Stéphanie Richard et Myriam Denov. La première est étudiante au doctorat en service social à l’Université McGill ; la seconde est professeure titulaire à l’Université McGill.
En tant qu’universitaires et praticiennes à l’Université McGill, nous nous intéressons aux impacts intergénérationnels et psychosociaux des génocides et de leurs racines coloniales. Tandis que, chaque année, des commémorations annuelles ont lieu au Rwanda et à l’étranger, les jeunes nés de violences sexuelles ne sont que très rarement considérés et leur droit d’être vus, reconnus et protégés demeure négligé.
Ceux que l’on appelle les « enfants de la haine » sont maintenant adultes et racontent l’étendue des fardeaux desquels ils ont hérité. En cette période commémorative, nous nous penchons sur la question des besoins oubliés ayant été invoqués lors d’entrevues de recherche menées au Rwanda auprès de ces derniers.
Encore aujourd’hui, les effets du viol sont ressentis. La violence sexuelle utilisée comme arme de guerre portait des intentions claires : dégrader, humilier et détruire les Tutsis en engendrant des séquelles physiques, émotionnelles, psychologiques et socio-économiques profondes. Ces séquelles demeurent bien ancrées, et la marginalisation léguée de mère à enfants les emprisonne dans un cercle vicieux rendant difficile l’accès à une vie libre d’injustices, des difficultés ayant pris racine au moment de réunifications familiales aux tournures obscures, les femmes s’apprêtant à donner naissance aux enfants de ceux étant responsables de la mort des êtres qui leur étaient chers. Les participantes de notre étude au Rwanda ont rapporté : «
Tous mes amis me détestaient parce que j’étais enceinte. Tous mes proches ayant survécu me détestaient — même ma mère. Ils me disaient d’avorter. »
Ces femmes enceintes ont témoigné de leur déchirement face aux dilemmes émotionnels et familiaux quant au choix d’aller de l’avant avec leur grossesse ou d’y mettre fin. En l’absence d’accès légaux à l’avortement, plusieurs ont donné naissance en secret, abandonné leur nouveau-né ou commis l’infanticide. D’autres ont accueilli leur enfant comme un cadeau de Dieu, et quelques-unes ont pu compter sur le soutien de leurs proches.
«
J’ai accepté ma grossesse comme elle était. Tout le monde était mort, et je ressentais le besoin de prendre soin d’elle comme elle était maintenant ma seule famille. »
Alors que la charge émotive en lien avec la maternité fut décrite comme empreinte d’ambivalence et de détresse, les difficultés socio-économiques suivant la réintégration communautaire de ces femmes ont été aggravées par l’interruption de leur parcours éducatif.
«
Nous étions un groupe de dix filles ayant été violées, et j’étais la seule à devenir enceinte […] Toutes les filles, nous étions ensemble, elles ont fini leurs études et maintenant elles travaillent. Lorsque je les vois, je me cache. Quand je pense que j’étais l’élève brillante. Je me sens triste et je perds le moral. »
En l’absence de moyens financiers et pour regagner un niveau d’acceptation sociale, certaines femmes ont expliqué s’être (re)mariées afin d’obtenir le soutien d’un partenaire. Avec espoir d’alléger leur charge économique et de récupérer un statut social acceptable, plusieurs disent s’être retrouvées dans des situations où elles ont dû elles-mêmes subvenir aux besoins de leur enfant, et subir des abus psychologiques, physiques et sexuels à leur égard, perpétrés par leur nouveau mari.
«
Les gens qui viennent à la maison considèrent ma fille comme étant ma sœur. Lorsqu’on demande à mon mari combien d’enfants il a, il répond toujours deux, tandis que, pour moi, c’est trois. Il ne paie jamais ses frais scolaires ; il dit que c’est ma responsabilité. »
Les enfants nés du viol se retrouvent souvent comme les boucs émissaires du génocide rwandais contre les Tutsis. Beaucoup parlent du poids de leur exclusion, teinté par le douloureux passé de leur mère. Leurs défis sont redoublés par une série d’obstacles empêchant la réalisation de leur propre indépendance financière, communautaire et identitaire.
L’exclusion s’étend jusqu’aux systèmes de soutien sociaux et financiers en place pour les survivants du génocide — une autre sphère dans laquelle les jeunes survivants dont la date de naissance est en 1995 sont inadmissibles, les rendant à nouveau marginalisés.
Le génocide rwandais envers les Tutsis a causé des pertes dévastatrices et créé des cicatrices indélébiles. Les conséquences ne sont pas les mêmes pour tous, et les jeunes adultes nés du viol combattent chaque jour pour sortir du mode de survie engendré par le cercle vicieux de leur héritage. Sans reconnaissance ni action, le cycle de violence, d’exclusion et de discrimination ne connaîtra pas de fin.
Cette réalité pourtant lointaine ressemble à celle du Canada, également à l’aube des trente ans depuis la fermeture du dernier pensionnat autochtone. Comme les Tutsis, les Premières Nations, Inuits et Métis vivent encore les conséquences du génocide culturel. Les politiques sociales aux influences coloniales continuent de dupliquer les mécanismes d’injustice raciale et d’approfondir les disparités quant à l’exercice même des droits de la personne fondamentaux.
La guerre et le génocide continuent d’affecter des millions d’enfants et de familles. Il est nécessaire de tourner le regard vers la responsabilité collective et individuelle qui nous revient face au processus long et ardu qu’est celui de la réconciliation.