« Tout les oblige à mourir. L’infanticide génocidaire au Rwanda en 1994 », de Violaine Baraduc, CNRS Editions, « Logiques du désordre », 304 p., 25 €, numérique 18 €.
La France, pendant des années, s’est occupée de la France. Puis, le débat a été tranché, en mars 2021, par le rapport de la commission Duclert sur son rôle avant et pendant le génocide des Tutsi au Rwanda (un million de morts en trois mois, du 7 avril au 17 juillet 1994) : oui, écrivaient les historiens dans leur conclusion, la France s’est
« longuement investie au côté d’un régime qui encourageait des massacres racistes » ; au total,
« la recherche établit (…) un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes ».
Cette mise au point était salutaire. Le débat qui l’a précédée ne saurait donc être tenu pour vain, quand bien même il a été parasité, pendant trois décennies, par les manipulations d’hommes politiques ou de journalistes attachés à préserver, au choix, l’honneur de la France, celui de François Mitterrand, qui achevait alors son second mandat, ou le leur. Ils le faisaient contre l’évidence historique. Celle-ci a été formellement établie.
Il est donc enfin possible de passer à l’étape suivante. De concentrer l’attention publique, loin de ces remugles, sur le plus important : le travail mené depuis des années par les journalistes, les écrivains, les intellectuels, de Jean Hatzfeld à Gaël Faye, de Jean-Pierre Chrétien à Vincent Duclert, Stéphane Audoin-Rouzeau ou Hélène Dumas, pour s’en tenir à quelques Français notables. Mais aussi sur les jeunes chercheurs qui s’inscrivent dans leur sillage, telle l’anthropologue et documentariste Violaine Baraduc, dont paraît le premier livre,
Tout les oblige à mourir, éprouvante et importante enquête sur les infanticides commis lors du génocide par des mères hutu sur leurs enfants nés de pères tutsi.
C’est à cela que peut servir ce 30
e anniversaire : marquer, une fois purgée la mémoire française, le moment du retour à la chose même, au crime, à sa réalité concrète, aux victimes, aux responsables, à la confrontation intellectuelle et sensible avec cette réitération, au cœur de la nature humaine, du paroxysme de l’inhumanité. Une confrontation que Violaine Baraduc porte à son épure, tant son sujet relève du plus inacceptable de ce que l’inacceptable a engendré.
« L’infanticide, note-t-elle,
pourrait être vu comme l’épicentre du phénomène génocidaire : à la fois le point par lequel la violence se lit, et celui où elle est ressentie le plus violemment. »
La mécanique est connue
Son livre déplie cette intuition de départ dans toutes ses dimensions, à travers les histoires de deux mères infanticides, l’une d’intention, ses enfants ayant échappé à sa tentative de meurtre, l’autre de fait, l’une et l’autre à la fois partie prenante de la logique génocidaire et objet de cette logique, dans une soumission qui est un des sujets principaux du livre : comment le fait de se soumettre, ici, en première instance, à sa famille, peut-il mener jusqu’à ce degré d’horreur ?
Le phénomène de l’infanticide génocidaire au Rwanda n’a donné lieu jusque-là à aucune étude systématique. On ignore son ampleur, aucune statistique n’ayant été établie. Mais la mécanique est connue. Il y avait au Rwanda, en 1994, de nombreux couples « mixtes », unissant Hutu et Tutsi. Or, l’appartenance ethnique se transmettait par le père. De sorte qu’une mère hutu pouvait avoir des enfants tutsi. Ce sont certaines de ces mères-là qui ont assassiné ou tenté d’assassiner leurs enfants.
Ainsi de Patricie Mukamana, qui a donné de la mort-aux-rats à deux de ses quatre filles, âgées d’environ 4 et 6 ans, faits qu’elle n’a avoués qu’en 2014, après une condamnation à quinze ans de détention. Et de Béata Nyirankoko, condamnée, elle, à trente ans, bien qu’elle ait renoncé à la dernière minute à tuer ses deux fils de 5 et 12 ans, après avoir voulu les noyer. Puis, elle les a abandonnés, les prétendant morts, et ensuite n’a jamais voulu renouer avec eux.
Violaine Baraduc les a longuement interrogées en prison, a rencontré certains de leurs proches, établi les faits autant que ces récits croisés le permettaient, reconstitué leur contexte, écouté, surtout, les justifications des deux femmes. Soit, au-delà de leurs nombreuses différences, le récit commun d’une volonté qui s’efface derrière celle des familles et ce qui agissait ses membres, tous génocidaires, cette force à la fois circonscrite – les décisions prises par le pouvoir hutu et avant lui par les colons belges, responsables d’une artificielle division ethnique de la société rwandaise – et diffuse, tant elle a été massive parmi les civils hutu.
De toute façon, mes enfants allaient être tués. Je l’aurais été aussi. Je ne pouvais pas résister à la volonté des miens. Je n’avais plus rien. Je dépendais entièrement d’eux. Leurs mots répètent inlassablement une même dissimulation du crime dans l’impuissance.
« Désaffiliées » de leur foyer, puisque leurs maris tutsi étaient morts, elles se sont
« réaffiliées » à leurs familles hutu, elles-mêmes affiliées à la masse génocidaire, analyse Violaine Baraduc. Leurs enfants constituaient le prix de cette réaffiliation. Elles expriment, aussi, des remords. Mais résonne encore dans leurs explications la voix, infiniment multipliée lors de tout génocide, de cette dépossession qui seule, peut-être, permet d’entrevoir la vérité de ses actes : elles ne s’avouent destructrices qu’en se revendiquant détruites. Chacune, quand elle ose se regarder en face, fixe un reflet brisé, une coupable à demi, qui n’était pas là, pas totalement là.
Un livre ouvert
Violaine Baraduc traque cette absence en racontant leurs histoires. La disparition des victimes, Muhawenyimana et Nyirabukara, tuées par leur mère, Alphonse et Moïse, jetés dans la rivière par leur mère, abandonnés, effacés. La disparition des bourreaux en tant qu’êtres humains. A demi, sans doute encore, puisqu’un remords est parfois possible. Mais de quelle nature est l’autre part, celle qui rend capable de sacrifier ses enfants au groupe ? Celle qui fait que, trente ans plus tard, vous continuez à trouver dans cette logique collective une atténuation de votre culpabilité ?
Cela reste à découvrir, si c’est seulement possible. Un grand livre sur le mal absolu est toujours un livre ouvert, qui cerne avec exactitude la place du mystère, sans prétendre le lever. C’est ce qui s’accomplit avec une puissance et une rectitude admirables dans
Tout les oblige à mourir.