Fiche du document numéro 34177

Num
34177
Date
Samedi 6 avril 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
3388775
Pages
5
Urlorg
Titre
Isabelle, Carole, Hope… Elles ont reconstruit la culture au Rwanda
Sous titre
La Triennale de Kigali a montré le rôle de ces aînées, soutiens des jeunes artistes qui, trente ans après le génocide, enchantent le pays.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Par Valérie Marin La Meslée, à Kigali

Isabelle Kabano au siège de Rwanda Arts Initiative à Kigali en février 2024. © V.M.L.M.

Elles se prénomment Isabelle, Carole, Hope, Didacienne, Hellen, Cécile, et au cours de la Triennale de Kigali, première manifestation internationale d'une telle ampleur dans le domaine culturel au Rwanda, trente ans après le génocide des Tutsis, elles nous ont impressionnés par les structures qu'elles ont montées à Kigali, après 1994 et le soutien qu'elles apportent à la jeunesse créative de leur pays.

Elles ont tissé le paysage artistique d'aujourd'hui, d'une énergie extraordinaire, aidant les jeunes talents, qui sont tout à la fois comédiens et musiciens, plasticien et styliste, danseur et producteur, chanteuse et écrivaine, photographe et designer.

Nous ne prétendons certes pas à l'exhaustivité, et avons aussi – oui, oui – rencontré des hommes dans ce domaine, mais, ici, focus sur ces combattantes pour la culture !

L'une des plus jeunes voix engagées dans la Triennale, Cécile Umontoni, 29 ans, manageuse culturelle et professeure de danse traditionnelle, nous disait à la fin de la manifestation : « Autrefois, la culture avait une place au niveau de la cohésion sociale, plus qu'au niveau de l'économie. La Triennale donne à voir la culture comme autre pilier de développement économique du Rwanda. » Ce n'est pas le moindre des enjeux dans un pays en pleine reconstruction, où l'art n'était pas encore vu comme un de ses atouts majeurs.

Isabelle Kabano : « Envoyer les jeunes au front de l'art »



Elle est la bouleversante Yvonne, la mère de Gaby, dans le film adapté de Petit Pays et tout dernièrement dans Black Tea de Sissako. Mais à Kigali, ce jour-là, on rencontre Isabelle Kabano en directrice artistique de RAI (Rwanda Arts Initiative). Après le génocide auquel elle a réchappé – sur ordre de sa mère de quitter le pays – mais où elle a perdu d'autres membres de sa famille, Isabelle est revenue au Rwanda, pays de ses parents.

« Ils avaient fui dès 1973, au Burundi, où je suis née, puis nous avons vécu au Congo. Nous venions voir nos grands-parents à Kigali. Quatre ans après le génocide, nous nous sommes réunis à douze étudiants autour de Dorcy Rugamba, pour des ateliers de théâtre. Tout était à reconstruire dans le pays, nous voulions promouvoir les arts de la scène. Et puis Dorcy a décidé d'ouvrir RAI, ici et d'en faire la maison des artistes. »

« On sent que les jeunes qui viennent ici, nés après 1994, ont toujours en eux cette douleur, par un parent, une connaissance, mais ils nous surprennent par leur créativité incroyable et la façon dont ils sont connectés au monde. Ils sont souvent autodidactes, ont fait de petites formations ici et là, mais ils font cinq choses à la fois, et parfaitement ! »

« Et nous, figures de parents, les envoyons, en quelque sorte, au front de l'art, avec un accompagnement, car ils avaient besoin de savoir par où passer pour montrer leurs œuvres. Quand on est sorti de là d'où l'on est sorti, je crois que l'esprit de ce pays, son slogan, c'est : “Rien n'est impossible.” On peut y arriver. Parce qu'on ne peut pas tomber plus bas. On ne peut pas être mort et ressuscité et penser que quelque chose nous empêchera de faire ce qu'on a envie de faire ! »

Carole Karemera dans son centre, Ishyo, à Kigali © DR

Carole Karemera : « Replanter la culture »



Comédienne et dramaturge belge, Carole Karemera est revenue au pays de ses parents après le génocide, et a ouvert à Kigali le centre Ishyo en 2007 où l'on vient à elle dans un des espaces de répétition et de réunion.

« On était huit filles, on a tout financé à titre privé les deux premières années, en se disant : il faut mettre les artistes au travail. Pendant six mois, on proposait une formation continue, avec un Bibliobus pour lequel on a formé les jeunes à l'analyse littéraire, à la mise en scène, à la dramaturgie et au jeu en même temps. Ils devaient lire au minimum une vingtaine de livres par mois. Apprendre à mémoriser. Les seuls endroits de création à ce moment-là étaient liés à la parole sur le génocide, la réconciliation, le sida. Il était important de le faire, mais nous souhaitions, nous, savoir ce qu'aurait envie de dire un artiste qui se lève aujourd'hui dans ce pays. L'espace que nous avons créé, c'était vraiment ça. »

« Il ne faut pas oublier que des artistes, ici, avaient participé à la propagande génocidaire, donc, il fallait trouver un point d'entrée et dire que la culture qu'on avait arrachée, à l'époque, pouvait être replantée différemment, pour le bien-être de tous. Pendant six mois, on offrait un lieu. Et des personnes pour accompagner la professionnalisation. Nous sommes vraiment ici dans l'ouverture à la création contemporaine intra et interafricaine. Le Rwanda que les jeunes racontent aujourd'hui n'est pas celui par lequel nous sommes passés. Quand on leur demande ce qu'est le Rwanda pour eux, ils répondent : “C'est l'aube, la chaleur du jour qui se lève dans la brume.” Ils sont terriblement lumineux et se soutiennent les uns les autres. »

Didacienne Nibagwire : « Accompagner les jeunes artistes »



On l'appelle Dida, elle est avant tout productrice de films mais comme tout un chacun, elle mène plusieurs activités de front. On la trouve dans le lieu qu'elle a cofondé avec le chorégraphe Wesley Ruzibiza, L'Espace, entourée de tous les comédiens qui répètent la pièce en kinyarwanda adaptée de Petit Pays, dont l'auteur est là, aussi – Dida a d'ailleurs coproduit le documentaire de Gaël Faye Le Silence des mots.

Derrière l'entreprise culturelle, c'est la passion du théâtre qui l'a animée toute jeune. Elle a d'abord travaillé au sein de l'ONG Never Again, dont le travail portait alors sur la mémoire.

Didacienne Nibagwire à gauche, à l'Espace, aux répétitions de Petit Pays, avec la chanteuse et comédienne Kaya Byinshi et les musiciens en février 2024 à Kigali. © V.M.L.M.

« Ils cherchaient des gens pour faire du théâtre communautaire, pour aller jouer devant les gens dans les villages. » Un ami l'emmène ensuite à Ishyo Arts où elle voit la pièce Femme fantôme : « Pour moi, c'était magique. J'avais 20 ans, j'ai écrit à Carole et lui ai dit : “Je vous ai vue sur scène, j'aime beaucoup le théâtre, j'ai écrit une pièce, j'aimerais que vous la lisiez.” Elle m'a dit : “Viens me voir.” Et je suis arrivée. Et si moi, j'ai rencontré l'art, proprement dit, il y a vingt ans, alors, j'ai eu envie aussi d'accompagner les jeunes artistes et ouvert ce lieu. Je pense que, aujourd'hui au Rwanda, la culture va vraiment se formaliser, se structurer. Pour nous, c'est génial parce qu'on a beaucoup attendu. »

Dida travaille à une pièce de théâtre : « J'essaie de raconter ce qu'on vit aujourd'hui au pays, en m'adressant à la petite Dida de 9 ans. J'écris beaucoup aussi sur le questionnement de survivre, celui de ma génération. »

Hope Azeda : « Mon passé ne me définira pas »



On la trouve dans les bureaux lumineux du centre culturel Mashirika, qu'elle a fondé. Venue d'Ouganda au début des années 2000, là où elle est née et a grandi avec des parents rwandais qui ont fui leur pays en 1959, Hope Azeda s'est spécialisée dans le théâtre pour le développement ou théâtre social.

« Certains l'appellent le théâtre pour le peuple parce que la communauté participe. C'est la raison pour laquelle je travaille beaucoup avec les jeunes, car j'ai fait de l'art et de la guérison ma vocation. J'ai commencé par appeler les gens à me rejoindre sous un manguier, qui se trouvait à l'époque en face de Radio Rwanda. »

Hope Azeda dans son bureau du centre Mashirika à Kigali, en février 2024. © V.M.L.M.

« J'ai travaillé avec des enfants nés dans des foyers de survivants, traumatisés par des choses qu'ils n'ont jamais vues. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à voir la transmission de la mémoire, de la douleur ou de la colère et comment elle se posait, par exemple, pour des enfants nés d'un viol – nous avons 20 000 enfants nés de viols au Rwanda –, mais aussi pour un garçon dont le père a fui parce qu'il était génocidaire, ou encore par ceux qui, de retour d'exil, ne savent pas où est leur foyer. »

« À travers leurs histoires, le but est de se sentir à l'aise avec la vérité, même si elle est douloureuse. Pouvoir dire : “Tel est mon passé et il ne me définira pas.” C'est ainsi qu'est née la pièce Génération 25, créée en 2019, joués à New Work à la Juillard School et ici, à Kigali, une pièce intense, mais en même temps très apaisante. Et qui reste comme un livre ouvert. »

Hellen Rwangyezi : « Le Rwanda est prêt pour les arts et la culture »



Elle a 32 ans, on la rencontre au cours de la Triennale, où elle participe à l'organisation de la manifestation. Elle vient d'Ouganda où elle est née, de mère rwandaise.

« Je travaillais depuis longtemps dans le domaine artistique en Ouganda et je voulais relever un nouveau défi, dans un contexte qui se développait et auquel je pouvais contribuer par mon expérience de productrice. Je savais que le Rwanda était un pays qui se reconstruisait rapidement et avait besoin de gens pour contribuer au secteur artistique. Lorsque je suis arrivée, j'ai travaillé sur un projet avec Hope. »

« La plupart des travaux que nous menons à Mashirika consistent à enseigner aux gens comment faire en sorte que cela ne se reproduise plus. Nous avons eu la chance d'avoir des personnes comme Hope, Dorcy et Carole qui ont appris aux jeunes à mettre en scène une pièce, à la produire, à l'éclairer, à vous enseigner toutes ces choses merveilleuses. Je me suis lancée à plein temps dans les arts, et mon rêve est de créer un écosystème culturel. Les talents sont faciles à trouver. Il nous faut un bon réseau de producteurs internationaux qui peuvent contribuer à cela. Le Rwanda est prêt pour les arts et la culture. »
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024