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En mars 2021, l’historien Vincent Duclert remettait à Emmanuel Macron un rapport sur le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994. Ce document de 1 200 pages, établi grâce à un accès sans précédent aux archives de l’Etat, concluait à « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » des autorités françaises dans le génocide des Tutsi, qui a fait près d’un million de morts en 1994. Il montrait un naufrage politique, militaire et diplomatique. Il révélait aussi un aveuglement idéologique de François Mitterrand et de ses conseillers, imposé au reste de l’appareil d’Etat.
Ce rapport, qui a contribué à réconcilier la France et le Rwanda après de fortes tensions diplomatiques, a libéré la parole et plusieurs ouvrages ont été publiés dans la foulée. Alors que le Rwanda s’apprête à organiser, à partir du 7 avril, le 30e anniversaire du génocide des Tutsi, Vincent Duclert publie un nouvel ouvrage qui s’inscrit dans la continuité du précédent. Dans La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Ve République (Tallandier, 640 pages, 25,50 euros), il décrypte les mécanismes ayant conduit à la tragédie du printemps 1994. « J’ai décidé d’écrire ce livre dès la publication du rapport, car il y avait une masse d’archives considérable qui avait été libérée, mais qui méritait d’être approfondie, explique-t-il. J’avais aussi conscience que le document établi par la commission que je présidais était peut-être trop volumineux pour être abordable. Le grand public doit savoir ce qu’il s’est passé au cours de ces années-là. »
En se fondant sur les archives − le rapport s’est appuyé sur près de 8 000 documents, notes manuscrites, télégrammes diplomatiques, analyses de conseillers… −, Vincent Duclert entend faire la lumière sur ce qu’il considère comme « l’impensable », à savoir comment les autorités françaises se sont engagées « dans une alliance inconditionnelle avec un régime autoritaire [celui du président rwandais Juvénal Habyarimana], ethnique et raciste, dont les éléments les plus radicaux ont préparé en Afrique le dernier génocide du XXe siècle ». L’impensable, c’est aussi d’avoir, au plus haut sommet de l’Etat, ignoré toutes les alertes lancées par des ONG, des diplomates comme Antoine Anfré, vice-consul de France en Ouganda (1987-1991) aujourd’hui ambassadeur de France à Kigali, ou des officiers comme le général Jean Varret, chef de la mission militaire de coopération jusqu’en 1993.
Nouveaux témoignages
Ces signaux annonçaient la dérive des extrémistes hutu et leur volonté d’exterminer la minorité tutsi bien avant le 7 avril 1994, qui marque le début des massacres de masse. « Le terme génocide est retenu par l’ambassadeur de France dès le mois d’octobre 1990. Il est employé à plusieurs reprises dans des notes, des rapports et des enquêtes d’agents français ou d’observateurs indépendants, rappelle Vincent Duclert. En France, les ministres et leurs cabinets ne pouvaient pas les ignorer… Il y a donc une compromission majeure des institutions présidentielles. » La commission d’historiens mise en place par M. Macron, qui ne prétendait pas à l’expertise juridique, n’avait toutefois pas retenu la notion de complicité des autorités françaises. Alors comment peut-on expliquer « l’impensable », trente ans après les faits ? « C’est par la raison d’Etat. Celle-ci permet de faire taire toutes les critiques », affirme M. Duclert.
Si le rapport se penchait sur le rôle de la France de 1990, début de l’opération militaire « Noroît », à juin 1994, fin de l’opération « Turquoise », cet ouvrage revisite aussi la période postcoloniale du Rwanda. « On voit que l’intérêt de la France pour ce pays apparaît au moment de l’indépendance, avec le soutien du général de Gaulle à l’entrée du Rwanda et du Burundi aux Nations unies, assure Vincent Duclert. Plusieurs accords économiques, culturels puis militaires, sont signés. A partir de 1990, le
Front patriotique rwandais [FPR, un mouvement politico-militaire formé par des réfugiés tutsi en Ouganda] est perçu comme un ennemi. A tel point que la France préfère soutenir la dictature violente de Juvénal Habyarimana. »
Si l’ouvrage s’enrichit de nouveaux témoignages et analyses, il ne perce pas tous les mystères qui entourent le génocide, notamment son déclenchement : l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, le 6 avril 1994. Qui sont les commanditaires ? Qui compose le commando ayant lancé les deux missiles SAM-16 contre le Falcon présidentiel ? Pourquoi les gendarmes français Alain Didot et René Maïer ont-ils été assassinés dans les heures qui ont suivi ? « Il est vrai que les preuves matérielles manquent, mais il y a quand même un faisceau d’indices qui accablent les extrémistes hutu, répond Vincent Duclert. En signant les accords d’Arusha [signés en Tanzanie entre l’Etat rwandais et le FPR], le président devenait un obstacle pour la branche radicale. Les éléments révélés par l’enquête du juge Trévidic et la DGSE de l’époque tendent à prouver que la garde présidentielle [rwandaise] serait bien à l’origine de l’attentat. Mais il est vrai que la question d’un commando formé par des mercenaires étrangers reste posée. »