Citation
L’attentat qui a tué le président du Rwanda, le 6 avril 1994, et déclenché le dernier génocide du XXe siècle demeure, trente ans plus tard, un crime non résolu. Et depuis trois décennies, toujours la même question : comment est-ce possible ? Comment accepter que l’événement qui a allumé une fureur meurtrière à l’origine de l’extermination de près d’un million de personnes en trois mois seulement soit à jamais un point d’interrogation ? Plus le temps passe, plus l’interrogation paraît vive.
Le mystère continue d’enflammer les esprits, et tant qu’il ne sera pas levé, il empêchera l’Histoire de s’écrire pleinement. Mais il y a au moins une certitude : la résolution officielle de l’énigme ne viendra pas de la justice française – l’enquête menée au tribunal de Paris sur l’attentat s’étant conclue par un non-lieu définitivement confirmé en février 2022 par la Cour de cassation –, ni de la justice internationale, qui n’a jamais abouti sur la question.
À l’occasion du trentième anniversaire du génocide des Tutsi·es du Rwanda, Mediapart a replongé dans le dossier, réuni des centaines de documents et interrogé les principaux responsables militaires français de l’époque pour faire le point sur ce crime sans coupable, sur les faits établis comme sur ses zones d’ombre persistantes.
Un militaire du Front patriotique rwandais (FPR) sur le site de l'accident d'avion du 6 avril 1994 qui a tué le président rwandais Juvénal Habyarimana. © Photo Jean Marc Boujou / AP via Sipa
À l’origine, il y a un éclair et un bruit sourd dans la nuit rwandaise. Ce 6 avril 1994, deux missiles ont déchiré le ciel de Kigali aux alentours de 20 h 30 et abattu le petit avion offert par la France transportant le président Juvénal Habyarimana, son homologue du Burundi et dix autres personnes. Tous les membres de l’équipage aux commandes de l’avion, un Falcon 50 de chez Dassault, sont français. Il n’y aura aucun survivant.
Le chef de l’État rwandais revenait de Tanzanie, où il avait entériné les modalités d’un accord politique avec les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), contre l’avis de la frange la plus radicale de ses soutiens, le Hutu Power, mouvement extrémiste ultranationaliste. Dans les minutes qui ont suivi l’attentat, les massacres programmés de longue date contre les Tutsi·es ont débuté. Des meurtres ciblés ont également visé les Hutus démocrates, dont des membres du gouvernement opposés aux extrémistes. Les habitants qui se trouvaient à proximité du lieu de l’attentat ont eux aussi été pris pour cible.
Depuis, deux thèses s’affrontent dans le débat public sur les causes de l’attentat. Selon la première, celui-ci a été commis par les Tutsis du FPR et leur chef militaire Paul Kagame contre un président jugé trop radical. D’après la seconde, il est l’œuvre au contraire de Hutus extrémistes contre un président qui ne l’était pas assez, et ce dans la perspective de mener un coup d’État.
Cette deuxième hypothèse est la plus communément admise aujourd’hui. C’est notamment celle qui a été privilégiée, dès la fin de l’année 1994, par le principal service de renseignement français, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), selon plusieurs notes déclassifiées. Seulement voilà : les preuves définitives manquent toujours pour savoir avec précision qui a commis les tirs fatals, comment, avec quelles armes, depuis quel lieu exact et selon quelle chaîne de commandement.
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I. Les militaires français continuent d’accuser les rebelles tutsis
Tous les plus hauts responsables militaires français de l’époque interrogés par Mediapart optent, eux, pour deux options. Soit l’ignorance. Soit, très majoritairement, pour la responsabilité du FPR, en contradiction avec les conclusions de la DGSE et de nombreux experts, et quitte à entretenir l’idée que les Tutsis et leur chef armé Paul Kagame auraient engendré leur propre génocide dans le but de prendre le pouvoir – Kagame est le président du Rwanda depuis 2000.
Le général Jean Heinrich, qui fut le patron de la Direction du renseignement militaire (DRM) au moment des faits, confie aujourd’hui : « Je ne peux malheureusement pas répondre, ne disposant pas d’éléments sérieux concernant cet attentat. » Le même disait pourtant en 1998, devant la mission d’information de l’Assemblée nationale sur le rôle de la France face au génocide des Tutsi·es, que les services de renseignement français étaient « parmi les mieux, voire les mieux informés de la situation au Rwanda ».
Le fait est que l’histoire rwandaise est indissociable de celle de la France. Depuis les années 1970, le soutien politique de la France au régime hutu, duquel émergera le génocide, et l’intrication de l’armée française dans les structures militaires rwandaises ont été absolus et sans condition.
Ma conviction personnelle [...] est que l’attentat a été commandité par Kagame comme déclencheur du “génocide”.
Le colonel Tauzin, ancien patron du 1er RPIMa
C’est si vrai que la France, persuadée que le FPR était un faux-nez des Anglo-Saxons qui voulaient s’attaquer à son influence dans la région des Grands Lacs, s’est largement compromise au Rwanda sous la présidence de François Mitterrand (1981-1995) avant, pendant et après les événements de 1994. Ce « biais cognitif » a notamment fait dire, en 2021, à une commission officielle d’historiens présidée par l’universitaire Vincent Duclert que la France avait eu une « responsabilité lourde et accablante » dans le génocide des Tutsi·es.
Trente ans plus tard, rien ne semble avoir changé dans l’esprit des officiers supérieurs de l’armée française qui étaient en première ligne, et l’attentat du 6 avril en est une illustration saisissante. Alors à la tête du 1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine (RPIMa), une unité d’élite des forces spéciales, le colonel Didier Tauzin confie par écrit à Mediapart : « Ma conviction personnelle, mais que je ne peux étayer, est que l’attentat a été commandité par Kagame comme déclencheur du “génocide” et de son offensive finale. » On notera les guillemets au mot génocide.
« Il y a beaucoup d’hypothèses évoquées mais moi je suis persuadé que ça a été commandité par Kagame et ses sbires. C’est ma conviction personnelle », déclare, lui aussi, le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin, à la fois adjoint à l’attaché de défense à Kigali et conseiller du chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR), l’armée du président Habyarimana.
Le chef de l’état-major particulier de François Mitterrand, le général Christian Quesnot, qui avait comparé dans des notes de l’époque les Tutsis à des « Khmers noirs », est sur la même ligne : « Les personnes non idéologiques et inconditionnelles du président Kagame connaissent le commanditaire, les exécutants, et les circonstances de l’attentat. »
Plus prudent dans son expression, l’amiral Jacques Lanxade, alors chef d’état-major des armées, dit à Mediapart n’avoir « jamais eu de réponse satisfaisante ni de confirmation », même s’il « penche plutôt » pour une responsabilité du FPR. Considérant que « les positions prises par la DGSE n’étaient pas très affirmatives », il assure pour sa part raisonner par « déduction politique », mais reconnaît n’avoir « aucun élément » probant.
L’amiral Lanxade a une formule qui trahit cependant sa pensée profonde : « On ne saura la vérité que si c’est effectivement le FPR. » Le militaire âgé de 89 ans n’hésite d’ailleurs pas à dire que Paul Kagame « a été le bénéficiaire de cet attentat, et pas nous ». « Encore une fois, tient-il à ajouter, moi, ma position personnelle, c’est que je continue de m’appuyer sur qui avait vraiment intérêt à faire disparaître Habyarimana. »
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II. Les indices d’un complot de Hutus extrémistes
Plusieurs éléments laissent pourtant entendre le contraire, à savoir que certains extrémistes hutus souhaitaient bien « faire disparaître » le chef d’État rwandais à la faveur d’un coup d’État qui coïncidera avec le coup d’envoi du génocide.
Dans une note datée du 22 septembre 1994 sur « les responsabilités de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana », la DGSE retient ainsi comme hypothèse « la plus plausible » celle qui « tendrait à désigner les colonels Bagosora, ancien directeur de cabinet du ministre de la défense, et Serubuga, ancien chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR), comme les principaux commanditaires de l’attentat du 6 avril 1994 ».
Le premier, Théoneste Bagosora, surnommé le « colonel de l’Apocalypse », a été condamné à 35 ans de réclusion pour crime de génocide par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Il est décédé des suites d’un problème de santé en 2021, au Mali, où il purgeait sa peine. Il avait 80 ans.
Le second, Laurent Serubuga, 85 ans cette année, est toujours vivant et habite… en France, où il a trouvé asile depuis 1998 après avoir fui le Rwanda à la fin du génocide et après un détour par le Zaïre (actuelle République démocratique du Congo), le Kenya et le Mali. Selon plusieurs télégrammes diplomatiques rédigés par Pierre Bitard, ambassadeur de France au Rwanda (1986-1989), Laurent Serubuga aurait participé à plusieurs tentatives de coup d’État contre le président Habyarimana dans les années qui ont précédé l’attentat du 6 avril 1994. Les télégrammes le désignent clairement comme « pressenti pour prendre la tête du mouvement, si le complot avait réussi ».
Selon des témoignages d’anciens militaires rwandais, en poste le jour de l’attentat du 6 avril 1994, remis par le Rwanda à la justice française, les missiles auraient pu être tirés à proximité immédiate d’une usine dénommée Guttanit. Cette usine spécialisée dans la production de tôles ondulées à base de papyrus était située à Kanombe, près de la colline de Masaka.
Non, non, je ne vous dirai rien.
Laurent Serubuga, un ancien officiel rwandais mis en cause par la DGSE
Fait pour le moins intrigant : l’un des associés de cette usine, qui est aussi à l’origine de sa création, n’est autre que… Laurent Serubuga. Ouverte en juin 1991, l’usine a été officiellement fermée le 7 février 1994, deux mois jour pour jour avant l’attentat. Selon un document interne à l’entreprise, consulté par Mediapart, au moment de la fermeture de l’usine début février 1994, le conseil d’administration de Guttanit-Rwanda SA décide de confier la gestion de l’usine et du site à un certain Pascal N. Il s’agit d’un ancien major de l’armée rwandaise.
Mediapart s’est rendu dans la région des Hauts-de-France, où vit Laurent Serubuga, pour tenter de s’entretenir avec lui à propos des différentes accusations qui le visent. La porte de son appartement, situé dans une résidence sociale, s’est entrouverte légèrement et un court instant, laissant apparaître le visage d’un homme méfiant : « Je ne veux pas discuter […]. Non, non, je ne vous dirai rien. »
Laurent Serubuga, qui avait par le passé infirmé la thèse avancée par la DGSE, nous a déclaré s’être déjà expliqué devant la justice française. Il a dit « ignore[r] » la note de la DGSE, avant de reconnaître qu’il l’avait « vue, eue », et de renvoyer vers son avocate, tout en expliquant avoir perdu son numéro de téléphone et n’avoir plus échangé avec elle depuis 2017.
En France, l’ancien militaire rwandais est sous le coup d’une procédure judiciaire, toujours en cours, pour « génocide » et « complicité de crime contre l’humanité » à la suite de la plainte déposée il y a… 22 ans par plusieurs associations (Survie, la Fédération internationale pour les droits humains, la Communauté rwandaise de France). Laurent Serubuga a le statut de témoin assisté.
Parmi les autres faits accréditant l’hypothèse d’une responsabilité des Hutus extrémistes, on trouve les déclarations du capitaine Pascal Simbikangwa, premier Rwandais à avoir été condamné par la France pour sa participation dans le génocide des Tutsi·es. En 2014, lors de son procès à Paris, la psychologue chargée de l’examiner avait rapporté à la cour les propos que l’ancien responsable du renseignement intérieur rwandais lui avait tenus : « Ce sont les Hutus qui ont abattu l’avion de Juvénal Habyarimana. Je suis bien placé pour le savoir. » Une confession passée à l’époque quasiment inaperçue, comme l’avait relaté Libération.
Pascal Simbikangwa, Laurent Serubuga et Théoneste Bagosora ont été décrits par la DGSE comme faisant partie de l’« Akazu », ou du « réseau Zéro », une petite organisation regroupant une dizaine de « radicaux hutus, originaires du Nord, civils et militaires, proches de la famille présidentielle et opposés à toute évolution démocratique au Rwanda », et « soupçonné[e] d’être au centre du complot qui a abouti à l’attentat du 6 avril 1994 ».
Une appartenance au « premier cercle » confirmée à Mediapart par le lieutenant-colonel Maurin. « Ils étaient très, très proches de Mme Habyarimana, qui était bien plus méchante que son mari. C’était une Hutue pure et dure qui faisait elle aussi partie de l’Akazu et qui n’a jamais admis les accords d’Arusha. » Contactés, Pascal Simbikangwa n’a pas donné suite à notre demande d’entretien, et Agathe Habyarimana n’a pas répondu à nos questions.
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III. Des contradictions françaises qui interrogent
Aujourd’hui, de nombreuses contradictions continuent d’apparaître dans la version défendue par les autorités militaires françaises de l’époque. L’amiral Lanxade, plus haut gradé de l’armée au moment des faits, assure par exemple à Mediapart que l’attentat du 6 avril 1994 était une opération qui aurait pu être menée par n’importe qui, parce que techniquement « très facile » selon lui. « Honnêtement, ce n’est pas de très haute volée. Cela se tire à l’épaule, quand on voit l’avion arriver. C’est assez simple », dit-il.
La DGSE avait, au contraire, qualifié dans une note l’opération de « relativement complexe sur le plan technique ». Une complexité technique également soulignée et même saluée par le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin : « Pour parvenir à descendre l’avion juste au moment où il était en phase d’atterrissage et de manière à ce qu’il se crashe dans la propriété du président, ma conviction, c’est que ça a été fait par des spécialistes, par des mercenaires, par des gens qui connaissaient bien l’utilisation des missiles sol-air. Techniquement, il faut tirer un coup de chapeau à ceux qui ont fait ça. Techniquement parlant, c’est remarquable », dit-il à Mediapart.
L’amiral Lanxade continue en outre d’interroger l’existence d’une boîte noire dans le Falcon 50 : « Est-ce qu’il y avait une boîte noire d’ailleurs ? », demande-t-il, faisant écho à de précédentes affirmations du commandant Grégoire de Saint-Quentin, alors conseiller technique détaché auprès du bataillon parachutiste de l’armée rwandaise. Ce militaire français avait pu se rendre à plusieurs reprises sur les lieux du crash – il vivait à proximité – et a assuré qu’il avait appris par un collègue de Dassault que l’avion ne possédait pas de boîte noire.
En réalité, tout laisse à penser que l’avion était bien doté d’une boîte noire, comme le prouve une lettre de juin 1998 du chef d’état-major de l’armée de l’air, Jean Rannou (voir ci-dessous). Celui-ci y assure qu’une enquête diligentée par ses soins avait permis d’établir que l’avion abattu le 6 avril « devait être équipé » d’une boîte noire, avec un enregistreur des conversations dans le cockpit et un enregistreur des paramètres de vol.
Extrait de la lettre du général Rannou. © DR
Cette boîte noire, qui est depuis trente ans sujette à tout un tas de spéculations et de manipulations médiatiques – elle aurait été cachée dans une armoire de l’ONU avant qu’on ne découvre qu’il s’agissait en réalité de celle d’un Concorde d’Air France… –, n’a jamais été retrouvée, laissant l’enquête sur l’attentat dans un vide scientifique total.
Son analyse aurait en effet permis, sans nul doute, d’établir avec précision d’où ont pu provenir les tirs meurtriers. Une expertise missionnée par la justice française avait conclu en 2012 que les missiles avaient été tirés depuis le camp de Kanombe ou ses abords, où logeaient certains éléments de la frange la plus extrémiste des Hutus. Des conclusions équivalentes avaient déjà été émises en 2010 par une commission d’experts missionnée par le gouvernement rwandais. La DGSE avait d’ailleurs relevé une activité « inhabituelle » dans le camp avant l’attentat.
À cela, l’amiral Lanxade répond encore aujourd’hui que les rebelles tutsis ont pu tout à fait franchir les barrières du camp de Kanombe pour commettre leur crime. « Les gens un peu entraînés franchissent un peu n’importe quoi », affirme-t-il, tout en reconnaissant que « c’était plus facile, c’est vrai, pour les Hutus, ça c’est certain ».
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IV. La France a-t-elle quelque chose à cacher ?
Autre mystère non résolu : quelle est l’arme du crime, c’est-à-dire les missiles sol-air qui ont été utilisés pour abattre l’avion ? Personne ne peut le dire avec certitude aujourd’hui. L’hypothèse de l’emploi de missiles russes SAM-16, en possession des rebelles tutsis, avait été avancée un temps, sur la foi de photos de lance-missiles abandonnés à Kigali et retrouvés à l’occasion de la mission d’information parlementaire sur le génocide au Rwanda. Mais l’Assemblée nationale française conclura à une fausse piste.
Quant à la possibilité d’un missile français, le Mistral, elle a été exclue par la justice, un rapport d’expertise balistique ayant estimé qu’étant « trop récent », ce type d’arme « n’a pu être utilisé lors des faits ». Le Mistral était pourtant utilisé depuis 1991 et la première guerre du Golfe. Ce que l’amiral Lanxade a confirmé à Mediapart, tout en réfutant la possibilité qu’une arme française ait pu être impliquée dans l’attentat.
Trente ans plus tard, une question, peut-être la plus sensible, demeure ouverte : les Hutus extrémistes étaient-ils en capacité d’agir seuls ? Non, si l’on en croit plusieurs témoignages, dont celui recueilli par Mediapart d’un ancien militaire français déployé au Rwanda dans les années 1990, et qui souhaite rester anonyme, étant donné la sensibilité du sujet.
Selon lui, les Forces armées rwandaises n’étaient pas en capacité de tirer contre l’avion du président : « Il fallait des meneurs pour leur donner des moyens, notamment financiers. Pour abattre un avion, ce n’est pas avec les moyens dont ils disposaient qu’ils pouvaient le repérer. Il leur fallait du matériel dont des radars de tir et d’acquisition pour le détecter et tirer. »
Des propos qui vont dans le sens de ceux tenus par Georges Martres, ambassadeur de France au Rwanda (1989-1993), devant la mission d’information parlementaire française de 1998 : « Retenir la responsabilité des extrémistes hutus, qui avaient déjà des difficultés à tirer au mortier et au canon, reviendrait à admettre qu’ils aient bénéficié d’une assistance européenne pour l’attentat. »
Didot et Maier : l’autre crime irrésolu
C’est un peu le mystère dans le mystère. Dans les heures ou jours qui ont suivi l’attentat du 6 avril 1994, deux adjudants-chefs de la gendarmerie et l’épouse de l’un d’eux ont été assassinés à Kigali. Alain Didot et René Maier étaient spécialisés dans les transmissions radio. Depuis trente ans, leur mort est une énigme. Ont-ils été éliminés parce que gênants ? Ont-ils surpris des communications liées à l’attentat ?
Le Canard enchaîné de cette semaine cite une intrigante note de décembre 1994 rédigée par la DGSE allant dans ce sens : « Si les radicaux hutus semblent à l’origine de l’attentat […], il est plausible que ces extrémistes aient également souhaité éliminer d’éventuels témoins oculaires. »
La justice, qui n’a jamais ouvert d’enquête, n’a donc pas eu à résoudre cette affaire. Mais il est désormais avéré que tous les certificats de décès des gendarmes – huit au total ! – ayant conclu à une mort « d’origine accidentelle », sont des faux. Le médecin censé les avoir signés l’a formellement affirmé.
Le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin confie aujourd’hui à Mediapart : « C’est moi qui ai identifié les corps à l’aéroport. Je ne me suis pas attardé à regarder les détails et je n’ai pas joué les légistes mais les deux adjudants-chefs ont été abattus par balles et ils avaient également pris des coups de machette. »
Deux mois tout juste après la mort du président rwandais, et alors que le génocide est toujours en cours, la piste d’une participation européenne, et plus particulièrement française, va émerger sous la plume de la journaliste belge Colette Braeckman. En juin 1994, elle publie dans le quotidien Le Soir un article titré « L’avion rwandais abattu par deux Français ? », dans lequel elle pointe le rôle présumé de deux militaires français du détachement d’assistance militaire et d’instruction (Dami). Les membres de ce détachement sont des militaires, souvent issus des forces spéciales, et ont pour mission d’instruire les militaires de pays alliés.
L’article publie les démentis de Paris, qui estime, par la voix du Quai d’Orsay, que « l’allégation du Soir est absurde » et, par celle du ministre français de la coopération Michel Roussin, « qu’il est inadmissible que l’on mette en cause la France dans cet attentat ».
En octobre 1994, le lieutenant-colonel Maurin, alors en poste à Bangui (Centrafrique), est toutefois appelé « en catastrophe » en France, convoqué au ministère de la coopération par le général Huchon, ancien chef de la Mission militaire de coopération au Rwanda et devenu depuis adjoint du général Quesnot, chef de l’état-major particulier du président de la République. Il lui est demandé de « confirmer de vive voix » au ministre Michel Roussin « que les soldats français n’étaient pour rien dans l’attentat du 6 avril 1994 », selon une note déclassifiée du ministère de la défense.
À Mediapart, Jean-Jacques Maurin déclare avoir été « surpris » par cette convocation. « Suite à un livre de Colette Braeckman qui m’accusait, il voulait avoir l’assurance que ce n’était pas moi qui étais à l’origine de l’attentat. » « Il m’a posé une question très simple : “Les yeux dans les yeux, est-ce que vous êtes pour quelque chose dans l’attentat ?” » Le militaire dit être « tombé des nues » à ce moment-là. « Je lui ai répondu la même chose que ce que je répondrais plus tard à la mission d’information parlementaire, c’est-à-dire que je n’étais absolument pour rien dans l’attentat. Et qu’il aurait fallu que j’aie l’esprit particulièrement tordu pour avoir fait venir au Rwanda mon épouse et ma mère la veille de l’attentat, suite au décès de mon père un mois plus tôt. »
Contacté au sujet de cette rencontre, Michel Roussin a curieusement déclaré : « Je ne sais pas qui est le colonel Maurin et n’ai jamais eu d’entretien sur le sujet que vous traitez. » Il n’a pas voulu dire s’il s’était effectivement posé la question d’une implication française.
Sur le sujet, l’amiral Lanxade parle pour sa part de « fantasme » et d’« attaques menées contre la France par des gens assez mal intentionnés » : « Je ne vois pas très bien ce qui a motivé cette thèse. La France n’avait absolument aucune raison. Cela ne tient pas debout. »
Sur la piste des agents « Régis » et « Étienne ».
Au cours des mois et des années qui vont suivre le premier article de Colette Braeckman, les identités des deux militaires français évoqués par la journaliste vont progressivement apparaître dans la presse ou dans des travaux de chercheurs, et même lors de la mission d’information parlementaire française. D’abord sous la forme de leurs pseudonymes : « Étienne » et « Régis ». Puis sous celle de leurs vrais noms : Pascal E. et Claude R.
Le premier est un sergent-chef du 1er RPIMa, qui a été instructeur pour l’armée rwandaise. Membre également du Dami, il a effectué plusieurs missions au Rwanda entre mars 1991 et décembre 1993, avant d’être affecté au Burundi, le pays voisin, moins d’un mois avant l’attentat du 6 avril 1994. Auditionné par la justice en 2002, il a nié toute implication dans celui-ci et déclaré que « la journée du 6 avril 1994, de mémoire, [il] pense qu[’il] [s]e trouvai[t] au Burundi ». Mediapart a cherché à entrer en contact avec lui, sans succès.
Le second est un adjudant, membre lui aussi du 1er RPIMa et du Dami. Il a débarqué au Rwanda le 7 décembre 1993 pour une mission de plusieurs mois dans ce pays, dont il n’est reparti que le 12 avril 1994. Pour cette mission, il a reçu un témoignage de satisfaction de la part du chef d’état-major des armées françaises, sans que l’on en connaisse la raison.
Selon nos informations, il était affecté à l’état-major des FAR en qualité d’officier de renseignement. Après l’attentat, l’adjudant R. est « resté durant trois jours et trois nuits dans la villa du colonel Maurin, pour assurer la sécurité de sa famille », comme il l’écrit lui-même dans un rapport déclassifié destiné au cabinet du ministère de la défense. Une information confirmée par le lieutenant-colonel Maurin : « Régis était présent dans ma villa pour assurer la sécurité physique de ma mère et de ma femme jusqu’à ce qu’elles soient évacuées par le premier avion le samedi [9 avril – ndlr]. Il a été détaché à la sécurité de ma famille à ma demande. »
Interrogé sur les accusations d’une éventuelle participation de Régis à l’attentat, Jean-Jacques Maurin dément et parle de « foutaises ». « Régis n’était pas tout seul. Il avait un encadrement au-dessus de lui. Il ne faisait pas ce qu’il voulait. J’avais fait appel à lui parce qu’il faisait partie de l’équipe des gardes du corps du 1er RPIMa. Ce n’est pas le genre de mec qui va s’amuser tout seul, surtout que ce n’est pas son profil. »
Contacté à plusieurs reprises, Claude R. n’a pas souhaité échanger avec Mediapart. Il nous a fait savoir par son entourage qu’il ne voulait « pas parler » de sa mission au Rwanda, que c’était « le passé ». La justice française, elle, ne l’a jamais auditionné quand elle s’est penchée sur l’attentat du 6 avril.
Les accusations concernant une piste française dans la participation à l’attentat ne visent pas uniquement l’armée régulière. Le rôle de mercenaires français est également questionné, comme celui de Paul Barril, ancien commandant du Groupement d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) et membre de la cellule antiterroriste de l’Élysée sous Mitterrand, reconverti dans le privé. Celui qui s’était rapproché dès le début des années 1990 du pouvoir hutu au Rwanda a notamment été aperçu par le pilote français de l’avion présidentiel sur le tarmac de l’aéroport de Kigali dans les jours qui ont précédé l’attentat.
À son retour chez lui, le pilote a fait part à son épouse de ses interrogations quant à la présence du mercenaire « dans une zone en principe d’accès limité », comme l’a raconté Le Nouvel Obs. Ses activités pendant le génocide des Tutsi·es au Rwanda font l’objet d’une enquête judiciaire en France.
Le nom d’un autre mercenaire a également circulé dans cette affaire, celui d’un dénommé Patrick O. dont Mediapart n’est pas parvenu à retrouver la trace. Dans une note datée du 14 novembre 1995 que nous avons consultée, la DGSE souligne que les familles du pilote et du copilote français de l’avion du président Habyarimana « n’écartent pas l’hypothèse de la responsabilité de la France ». « Selon elles, un mercenaire français, M. Patrick O., serait impliqué dans cette affaire et userait de ses relations auprès des ministères français de la coopération et des affaires étrangères dans le but d’occulter la vérité. »
Fabrice Arfi et Marc Bouchage
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Boîte noire
PRÉCISION.- Le document concernant l’usine Guttanit cité dans cet article est un document interne à l’entreprise. Il n’émane pas des pièces recueillies par la Mission d’information parlementaire, contrairement à ce qui a été indiqué dans une première version.