par Maria Malagardis, envoyée spéciale à Kigali et Butare
Le verdict est tombé le 12 avril : Béatrice Munyenyezi a été condamnée à la perpétuité pour son rôle pendant le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Elle avait alors 24 ans. Déjà mère d’une petite fille, elle était à nouveau enceinte de jumelles. Ce qui ne l’a pas empêché de participer à l’un des pires massacres du XX
e siècle. Près d’un million de morts en seulement cent jours. La justice l’a rattrapée tardivement : à la fin du génocide, elle fuit aux Etats-Unis où elle sera finalement arrêtée, quand son passé sera révélé. D’abord emprisonnée pendant huit ans sur place pour avoir menti aux services d’immigration américains, elle sera extradée en 2021 au Rwanda.
Sa condamnation clôt un chapitre : Béatrice est la dernière à avoir été jugée, parmi les membres d’une famille devenue tristement célèbre. Un trio, qui fera preuve d’un zèle particulier pour amplifier le génocide à Butare, dans le sud du Rwanda. Avec Shalom Ntahobali, son mari, alors étudiant, et surtout sa belle-mère Pauline Nyiramasuhuko, ils vont orchestrer les massacres, avec une cruauté particulière, dans cette préfecture au départ réticente à céder aux sirènes de l’extermination.
Shalom et Pauline ont été jugés par le Tribunal international pour le Rwanda (TPIR) après avoir été arrêtés au Kenya en 1997. Ils ont été condamnés à la perpétuité en première instance en 2011. Leur peine sera ramenée à quarante-sept ans de prison en raison de la longueur exceptionnelle du procès : onze ans. Désormais, ils purgent leur peine ensemble dans une prison de Dakar au Sénégal. Pauline sera la première femme jamais condamnée par la justice internationale, pour crimes contre l’humanité, mais aussi pour viols. Sur place, à Butare, personne n’a oublié l’époque où cette famille avait droit de vie et de mort, où elle se réjouissait même des souffrances infligées aux victimes.
On l’appellera Solange. Elle ne veut pas être identifiée, se méfie de tout le monde encore aujourd’hui, trente ans après la tragédie. Dans ce café du centre-ville de Butare, sa mine sombre, sa silhouette frêle et tendue, tranche avec l’animation joyeuse qui règne autour d’elle. Les conversations bruyantes des tablées voisines, la circulation intense sur l’avenue en contrebas. La vie a repris au Rwanda, le pays a resurgi de ses cendres. Mais Solange reste figée dans le passé, encore hantée par l’enfer vécu à Butare où vivait un quart des Tutsis du pays avant 1994. Elle avait 20 ans au moment du génocide.
«A un certain moment, nous étions plusieurs dizaines de Tutsis, enfermés dans le bureau de la préfecture, entassés les uns sur les autres. Chaque soir, Pauline s’y présentait, en tenue militaire. Elle nous insultait, nous traitait de “chiens de Tutsis”, de “saletés”. Elle décidait qui devait être livrée aux miliciens. Un soir, elle m’a désignée. J’ai d’abord été violée sur place, devant tout le monde, puis à l’extérieur de la préfecture, pendant tant de jours. Par son fils Shalom et ses miliciens. Je n’étais plus qu’une balle passant d’un homme à l’autre. Ils riaient, applaudissaient. Très vite, je n’ai même plus eu la force de me soulever», murmure Solange, le regard perdu dans le vide.
Elle a témoigné au procès de la mère et du fils.
«Ça s’est mal passé», rappelle-t-elle. Les avocats des accusés multiplient les allusions salaces sur le sexe de Shalom, sur la saleté supposée de sa victime.
«Ils ont tenté de me déstabiliser. Mais j’ai serré les dents. J’étais parmi les rares survivantes de ces atrocités, alors j’ai gardé la force de raconter», souligne Solange.
L’ONU estime que 250 000 femmes auront été violées pendant le génocide, dont 30 000 dans la préfecture de Butare. Survivre n’a pas mis un terme aux souffrances de Solange. Elle évoque le dégoût que lui a longtemps inspiré son propre corps mutilé, une tentative de suicide. Jamais, elle ne cherchera à se marier, avoir des enfants.
«C’est impossible», lâche-t-elle.
«Tu seras le dernier témoin de la disparition des tiens»
Rose partage ce sentiment de rejet.
«En 1994, j’étais mariée, j’avais déjà deux enfants. Mon mari a été tué. J’ai élevé seule mes deux garçons, mais parfois ils sentaient ma rancœur contre les hommes», avoue-t-elle. Contrairement à Solange, Rose s’affiche à visage découvert. Elle a finalement réussi à se reconstruire. En s’engageant au sein d’une association locale, qui organise des groupes de parole entre victimes et bourreaux repentants. Ce n’est pas anodin dans le seul pays au monde où rescapés et tueurs doivent cohabiter après un génocide. L’histoire de Rose n’en est pas moins singulière.
Un notable local, Pascal Habyarimana (aucun lien avec l’ancien président du Rwanda), aujourd’hui décédé, l’appréhende alors qu’elle tente de fuir avec son mari et leurs deux jeunes enfants. Il enferme les petits, le plus jeune à quatre mois, dans la cage de ses chiens affamés. Un domestique les sauvera et les cachera pendant toute la durée du génocide. Puis ce notable viole une première fois Rose devant son mari, un charpentier qu’il oblige ensuite à travailler pour lui, avant de le tuer. Rose, elle, reste son esclave sexuelle. Il l’emmène partout.
«Comme ça, tu seras le dernier témoin de la disparition des tiens. Et tu pourras raconter que Dieu était avec nous», lui dit-il. Son tortionnaire l’entraîne sur les lieux des massacres. La forçant notamment à assister au viol, avec un couteau, et au meurtre de sa mère.
Rose est également présente lors des réunions à l’hôtel Ihuliro, qui appartient à la famille de Pauline. C’est le QG des miliciens à Butare pendant le génocide.
«Chaque soir, ils dressaient le bilan des tueries. Parfois Pauline s’inquiétait : “Pourquoi n’a-t-on pas retrouvé un tel ?” Et son fils la rassurait : “Ne t’en fais pas, maman, on va le dénicher.” Il y avait une sorte de ferveur, avec beaucoup de bière et de whisky. Pauline était particulièrement stimulée par l’élimination des femmes tutsies. Elle répétait : “Surtout, prenez du plaisir avant de les tuer.” Béatrice aussi était là. Tout ça semblait normal. Ces gens n’avaient plus aucune humanité», rappelle Rose. Soudain, elle s’insurge :
«Comment une femme, ministre de la famille, a pu participer à la destruction des femmes et de la famille ? Donner l’ordre à de petits voyous de déshabiller et violer des mamans comme elle ?»
Pauline Nyiramasuhuko a pourtant longtemps été considérée comme un modèle, qui militait pour l’émancipation des femmes, leur alphabétisation. Au moment du génocide, elle a 48 ans, peut se targuer d’être devenue l’une des rares femmes ministres au Rwanda, dès 1992. Tout en élevant ses quatre enfants. Dont son seul fils, Shalom, né en 1970 à Tel Aviv, où sa mère participait à un séminaire. Personnalité ambitieuse, plus opportuniste que brillante, elle ne semble pas avoir manifesté ouvertement son hostilité aux Tutsis avant le génocide, même si elle appartenait aux cercles les plus radicaux du parti au pouvoir. A Butare, elle invitera au mariage de son fils et de Béatrice, en 1993, le préfet de la région, le seul à être tutsi à l’époque. Un an plus tard, Pauline contribuera à sa destitution, et à son assassinat.
L’hôtel qui servait de QG à la famille de Pauline a été détruit juste après le génocide, remplacé désormais par un complexe commercial plutôt miteux. Rose est l’une des seules à pouvoir raconter ce qui s’est déroulé dans le huis clos de ce fief extrémiste pendant la tragédie. Après le génocide, elle recevra des menaces de mort, on tentera d’enlever ses enfants. Pendant près de dix ans, ce
«dernier témoin» vivra sous protection, dans un camp militaire. Mais d’autres témoins acceptent désormais de raconter la vérité. Ils se trouvent parfois en prison.
«On la surnommait la commandante»
Comme Jean Damascène Munyaneza. Condamné à perpétuité, cet homme mince, nerveux, au regard perçant, purge sa peine derrière les hauts murs en briques de la prison de Butare.
«Dès 1991, je me suis engagé au sein du parti au pouvoir. C’était le début du multipartisme, on nous demandait souvent d’intimider les opposants, mais aussi les Tutsis. On nous distribuait des armes. Au moment du génocide, on était bien préparé», raconte ce menuisier, qui avait 21 ans en 1994. Il fait partie des anciens miliciens qui ont demandé le pardon, acceptent de révéler les circonstances des tueries, voire l’existence de fosses communes encore cachées. Plus de 4 000 corps ont ainsi été encore retrouvés en mars 2022 à Butare.
«Je me souviens bien du massacre au stade le 25 avril. On y avait rassemblé une foule immense de Tutsis en prétendant les protéger. Puis on les a attaqués. On a violé les femmes et Pauline regardait, elle riait, se rappelle-t-il. Un jour, une certaine Immaculée lui a craché au visage après avoir été violée. Pauline a aussitôt ordonné qu’on apporte de l’essence et qu’on la brûle.»
Soudain, l’ex milicien inspire profondément, se prend la tête dans les mains.
«J’ai tué beaucoup de gens, j’ai même dénoncé la famille de ma mère qui est tutsie. Mais je faisais partie d’un troupeau, dont les bergers étaient Pauline, Shalom et Béatrice. Shalom, c’était un type méchant, un voyou. Pauline et Béatrice étaient des reines à Butare pendant le génocide. Elles décidaient de tout», confie-t-il.
En prison, il s’est découvert une passion pour le dessin. Esquissant au crayon, des scènes allégoriques qui l’aident à évacuer ses cauchemars. Depuis qu’il a accepté de devenir un repenti, lui aussi a reçu des menaces. Un jour, des visiteurs inconnus se sont présentés au parloir.
«Ne dis pas tout, car un jour on peut revenir», lui aurait transmis l’un d’eux, de la part d’un génocidaire, exilé depuis trente ans au Congo voisin.
A la périphérie de Kigali, la prison de Mageragere est un immense complexe, moderne, construit au milieu des champs. On y retrouve Béatrice Munyenyezi. Au moment de cette rencontre en tête-à-tête, le 15 mars, elle attend encore le verdict de son jugement. Détendue et souriante, elle se flatte d’avoir pu faire réajuster la tenue rose des détenus, en une robe assez élégante,
«grâce à un tailleur qui propose ses services dans la prison». La conversation semble d’abord étrangement anodine. Mais Béatrice n’esquive aucun sujet. Shalom ? Voilà près de quinze ans qu’ils ne se sont plus parlé, affirme-t-elle. A-t-il vraiment violé et tué toutes ces femmes tutsies ? Elle prétend avoir du mal à le croire, mais sans trop de conviction. Quant à sa belle-mère Pauline, leurs relations auraient été exécrables.
«Elle me détestait, me reprochait d’avoir épousé son fils adoré, après être tombée une première fois enceinte. Nous étions encore au lycée. C’était une femme, autoritaire, Shalom lui obéissait sur tout», souligne-t-elle.
Contrairement à sa belle-mère et à son mari, Béatrice ne nie pas la réalité du génocide des Tutsis. Mais elle affirme n’avoir vu aucun cadavre pendant toute cette période sanglante.
«J’étais juste une jeune fille enceinte, enfermée la plupart du temps dans une chambre à l’hôtel», prétend-elle. A Butare,
«on la surnommait la commandante», rappellera Rose.
«J’ai sélectionné les Tutsis avec elle», accusera Jean Damascène. Au moment de rejoindre sa cellule, alors qu’elle attendait encore le verdict de son procès, Béatrice insiste :
«J’avais beaucoup d’amis tutsis.» Puis soudain avec un grand sourire :
«J’aimerais bien venir un jour à Paris, voir les Champs-Elysées». Trop tard, la roue de l’histoire a tourné et la justice s’est imposée.