case départ, celle des fameuses « luttes interethniques ». À chacun son génocide, donc il n'y a pas eu de génocide, CQFD. En dernière instance ce seraient les Tutsi qui auraient organisé leur propre destruction, depuis l'attaque du FPR d'octobre 1990. On entend cela très souvent.

L'idéologisation de l'événement a atteint une dimension véritablement internationale, faite de naïveté ou d'aveuglement, mais aussi de mauvaise foi et de hargne anti-tutsi persistante. Des partenaires européens, y compris des ONG qui font partie des bailleurs de fonds de l'enquête d'Africa Watch, ont cautionné cette désinformation dès juillet 1994. Cette prostitution concertée du langage finit par tout relativiser dans un brouillard « d'opinions » antagonistes et par dévaloriser tous les mots. La colère et la vengeance se diluent dans le discours, puisque des tueries programmées sont traitées sur ce mode, comme si chaque citoyen hutu rwandais avait ressenti une soif personnelle de meurtre, y compris contre des bébés, des malades ou des vieillards de son voisinage, à la nouvelle de la mort du président.

Une observation est à faire à ce propos. Cette pratique du mensonge en milieu politique hutu a rendu très difficile l'appréciation
des tueries commises ensuite par les forces tutsi du FPR au Rwanda
puis au Zaire. Comment démêler la part des vengeances réelles, des
dérapages et de la terreur organisée, quand les témoins de ces violences continuent à s'exprimer selon la logomachie rodée pour le
génocide ! Comme dans le conte de celui qui criait au loup, des réalités laissent incrédule, vu la dévalorisation de la parole mise en œuvre
de façon aussi structurée, et surtout quand les sources sont anonymes. L'analyse précise et nuancée de l'action du FPR, abordée dans
quelques pages, malheureusement mise en exergue de façon spécieuse dans les recensions de certains médias français, contribue sur
ce point aussi à un retour aux réalités.

6- J.-P. Chrétien, le Défi de l'ethnisme. Rwanda et Burundi, 1990-1996, Paris, Karthala, 1997, 400 p.

7- Néanmoins un éclairage intéressant sur le rôle de l'association Solidarité internationale pour les réfugiés rwandais, auteur de le Non-dit sur les massacres du Rwanda, Bukavu, 1995.

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Construction idéologique de l'ethnie



C'est au niveau des interprétations que la discussion doit être poursuivie, tant les interrogations soulevées par la réalité génocidaire sont délicates. Ce que met en valeur Alison Des Forges, c'est le côté concerté et éminemment politique de l'extermination des Tutsi. Elle règle définitivement, s'il en était encore besoin, le sort du cliché sur les « affrontements interethniques ». Mais l'analyse se trouve alors confrontée à un piège habilement manié par les négateurs du génocide. Après nous avoir ressassé durant une génération que La priorité des priorités au Rwanda (et au Burundi) résidait dans les appartenances « ethniques », au détriment de toute analyse sociale ou politique, les enjeux sociaux étant soigneusement confondus avec le rapport hutu-tusi, voici qu'au lendemain d'un bain de sang qui a été un aboutissement de cette obsession, les anciens acteurs et partenaires du régime de la république hutu voudraient prouver que le génocide est le fruit d'un simple conflit de pouvoirs. À ce compte, les enjeux de la Seconde Guerre mondiale se réduiraient à un « conflit de pouvoirs » entre Churchill et Hitler.

Le génocide rwandais relève effectivement du politique, il n'est
pas un objet ethnographique. Mais de quelle politique s'agit-il? Son
contenu n'est pas indifférent. Au fil des pages, il apparaît clairement :
c'est un racisme mêlant insidieusement références sociales et ethno-historiques (ou prétendues telles), confondant a priori le concept
démocratique de majorité et celui d'autochtonie. Les Tutsi étaient
traités de conquérants féodaux. Cette confusion socio-ethnique rend
compte de la complicité durable de démocrates-chrétiens belges, ou
plus récemment de celle de socialistes mitterrandiens, avec un
régime raciste. L'alpha et l'oméga de la culture politique officielle
étaient l'opposition entre « Bantous et Hamites, deux « races » définies dans le sillage d'une raciologie gobinienne bien connue. Une
nouvelle école d'historiens rwandais commençait à remettre en cause
cette idéologie, mais ses travaux n'avaient pas mordu sur l'opinion
courante dans laquelle ont grandi plusieurs générations de Rwandais,
puisque l'idéologie du Rwanda indépendant n'a fait que reprendre
celle de la colonisation en en permutant simplement Les termes : le
Tutsi supérieur des années 1930 est devenu un envahisseur à peine
tolérable depuis 1960. L'enseignement et « l'animation » politique
ont inlassablement reproduit ce schéma dans la tête des nouvelles
générations. Comme l'écrit Alison Des Forges:

[...] les organisateurs du génocide avaient grandi avec ces déformations de l'histoire, il exploitèrent habilement des idées fausses sur
l'identité des Tutsi, leur origine et leurs actions passées.

Tutsi et Hutu adhéraient à cette vision raciale, puisqu'il n'y en avait
pas d'autre accessible et qu'alternativement elle avait pu favoriser les

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élites de l'une ou l'autre composante, intéressées à respecter ce que
racontaient les écrits des Européens.

Ce racisme au moins trentenaire n'est pas un détail ni un artifice
de propagande, il a marqué profondément les esprits, notamment au
sein de l'élite instruite et c'est cette culture politique dominante qui
explique le succès obtenu si facilement par Les tenants du pouvoir de
Habyarimana au sein de l'opposition. L'ouvrage d'Africa Watch
montre cet engrenage, mais sans aller jusqu'au bout de sa dimension
idéologique. Déjà en 1963 un terrible massacre de Tutsi avait eu lieu
en préfecture de Gikongoro — il aurait fallu le rappeler — et il avait été
étouffé par les amis du régime, notamment par les missionnaires. La
conjoncture des années 1990 se prêtait aussi bien à une remise en
cause radicale de ce carcan idéologique qu'à sa réactivation : c'est la
deuxième issue qui l'a emporté, non parce que ses leaders étaient
plus astucieux, mais parce que la pesanteur de la culture de race, à
l'intérieur comme à l'extérieur du pays, dépassait les forces des promoteurs d'une nouvelle voie.

Cette dimension raciste est un critère essentiel dans l'identification du génocide. Depuis 1959 un populisme ethnique confondait au
Rwanda démocratie-chrétienne et racisme. De même au Cambodge la
dénonciation du peuple abâtardi des villes au profit du peuple rural
par les Khmers rouges associait le socialisme stalinien avec une
obsession de pureté ethnique9. Ce trait fait des massacres du
Cambodge un génocide caractérisé, tout comme la propagande qui a
préparé et accompagné ceux du Rwanda en donne la signification.
Nous avions insisté sur ce point dans Les Médias du génocide. Alison
Des Forges cite de son côté des anecdotes lourdes de sens, par exemple lorsque des tueurs s'emploient à défigurer systématiquement les
extrémités du corps identifiées comme « typiquement » tutsi, ou lorsqu'une Hutu, épouse d'un Tutsi, essaie de sauver ses enfants en prétendant que ce sont des bâtards, fruits d'une union adultérine avec un
Hutu (car la «race » passe en voie patrilinéaire). De même que
Rakiya Omaar avait cité ce paysan de Gitarama qui, contrôlé à une
barrière, avait montré sa carte d'identité portant la mention hutu en
commentant « je suis un citoyen de plein droit de ce pays », Alison
Des Forges livre des lettres de familles menacées qui insistent sur
leur bonne naissance : « L'ethnie à laquelle nous nous identifions est
celle des Bahutu », écrit l'une d'elles à un bourgmestre.

Pour essayer de comprendre complètement le génocide du
Rwanda, il faut donc combiner deux types de réflexions: l'un est

8- Voir J.-P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi » et Claudine Vidal, « Situations ethniques au Rwanda «, in Jean-Loup Amselle et Elikia M'Bokolo (éd.), Au coeur de l'ethnie, Paris, La découverte, 1985, rééd. 1999.

9- Ben Kiermun, «Sur la notion de génocide », Le Débat, n° 104, mars 1999, p. 179-192 et « Le communisme racial des Khmers rouges », Esprit, mai 1999, p. 93-126

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focalisé sur la stratégie des organisateurs du génocide, l'autre sur les
ressorts idéologiques et culturels qui ont déterminé les adhésions à
ce programme. Ces deux approches soulignent le côté intentionnel et
la spécificité de l'événement.

D'autre part, si on se situe dans une perspective plus fonctionnaliste, il convient de suivre la conjoncture politico-militaire des
années 1990 et d'analyser le terrain socio-économique de la crise. En
ce qui concerne le premier point, Alison Des Forges souligne l'impact
de la crise burundaise d'octobre 1993 : le putsch qui met fin à l'expérience démocratique du président hutu Melchior Ndadaye et les massacres organisés en rétorsion, eux-mêmes suivis de représailles, qui
ont coûté la vie à des dizaines de milliers de Burundais dans une
sorte d'indifférence internationale. Cependant, situer à ce moment
précis l'émergence de la logique du Hutu power au Rwanda me
semble très discutable, compte tenu de toutes les manœuvres observées depuis 1992, notamment au sein du parti MDR10. De toute
manière le jeu pervers de miroirs entre Rwanda et Burundi serait à
analyser en détail depuis l'indépendance des deux pays.

Sur le second point, sans vouloir « expliquer » le génocide par la
démographie et la misère rurale, la connaissance précise des rapports
sociaux au niveau des collines est fondamentale. On dispose maintenant d'une étude remarquable sur cet aspect: l'anthropologue belge
Danielle De Lame a étudié entre 1988 et 1990 une colline du sud du
pays sous tous ses aspects (production, consommation, flux monétaires, rapports sociaux, réseaux d'influence, conflits11...) et elle a
ensuite retrouvé beaucoup de ses « observés » dans un camp de réfugiés au Sud-Kivu, reproduisant les structures de la commune de
départ. Elle nous livre en conclusion des réflexions sur la catastrophe
de 1994: elle montre «l'utilisation idéologique de la culture », le
rôle décisif des petits cadres locaux, le poids des
mémoires collectives. La participation au génocide s'inscrit dans un
contexte socioculturel précis, mais sans pouvoir en être déduit de
façon mécanique. Le terreau de frustrations, de violences locales et
de peurs s'est trouvé mobilisé: encore fallait-il que des notables
locaux, maillons intermédiaires de la bourgeoisie politique de la
capitale, récupèrent et aiguillonnent ces potentialités.

Tout cela nous conduit à une dernière question. On distingue habituellement deux événements conjoints, mais qui seraient de natures différentes, le génocide des Tutsi et les massacres de Hutu dits modérés qui ont péri pour leurs idées, leur refus de tuer, leurs liens sociaux

10- Sur ce parti et sur le rôle des socio-démocrates flamands dans sa dérive réactionnaire, voir Léon Saur, Influences parallèles. L'Internationale démocrate-chrétienne au Rwanda, Bruxelles, Luc Pire, 1998, 222 p.

11- Danielle De Lame, Une colline entre mille ou le calme avant la tempête. Transformations et blocages du Rwanda rural, Tervuren, MRAC, 1996, 358 p.

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ou familiaux avec des Tutsi. Partant d'une définition rigoureuse du
génocide sur un plan juridique, on parle alors de « massacres politiques ». Or les tueurs étaient les mêmes et la logomachie qui
condamnait ces Hutu était la même. Comme l'écrit Ben Kierman, « le
racisme génocidaire peut se révéler mortel pour nombre de membres
de la race supposée privilégiée ».

L'obsession des concepteurs du bain de sang a été l'efficacité dans
le nombre des morts, mais aussi le triomphe de l'idée de front hutu.
Depuis 1990 le régime redoutait avant tout une union des mécontents
hutu et du FPR. Le résultat de 1994 a précisément été de casser de
manière profonde les possibilités de ce type de rapprochement, tout
en multipliant le nombre des tueurs à un point tel que la culpabilité
partagée ait débouché sur l'innocence a priori des responsables.
Cette stratégie du bouclier humain a donc été à la fois physique et
morale. Le gouvernement du génocide a inclus des membres des
régions écartée du pouvoir sous Habyarimana. Cette union sacrée
visait à neutraliser partout les « traîtres », les Hutu « aimant le féodalisme » et assimilés pratiquement à des Tutsi, y compris dans les
modalités de leur mise à mort. « Le peuple, voilà le vrai bouclier »,
clamait la RTLM dès le 3 avril. Pourquoi dès lors entrer dans le jeu
des identifications ethniques et vouloir vérifier, comme tel officier
français en juin 1994, la part des Tutsi et celle des Hutu dans les
charniers ? La race est dans la tête des tueurs et non sur le nez des
victimes. En historien, j'estime que les Rwandais hutu victimes du
génocide sont assurément des martyrs de la cause du peuple rwandais
dans son ensemble, mais qu'en outre ils sont eux aussi victimes du
projet génocidaire dont Le ressort profond, le nœud réel, était précisé
ment un intégrisme ethnique, ou plus exactement raciste, et dont l'objet était quasi littéralement le découpage sociobiologique d'un peuple.

Jean-Pierre Chrétien

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