Citation
De « lourdes responsabilités » de l’État français
dans le génocide des Tutsi du Rwanda : et après ?…
Le coup est réussi. Depuis Sarkozy-Macron, le but politique des élites a été de récupérer la mise
en limitant au maximum les dégâts pour l’image de la France.
Récupérer la mise c’est-à-dire faire de nouveau rentrer le Rwanda, pays si stratégique dans le
contrôle futur de l’énorme richesse africaine, dans la zone d’influence française. La stratégie
de soutien au Hutu Power génocidaire a raté en partie car le pays est « tombé » selon la vision
traditionnellement fachodesque des élites françaises dans l’escarcelle des Anglo-saxons et de
leur Commonwealth1. Mais elle a réussi, aux yeux des mêmes élites, en ce sens que cette «
cécité volontaire » - que le Rapport Duclert prête aux dirigeants français, a maintenu de fait très
haut, et ce malgré et même grâce à l’énormité des dégâts collatéraux qui en est le prix, le sacrosaint principe néocolonial selon lequel la France n’abandonne jamais ses « alliés »2 tant qu’elle
croit encore en avoir besoin, y compris pour ses basses œuvres.
Cette souplesse stratégique est une constante de la Françafrique. En direction des Rwandais, le
rapport Duclert participe bien sûr à aider les décideurs français à reprendre la main au Rwanda
et au Congo.
« Le soutien au génocide pendant, et après, le génocide est discrètement évacué dans le
discours de Macron à Kigali. (…) Macron, élude toutes les dimensions du soutien multiforme
1
Le 18 février1993, le général Quesnot ajoute à sa note à l’attention du président de la République un commentaire
manuscrit qui poursuit dans le sens d’une offensive de l’Ouganda plus que du FPR : Si nous ne trouvons pas le
moyen de pression suffisant pour arrêter Museveni, qui bénéficie du soutien britannique implicite, le front de la
francophonie sera durablement mis à mal et compromis dans cette région. Contrairement à l’évolution historique
actuelle une ethnie tutsie minoritaire s’assurera du pouvoir par la force sur un ensemble régional OugandaRwanda-Burundi.
En écho au discours de Mitterrand sur la francophonie de 1986, François Mitterrand (dans Réflexions sur la
politique extérieure de la France, 1986). http://discours.vie-publique.fr/notices/867003600.html é
« Il est des domaines non négligeables, un pré carré dont je revendique, lorsqu’il est empiété, qu’il soit reconquis
et rendu à Ia France. Dans ce pré carré je distingue en premier notre langue, notre industrie et notre sécurité́ qui
sont autant de fronts où garder nos défenses sans les quitter des yeux. Que l’une cède et la citadelle tombera.
Cette image guerrière traduit très exactement ma pensée. (...)Nous sommes restés au cœur des rapports de
puissance. Nous y restons de même quand nous défendons notre langue. »
2
19 février 1993, le général Quesnot en accord avec Dominique Pin transmet à Mitterrand : « Je reste persuadé
de la nécessité d’envoyer dans l’immédiat au moins 2 compagnies supplémentaires à Kigali et de continuer à aider
l’armée rwandaise (…) Le pouvoir du président Habyarimana ne survivrait pas à ce départ (de Noroît) et des
règlements ethniques sanglants s’ensuivraient. C’est l’échec de notre présence et de notre politique au Rwanda.
Notre crédibilité sur le continent en souffrirait. »
Puis, peu avant le conseil restreint du 24 février 1993, pour finir de convaincre Mitterrand de rester au Rwanda, il
réaffirme leur grille de lecture ethniciste et anti-Tutsi : « Notre départ serait interprété comme l’échec de notre
politique au Rwanda. On pourrait assister à la constitution d’un axe tutsi Kampala-Kigali-Bujumbura. »
Vision complètement partagée par Mitterrand :
« La nature du conflit est indiscernable, le rôle de l’Ouganda est équivoque. Les tutsi ougandais se déplacent pour
conquérir le Rwanda, c’est inquiétant. J’aimerais que nous fassions des représentations à l’Ouganda. On n’a pas
intérêt que le front du Rwanda cède. S’il s’agit de luttes tribales on ne dit rien ; s’il s’agit d’une agression il faut
s’interposer et délivrer les Français retenus pas les Tutsi. J’ai eu un entretien téléphonique avec le président
Habyarimana [...] On ne peut pas limiter notre présence.
que Paris a apporté aux génocidaires et laisse ses non-dits emporter la part la plus dérangeante
de l’histoire franco-rwandaise.
Mais comme à chaque fois, la soudaine reconnaissance officielle, d’une part de vérité, jusqu’ici
occultée provoque un concert de louanges. Ceux qui étaient légitimement en droit d’attendre
bien plus, notamment les rescapés du génocide, saluent ainsi l’avancée. Comme de coutume,
dans l’histoire de la Françafrique, chaque « avancée » est analysée comme une étape
« décisive », une véritable rupture quand il ne s’agit bien souvent que d’une recomposition
fertile. Les jardiniers savent bien pourquoi on taille les rosiers : non pour les tuer, mais pour
les revigorer. Et pour donner quelques fleurs à l’être aimé… » 3
L’habilité rhétorique du discours français en vue d’apaiser les Rwandais et qu’ils n’attaquent
pas en justice, est analysée par Rafaëlle Maison : « Il s’agit en conséquence d’un discours qui
réécrit le rapport de la commission Duclert, en usant d’une ambiguïté permanente mais qui en
dernier lieu, est un discours de disculpation. Bien plus, il s’agit d’un discours décrivant une
intention et des actions éminemment positives » de la France. « Et le contentieux francorwandais postérieur au génocide est, finalement, né d’une « incompréhension » d’un non-dit,
auquel il est remédié par la générosité française d’un don de parole « sans contrepartie ».4
Il s’agit donc bien d’une manipulation du travail des historiens par les politiques. A l’instar des
manuels scolaires qui tentent de formater la jeunesse française dans l’amour de la patrie, et dans
lesquels toute « repentance » abusive est évacuée.
Les élites de ce pays, droite et gauche confondue et ce jusqu’à Mélenchon grand défenseur de
la politique mitterrandienne au Rwanda 5 , ont eu la bonne idée, puisque le temps était
suffisamment passé - grâce à eux d’ailleurs qui ont si bien organisé le déni pendant plus de
vingt ans, de déplacer le problème de la sphère citoyenne, gênante et dangereuse pour l’image
de la France et ses objectifs néocoloniaux, à la sphère prétendument neutre et apolitique de la
recherche historique.
3
« Une histoire de la Françafrique » Seuil, 2021, page 1061
Rafaëlle Maison « Force et limites du droit s’agissant de la question de l’influence française dans le génocide
des Tutsi au Rwanda », in « Le Génocide des Tutsi au Rwanda » sous la direction de Vincent Duclert, Le genre
humain, Seuil, mars 2023, page 93
5
« La LFI, …, est une habituée des sorties plus qu’approximatives et douteuses concernant notre histoire. JeanLuc Mélenchon, premier des Mitterrandiens, est rompu au discours négationniste du double génocide créé de
toute pièce par son totem politique afin d’échapper aux accusations de collaboration post 1994. En effet, lors de
sa déclaration du 27 mai 2021, ce dernier mit une fois de plus le génocide contre les Tutsi et les allégations à
l’encontre du FPR concernant le Congo sur un même pied d’égalité. Nous n’avons de cesse de le répéter : au
Congo il y eut une guerre, oui, mais y apposer les termes du crime des crimes et des atrocités de masses va
clairement dans le sens de la théorie négationniste du double génocide. Dans un contexte quasi-identique,
concernant la Shoah, oseriez-vous parler frontalement de la souffrance des nazis pourchassés ? » Jessica Gérondal
Mwiza 20 juil. 2023
https://www.jessicamwiza.com/post/ruffin-au-congo-complexe-du-sauveur-blanc-et-complotisme
À relier au curieux accord avec les macronistes que Mélenchon et les députés FI à l’Assemblée Nationale
exprimaient clairement :
Extraits d’échanges à l’Assemblée Nationale, le 06.06.2018
- Mme Florence Parly, ministre des armées :
La décision, responsable, du Président de la République a permis de rétablir le dialogue, mais
comme vous le dites également, certains tentent de réécrire l'histoire et tiennent des propos
inacceptables, souvent vendeurs.
- M. Jean-Luc Mélenchon. : Exactement !
- Mme Florence Parly, ministre : Je tiens à dire ici très clairement que je ne laisserai pas entacher
l'honneur de nos armées et que je serai toujours là pour le défendre. (Applaudissements sur les bancs
des groupes LaREM, MODEM, UDI-Agir, LR et sur quelques bancs du groupe FI.)
4
Ce qui ressort de la démarche de la Commission Duclert et du numéro de la revue « Le genre
humain » consacré au génocide des Tutsi, est que les historiens qui y participent restent de fait,
et sans doute à leur insu, au service de cette stratégie étatique : il faut à tout prix réduire la
réflexion sur ce drame à la recherche historique comme Sarkozy d’abord, puis Macron, les deux
chefs d’orchestre des élites françaises, l’ont décidé. Cela permet de donner le change aux
Rwandais qui se satisferont d’une suspension du déni, et d’offrir à bon compte un gage de
respectabilité à la postérité.
Laissez donc les politiques continuer tranquillement leur défense de l’influence de la France
éternelle en Afrique, celle-là même qui s’est entachée du sang d’un génocide. Que les
Historiens s’amusent à éponger ce sang, en le faisant passer de la sphère du politique où il
réclamerait réparation, à la sphère de la mémoire historique où il ne peut plus rien réclamer.
Mais comme l’exprime très bien le journaliste Mehdi Ba, « appartient-il à un État de lisser la
réalité historique d’hier au nom des impératifs diplomatiques du moment ? »6
Vrais Historiens contre militants aux « conclusions tranchantes »
Le problème de la complicité de la France ne serait donc plus « politique » mais « scientifique »,
il ne concernait plus que les Historiens, d’ailleurs triés sur le volet, et ceux-ci mordent tout de
suite à l’hameçon, car cela flatte leur esprit de caste.
Voici comment sont traités tous les citoyens lanceurs d’alerte qui pendant plus de vingt ans ont
lutté contre le déni. Monsieur Vincent Duclert écrivait en avril 2023 :
« Concernant le rôle de la France au Rwanda, dont le corollaire, la question de son implication
dans le génocide des Tutsi, est refusé par les autorités nationales, et une partie de l’opinion,
des enquêtes et études aux conclusions tranchantes se sont efforcer de percer ce qu’il est
convenu d’appeler le « mur du déni ». Des associations ont travaillé simultanément, permettant
que se renforce les ressources documentaires, mais sans éviter pour certaines les écueils du
militantisme, appliqué à la recherche de la vérité. Militants, journalistes et enquêteurs de
terrain ont contribué ainsi à maintenir un sujet à vif pour le jour ou une recherche collective
pourrait s’en saisir. Cette dernière s’est éveillée voilà plus de 10 ans. Elle profite aujourd’hui
de programmes récents et le projets ambitieux. »7
Ceux qui sont accusés de « conclusions tranchantes » sont « en particulier les ouvrages
mentionnés à la note 11 » de la page 29. Il s’agit bien sûr de tous ceux qui, les premiers ont eu
le courage citoyen de dénoncer la politique française au Rwanda, et donc de la dénoncer un peu
trop aux yeux de certains gardiens du temple et névrosés du sens critique.
Dans la note 11 de la page 29 qui liste tous les auteurs « aux conclusions tranchantes » et « pour
certains » qui n’ont su éviter « les écueils du militantisme appliqué à la recherche de la vérité »
se trouve quand même l’expression d’une dette envers Jacques Morel l’auteur de la somme
« La France au cœur du génocide des Tutsi ». Il est indiqué ; « en relation avec la base de
données développée par l’auteur, auprès duquel, incontestablement, les chercheurs ont
contracté une dette documentaire qui pourrait être davantage exprimée. » Cet auteur, en effet,
« aux conclusion tranchantes » sans doute, appréciera.
De même Patrick de Saint-Exupéry lui aussi classé dans la catégorie des « aux conclusions
tranchantes et sans éviter pour certains les écueils du militantisme appliqué à la recherche de
6
« Rôle de la France au Rwanda : la realpolitik au détriment de l’Histoire ? », Jeune Afrique, 24 avril 2021,
https://www.jeuneafrique.com/1160161/politique/analyse-role-de-la-france-au-rwanda-la-realpolitik-audetriment-de-lhistoire/
7
« Le Génocide des Tutsi au Rwanda » sous la direction de Vincent Duclert, Le genre humain, Seuil, page 28-29
la vérité » sera sans doute fort satisfait de constater que sa série d'articles rétrospectifs parus
en 1998 dans le Figaro et qui ont été si importants au point d’avoir en partie déclenché la
constitution de la Mission d'information parlementaire sur le Rwanda, ne sont même pas
mentionnés dans la note 7 page 28 qui donne exemples de « journalistes et enquêteurs de terrain
(qui) ont publié des sommes et des synthèses indispensables pour l’information du public ».
Deux autres absents apprécieront également : Michel Sitbon qui dès 1998 publiait « Un
génocide sur la conscience », dont les conclusions étaient sans doute trop « tranchantes » pour
être dignes d’être citées.
Enfin, même Dominique Franche et sa lumineuse analyse des facteurs idéologiques inséminés
par les Pères Blancs dans son ouvrage « Généalogie du génocide rwandais » publié en 2004,
n’a droit à aucune mention… pas assez haut placé sans doute chez les universitaires, ou bien
trop enlisé dans l’Histoire long terme. Il faut dire qu’en suivant l’analyse de cet auteur on serait
amené à expliquer que Rwandais et dirigeants français ont été formater dangereusement par
l’historiographie et l’idéologie des Pères Blancs et autres missionnaires. C’est sans doute en
effet inutile à la compréhension du drame rwandais et prêterait le flanc à une critique de fond
trop « tranchante » de toute la colonisation européenne, de sa phase missionnaire et de ses
présupposés racistes.
Par contre tous ceux qui ont organisé « la riposte à ces publications », les militants du
négationnisme, et qui sont mentionnés dans la note 9 de la page 29, sont épargnés curieusement
de toute critique négative. Ils ripostent, simplement, aux exagérations de ces militants de la
première heure.
Puisqu’il ne s’agit plus que d’Histoire – et non plus une affaire politique et citoyenne, on peut
accuser les non historiens, homologués par les pairs vrais historiens auto homologués, de n’être
que de piètres « militants » tombant dans tous les écueils les empêchant de servir honnêtement
la vérité. Pierre Vidal Naquet, qui se voyait lui « Historien dans la cité » apprécierait qu’on
eût l’audace de nier sa qualité de chercheur en Histoire sous prétexte que sa dénonciation
citoyenne de la torture en Algérie aurait pu l’amener à ne pas savoir éviter « les écueils du
militantisme ».
Mais c’est bien ici précisément que le bât blesse. On veut nous faire croire, à renfort de
logorrhée sur la nécessité de « rechercher la vérité, rendre hommage aux victimes etc. » qui
s’empare d’un coup de tous ces bons historiens qui ont, pour certains d’entre eux attendu si
longtemps, jusqu’au claquement de doigt du pouvoir qui les en autorisait, pour se pencher sur
le drame rwandais, que l’affaire ne serait dès lors qu’historique et ne concernerait plus que la
recherche universitaire. C’est nier d’entrée de jeu que la complicité des dirigeants français dans
le génocide des Tutsi du Rwanda concerne d’abord et au premier chef tous les citoyens français,
et les historiens, bien que dévoués entièrement et exclusivement à la recherche scientifique,
n’en demeurent pas moins eux aussi des citoyens. D’autant que l’objet social de leur fonction
est d’apporter le plus de vérité possible à la réflexion et au métier de citoyen.
Ce jeu du pouvoir qui tente d’opposer historiens et citoyens, recherche et politique, analyse et
action est bien une arme au service de l’impunité des décideurs. Il semblerait cependant que le
tranchant de cette lame commence à s’éroder.
Il convient pour comprendre cela d’un peu de recul. En avril 1994 était publié le numéro 144
de la Revue « Autrement » intitulé « Oublier nos crimes » avec sous-titres « L’amnésie
nationale : une spécificité française ? » dirigée par Dimitri Nikolaïdis.
En couverture un détail du tableau de Goya le « Tres de majo » où un civil espagnol en chemise
blanche lève les bras en croix devant la mitraille de soldats français qui l’abat.
En quatrième de couverture on pouvait lire :
« Dans les consciences françaises, le crime contre l’humanité est une notion qu’on rattache à
la nation allemande et à son passé nazis. Jamais la France des droits de l’homme et de la
tradition démocratique n’aurait laissé commettre de telles crime en son nom ! Et pourtant, pour
s’en tenir au XXe siècle, qui connaît l’existence des camps de concentration créée en 1939 par
la République Française, qui a entendu parler de la répression de Madagascar 1947 et de ces
dizaines de milliers de victimes, sans parler de l’Algérie avant 1954 ou de la ratonnade du 17
octobre 1961 à Paris ? Ces faits, comme tant d’autres, ne font pas partie de notre histoire
officielle et ont été largement escamotés dans nos mémoires collectives.
Plus qu’à une exigence de vérité, ce livre veut répondre à une interrogation fondamentale sur
notre identité française. Si le travail de la mémoire est, depuis 1949, consubstantiel à la
démocratie allemande et à ses pratiques politiques, c’est parce que l’Allemagne a connu une
rupture radicale, une véritable mutation identitaire, ce que ni la France, ni la société, ni l’État
français n’ont jamais connu.
Depuis quelques années cependant, une mutation s’opère par défaut tandis que tombent un à
un les anciens tabous. La liberté de parole retrouvée s’accompagne d’une inflation de
témoignages. Plus riche, notre mémoire collective est aussi plus confuse : en détruisant le
mythe national que nous contaient les manuels de notre enfance, elle entraîne du même coup
une perte de sens qui laisse le champ libre aux falsificateurs de toutes sortes.
Se pencher sur un tel phénomène qui englobe l’histoire de France au moins depuis la
Révolution, est pour nous un moyen de retrouver un peu de ce sens perdu, et de contribuer à
substituer au vieux mythe républicain une authentique mémoire républicaine.
Parmi les auteurs Miguel Benassayag, Alain Brossat, Suzanne Citron, Alfred Grosser, Michael
Jeismann, Benjamin Stora, Pierre Vidal-Naquet. »
« L’horreur qui nous prend au visage »8 est aussi là : au moment-même où paraissait, en avril
1994, un ouvrage d’historiens se posant la question des raisons de l’amnésie nationale au sujet
des « crimes » de la France coloniale et néocoloniale, commençait concomitamment, la pire des
complicités françaises dans le pire des crimes de la fin du XX ème siècle. Et qu’il faudra encore,
quatre ans pour que les députés de l’Assemblée nationale -qui auraient dû être les premiers à
demander des comptes et au moment des faits les premiers à contrôler l’Exécutif, se penchent
enfin sur la question grâce au choc provoqué par les articles d’un journaliste, Patrick de SaintExupéry, dans le Figaro (1998); 10 ans pour que l’auteur de ces lignes, professeur d’histoire en
Lycée pourtant tout à fait conscient des crimes de la Françafrique, découvre sur le net l’étendue
réelle de cette complicité (grâce à l’ouvrage de Michel Sitbon « Un génocide sur la
conscience »); 20 ans pour qu’un historien averti comme Stéphane Audouin Rouzeau se sente
pleinement concerné en tant qu’historien et citoyen; 27 ans pour qu’une commission
d’historiens, mandatée par un Président de la république accepte de se pencher sur la question
8
Le 10 mai 1994 le président François Mitterrand tentait déjà de s’exonérer de toute complicité de génocide sur
les chaînes de télévision ; « Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même lorsque c’est l’horreur
qui nous prend au visage ». Dans l’avant-propos du Rapport de la Commission d’enquête citoyenne publié en
2005, était clairement exprimé ce qui nous motive encore : « Mais une chose au moins est juste dans la
vaticinations présidentielle : l’ampleur des complicités françaises aux côtés des concepteurs et organisateurs du
génocide, est telle que, depuis, « l’horreur nous prend au visage ». Et elle prendra indistinctement au visage
tous les Français, tant qu’il n’aura pas été possible, pour les rescapés, les parents des victimes, tous les êtres
humains que le génocide de 1994 a bouleversés, de percevoir à la fois la réalité de ces complicités et les ruses
par lesquelles un petit nombre de décideurs hexagonaux ont entraîné la France dans ce qui constitue l’une des
pires ignominies de son histoire. »
et reconnaisse ni plus ni moins que les faits; 30 ans pour que l’historien Vincent Duclert, qui a
dirigé le travail de cette commission, visiblement traumatisé à son tour de ce qu’il a pu enfin
découvrir, lui-même aveuglé par le précédant déni auquel il a participé de fait, (alors qu’il était
spécialiste du génocide des Arméniens et qu’il aurait dû être le mieux averti de celui qui en
1994 se déroulait sous nos yeux), avoue dans son dernier ouvrage que finalement un historien
est aussi un citoyen, et donc un militant de la vérité.
Ce décalage entre la vérification des faits, au-delà du mensonge organisé par les responsables,
et l’accomplissement de ces mêmes faits, n’explique-t-il pas que tout recommence à chaque
fois ? La fonction des historiens n’est-elle que de constater les dégâts bien après coup, et en
aucun cas de pouvoir participer efficacement à leur prévention ? D’autant que nous le savons,
les manuels scolaires connaissent le même scandaleux décalage.
En d’autres termes, l’enseignement de l’Histoire, toujours trop tardif, n’est-il point inopérant,
inapte à prévenir de nouveaux massacres ou génocides et à combattre les sirènes négationnistes
si promptes à parfaire le crime ?
C’est sans doute à cette question que semble répondre Vincent Duclert : dans son dernier
ouvrage « « La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Ve République » :
« Le devoir des chercheurs et des historiens, quels que soient les risques, est d’aller jusqu’au
bout de la connaissance, des faits du passé, pour comprendre de telles catastrophes et
permettre qu’elles ne se répètent pas. La démarche historienne n’est ni la caution des
impuissances à connaître, ni la contemplation du moi de l’historien. Elle doit s’interroger sur
ses faiblesses, non pour se contempler indéfiniment, mais pour repartir vers des œuvres de
connaissances sur le monde et les sociétés. Il y a un devoir d’agir lorsqu’on est historien, qui
exige de mobiliser tous les savoirs et l’énergie nécessaire pour comprendre jusqu’à
l’impensable. Se dépendre, en d’autres termes de tout ce que l’on a appris, se plonger dans les
archives et la recherche, sans complaisance, ni pour soi, ni pour l’université.
Ce devoir se fonde sur une éthique, des savoirs humains et de la morale pratique, inscrite dans
la démarche historienne. S’il n’est pas toujours partagé, du moins, caractérise-t-il des femmes
et des hommes déterminés à faire connaître la vérité sur les crimes des génocide, une forme de
combat, qui n’a pas fini de s’accomplir dans le monde, face aux génocidaires qui n’auront
aucun répit, sans renoncement pour la vérité. »
Paris, le 7 avril 2021–26 novembre 2023.9
Évolution intéressante, car en à peine huit mois le ton a bien changé entre celui de l’ouvrage
collectif qu’il a dirigé et qui paraissait en mars 2023, et celui qu’on vient de lire dans ce dernier
ouvrage dont il est le seul auteur. En effet, ceux qui menaient « des enquêtes et études aux
conclusions tranchantes » et qui n’avaient pas su « éviter les écueils du militantisme appliqué
à la recherche de la vérité » sont passés du statut de « militants » plus ou moins méprisables, à
celui de « femmes et d’hommes déterminés à faire connaître la vérité sur les crimes des
génocides » mus par « un devoir d’agir » lui-même fondé « sur une éthique, des savoirs
humains et de la morale pratique, inscrite dans la démarche historienne ». Merci à eux en effet
qui ont brisé « le mur du déni » et qui sans cela auraient laissé les politiques se vautrer dans le
mensonge et le déshonneur.
9
Vincent Duclert, « La France face au génocide des Tutsi », Tallandier, 2024, Épilogue page 504
La courte vue contre le long terme.
Curieusement, ces historiens-là qui prétendent donner leçon aux amateurs tous plus ou moins
militants semblent très peu préoccupés du moyen et long terme, pourtant si essentiels à la
compréhension de l’Histoire. « La Commission n’a pas eu l’occasion de situer son enquête
dans le cadre de la politique africaine de la France » remarque de façon fort respectueuse mais
judicieuse Rafaëlle Maison 10 . Manque de temps sans doute. Mais déjà la « Commission
d’information de l’Assemblée Nationale » s’était vu imposer une limite dans la remontée du
temps. Pourquoi ? L’Élysée a chargé cette Commission d’historiens d’enquêter sur
l’engagement de la France au Rwanda en soutien au régime hutu entre 1990 et 1994. Là aussi
pourquoi ne pas remonter avant 1990 ? Macron dans son discours du 27 mai 2021 à Kigali,
enfonce le clou. Il prétend que notre pays se serait engagé au Rwanda « dès 1990 dans un conflit
dans lequel elle n'avait aucune antériorité » 11 . Affirmation totalement fausse et qui révèle
encore le degré de méconnaissance du sujet, même dans les hautes sphères du pouvoir et des
rédacteurs de discours. À moins que ce ne soit plus de la duplicité que de l’ignorance, confinant
à propos d’un sujet pareil et de la part de hauts fonctionnaires, à une sorte de profanation
obscène. Les sources prouvent que le Rwanda et son histoire conflictuelle sont entrés dans les
visées françaises depuis au moins son indépendance.
Monsieur Vincent Duclert le souligne dans son dernier ouvrage. « Le rapport de la commission
de recherche n’aborde qu’incidemment la période antérieure à l’engagement français de 1990,
faute d’un accès aux sources archivistiques d’une période sur laquelle elle n’était pas mandatée
(…) Le rapport de la mission d’information parlementaire de 1998 s’intéresse aux évènements
qui précèdent l’intervention militaire française du 4 octobre 1990. Mais il tend à déconnecter
la compréhension de cette période de la suivante. (…)
Il est donc nécessaire de revenir à un état des faits le plus solide et documenté possible sur la
période, 1962–1990. »12
Mais de fait, pratiquement aucune page de son ouvrage ne traite de la période d’avant 1982.
Pourquoi une telle frilosité ?
Le « long et moyen terme » en Histoire est une nécessité absolue à toute recherche et analyse
historique sérieuse. C’est ce qu’on apprend en premier lieu dans toutes les Université de France.
On ne peut comprendre la propension qu’ont les élites politiques de notre pays à s’engager dans
des sales coups en Afrique que si on prend en compte les origines de cette politique. Cela met
donc en question, pour la simple analyse des faits menant au drame rwandais et à la
responsabilité de la France dans ce « cœur des ténèbres », toute la politique coloniale et néocolonialiste de notre pays « civilisateur ». Il s’agit tout simplement de la nécessaire
contextualisation et mise en perspective indispensables à toute recherche historique sérieuse.
Et concernant le Rwanda on doit remonter au moins au « complexe de Fachoda » dont certaines
sources révèlent tant la pérennité jusqu’à nos jours, en particulier dans l’esprit de Mitterrand et
ses conseillers.
C’est en effet le contenu du propos présidentiels lors de la réunion de crise consacrée au
Rwanda à l’Élysée :
10
Rafaëlle Maison « Une lecture du rapport Duclert », in « Le Génocide des Tutsi au Rwanda » sous la direction
de Vincent Duclert, Le genre humain, Seuil, page 236
11
Déclaration de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur le génocide perpétré contre les Tutsis
au Rwanda en 1994, à Kigali le 27 mai 2021. https://www.vie-publique.fr/discours/280121-emmanuel-macron27052021-genocide-rwandais
12
Vincent Duclert, « La France face au génocide des Tutsi au Rwanda », Tallandier, 2024, page 49
« La nature du conflit est indiscernable, le rôle de l’Ouganda est équivoque. Les tutsi
Ougandais se déplacent pour conquérir le Rwanda, c’est inquiétant. J’aimerais que nous
fassions des représentations à l’Ouganda. On n’a pas intérêt que le front du Rwanda cède. S’il
s’agit de luttes tribales on ne dit rien ; s’il s’agit d’une agression il faut s’interposer et délivrer
les Français retenus pas les Tutsi. J’ai eu un entretien téléphonique avec le président
Habyarimana [...] On ne peut pas limiter notre présence. Nous sommes à la limite du front
anglophone. Il ne faut pas que l’Ouganda se permette tout et n’importe quoi. Il faut le dire au
président Museveni ; il n’est pas normal que la minorité tutsie veuille imposer sa loi à la
majorité »13.
Même idée reprise dans une interview donnée au Figaro, :
«Certaines campagnes anglo-saxonnes s’inscrivent dans une continuité historique vieillissante.
Ce qui reste du Colonial Office n’a jamais cessé d’adopter à I‘égard de la
politique française en Afrique et au Levant une attitude d’extrême méfiance et de compétition
»
À mettre en relation avec ce qu’écrivait François Mitterrand 37 ans plus tôt. En 1957, suite à
son court passage au Ministère de la France d’outre-mer14, Mitterrand s’exprimait ainsi :
« En Afrique, l’Angleterre se comporte souvent comme si la dispute stérile de la fin du
XIXème siècle avait conservé son actualité. Elle envoie encore Kitchener à Fachoda pour en
chasser Marchand. On la rencontre à l’origine de nos difficultés togolaises et elle anime la
concurrence qui maintenant oppose l’Afrique occidentale de formation anglaise à l’Afrique
occidentale de formation française ... Nous n’avons pas d‘ami outremer mais des concurrents
subtils et des ennemis opiniâtres. » 15
Or l’Afrique, pour Mitterrand qui voulait à l’époque se libérer du bourbier indochinois, a
toujours représenté l’avenir de la France. En 1952 n’écrivait-il pas : « La France du XXIe siècle
sera africaine ou ne sera pas. Au lieu de s’épuiser dans les combats de l’Asie, la France de
notre temps n’aurait-elle pas dû implanter ses hommes et ses capitaux dans cet immense empire
qui le prolonge jusqu’au Congo ? » C’est ce qu’il tenta de faire quarante-deux ans plus tard
avec le succès humain que l’on sait ! …
En réalité s’il s’avère que cette vision mitterrandienne du monde n’est pas nouvelle. Elle
correspond en fait à la perception qu’a eu toute la classe politique et diplomatique française de
l’époque.
Dès 1962, une note du Quai d'Orsay précise que « ces deux pays [le Rwanda et le Burundi]
revêtent pour la France une importance particulière du fait qu'ils sont francophones, et en
raison des convoitises plus ou moins avouées dont ils sont l'objet de la part des pays voisins de
13
Verbatim de la réunion tenue le mercredi 23 janvier 1991 à 18h00 au Palais de l’Élysée, Arch. F.
Mitterrand.
14
« La première véritable rencontre, à notre connaissance, de F. Mitterrand avec l’Afrique, consiste en
un voyage effectué en 1946. Il y retournera régulièrement par la suite. Les années 50 sont celles de
l’approfondissement de la relation, que ce soit en tant que ministre ou écrivain. F. Mitterrand est en charge du
ministère de la France d’outre-mer du 13 juillet 1950 au 11 juillet 1951. Malgré́ la faible durée, cette année est,
pour lui, capitale. Il peut agir en homme d’État. « Mon passage au ministère de la France d’outre-mer est
l’expérience majeure de ma vie politique dont elle a commandé́ l’évolution », écrit-il en 1969 (F. Mitterrand,
Politique, Paris, Fayard,1977, p. 53.)
Philippe Marchesin Mitterrand l’Africain, in Politique africaine, N°58 : « Mitterrand et l’Afrique », juin 1995 page
3
15
Mitterrand François, Présence française et abandon, Paris, Plon, 1957. pp. 225 et 227. Cité dans Philippe
Marchesin Mitterrand l’Africain, in Politique africaine, N°58 : « Mitterrand et l’Afrique », juin 1995 page
10
langue anglaise, l'Ouganda et surtout le Tanganyika [la Tanzanie future]. [ ... ] Notre intérêt
est évidemment que le Rwanda et le Burundi demeurent dans le monde africain de langue
française »16
Remarquable continuité de pensée geostratégique ! Cette option restera le principe directeur de
toute la politique française au Rwanda de De Gaule à Mitterrand. Un rapport du ministère des
Affaires étrangères du 2 janvier 1963 la confirme clairement:
« Situé à la charnière entre l'Afrique francopbone et l'Afrique orientale d'expression anglaise,
le Rwanda peut, dans les années à venir, contribuer efficacement au développement de
l'influence française. De par sa situation géographique, il est en mesure de jeter un pont entre
Madagascar et l'Afrique d'expression française. En outre, sa croissance démographique et la
nécessaire émigration qui en résulte peut en faire un instrument non négligeable de pénétration
culturelle dans les pays voisins de langue anglaise: l'Ouganda, le Kenya et le Tanganyka
[actuelle Tanzanie].» 17
Comment comprendre « l’erreur » reconnue par Sarkozy ou la « cécité volontaire » proposée
à Macron par la Commission Duclert sans les relier à cette tendance lourde de la politique
française en direction du Rwanda ? En réalité, c’est l’obsession de cette tendance lourde de
l’Histoire de cette France en guerre permanente depuis toujours contre la « perfide Albion » qui
a aveuglé à ce point nos dirigeants. Sans parler du formatage ethniciste et raciste de leurs esprits
peu éclairés qui, malgré toute la documentation sérieuse disponible sur la société rwandaise, en
sont restés aux schémas racistes hérités des Belges et des Pères Blancs français, présents depuis
1900 au Rwanda18. D’autant que ces prêtres catholiques s’opposaient férocement, dans leur
œuvre missionnaire, aux protestants soupçonnés de favoriser l’influence anglo-saxonne.
Mitterrand gardera cette vision jusqu’à la fin de sa vie, même après le génocide des Tutsi du
Rwanda dont il vient de se rendre objectivement complice, mais qui ne l’empêche pas d’avouer
à son biographe et ami en 1997 : « La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec
l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre
sans mort apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un
pouvoir sans partage sur le monde. C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans
mort apparemment et pourtant une guerre à mort. »19
16
Note pour la Direction générale des affaires culturelles et techniques (DGACT) du ministère de la
Coopération, 13 mars 1962
17
Rapport de mission de Bertrand Dufourcq, qui exercera les fonctions de secrétaire général
du Quai d'Orsay entre 1993 et 1998. Cité par Olivier Thimonier, « Aux sources de la
coopération franco-rwandaises », art. cité, p. 16.
18
En particulier, Monseigneur Classe pour qui les Tutsi de race hamitique et originaires de l’Égypte, avaient
conquis les Hutu de race Bantou depuis trois cents ou trois cents cinquante ans. Il disait d’eux : « Les Batutsi ont
pour eux le savoir-faire, le tact, des manières, que n’ont pas les Bahutu plus frustres et plus timides. Ils ont
encore le sens réel du commandement, qui se remarque même chez des enfants de 14 ou 15 ans. Le Muhutu lui,
est travailleur, plutôt tenace, mais moins dégrossi. »
On retrouve dans cet extrait la vieille idée aristotélicienne qui était normale pour la plupart des prêtres : le sens
du commandement se transmet par le sang, il est typique de la pensée raciste, qui suppose l’hérédité à la fois
physique et morale.
Dominique Franche, Généalogie du génocide rwandais, Tribord, 2004, p. 36
19
« Le Dernier Mitterrand » Plon, 1997 ; est un récit et témoignage écrit par l’écrivain et journaliste au Nouvel
Observateur Georges-Marc Benamou au sujet de François Mitterrand, dont il a été l'un des derniers intimes
Une guerre « sans mort apparemment » répété deux fois, ce qui confirme si s’était nécessaire,
que pour le Président socialiste de la République, le million de morts génocidés au Rwanda ne
compte pas : lorsqu’on dirige un grand pays, on ne s’embarrasse pas l’esprit de quelques dégâts
collatéraux. Et c’est semble-t-il cette abominable hauteur de vue de l’esprit national, qui, tabou
aidant, peuple l’inconscient de toute notre classe politique.
Résultat : des « politiques » non conséquents.
Ce qui est assez extraordinaire, à vrai dire, c’est que devant l’évidence de la responsabilité de
la France, de ses dirigeants de l’époque, et de toute la classe politique qui a accompagné ou
laissé faire cette politique (alors qu’ils étaient élus pour contrôler cette politique, sinon à quoi
sert un député ?) aucun parti, ni aucun de ces mêmes hommes et femmes appartenant à cette
caste politique n’ont eu et encore moins exprimé la seule réaction qui eût été conforme à un
pays démocratique comme se prétend être le nôtre, c’est-à-dire demander des comptes et
réfléchir sérieusement à la réforme nécessaire du fonctionnement de la Veme République, qui
s’est traduit par un tel criminel « dysfonctionnement ». Cette absence totale de réaction
« politique » de la caste qui pourtant en vit s’explique simplement : puisque l’affaire appartient
maintenant et exclusivement à l’Histoire, et à l’occasion à son enseignement, elle ne se sent
plus concernée.
Et pourtant, puisque les historiens ont, en toute objectivité, démontré, sources à l’appui, et après
27 ans de déni organisé 20 , que les dirigeants français de l’époque portaient « une lourde
responsabilité » dans le génocide des Tutsi du Rwanda de 199421, ne serait-il pas de la première
exigence démocratique que le dossier soit de nouveau présenté à l’Assemblée Nationale, que la
« Commission d’information » de 1998 soit complétée sur le champ d’une nouvelle
« Commission d’enquête parlementaire » qui puisse aller jusqu’au bout, à la lumière du
« rapport Duclert » de la mise en accusation « politique » de ces responsabilités ? Politique en
effet, et non plus « historienne » ou « juridique, car il s’agit de comprendre comment un état
démocratique, censé mener une politique dans l’intérêt du peuple, finit par entacher
l’honneur et la mémoire de ce même peuple, en le rendant par leur décisions
catastrophiques, criminelles et sans contrôle, objectivement complice d’un génocide.
Le peuple qui subit cette ignominie a le droit non seulement à la vérité - elle est en partie
confirmée par le rapport Duclert, suite, faut-il le préciser, au travail d’enquête de femmes et
d’hommes faisant leur métier de citoyen(ne)s conséquents, mais aussi à ce que les coupables
soient dénoncés politiquement – le peuple avait-il donné ce mandat néocolonial à ces élus ?
20
Déni reconnu par Macron dans son discours « Mais la France a un rôle, une histoire et une responsabilité
politique au Rwanda. Elle a un devoir : celui de regarder l'histoire en face et de reconnaître la part de souffrance
qu'elle a infligée au peuple rwandais en faisant trop longtemps prévaloir le silence sur l'examen de la vérité. » in
Déclaration de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur le génocide perpétré contre les Tutsis au
Rwanda en 1994, à Kigali le 27 mai 2021. https://www.vie-publique.fr/discours/280121-emmanuel-macron27052021-genocide-rwandais
21
Monsieur Duclert reconnaissait dans son interview donné à Jeune Afrique
https://www.jeuneafrique.com/1149023/politique/vincent-duclert-au-rwanda-la-france-a-ecarte-la-realite/
« Si Hubert Védrine veut considérer, sur la base de notre rapport, que la France est exonérée de toute
responsabilité, il me semble que son jugement ne correspond pas aux responsabilités accablantes que nous
établissons. La politique française au Rwanda a contribué à la mise en place d’un processus génocidaire sans
même que les autorités françaises ne le comprennent, sans qu’elles le veuillent. Et ça, il faut le reconnaître aussi. »
… Non, car dans le programme électoral de l’Union de la Gauche et de Mitterrand, était
clairement indiqué la volonté de sortir de ce système France-africain criminel. Les citoyens ne
sont-ils pas en droit, face au fait que de telles options monstrueuses et contraire aux promesses
électorales aient pu être choisies, de réclamer qu’un débat, une réflexion commune soit
organisée autour de mesures « politiques », « constitutionnelles » pour que cela ne se
reproduise plus. Et cela passe nécessairement par le renforcement d’un contrôle démocratique
qui doit s’exercer sur les décideurs. Sans quoi la « bête immonde » bougera encore.
Car, le dit très bien Jacques Morel « L’impossibilité pour un citoyen de prendre connaissance
des décisions prises en son nom assure la pérennisation d’un État criminel qu’il est impossible
de réformer. Ce n’est pas un historien trié sur le volet et autorisé à consulter certaines archives,
qui pourra changer des pratiques politiques honteuses en découvrant 50 ans, ou 100 ans ou
plus après les faits, que l’État français est responsable d’une guerre ou de massacres de
centaines de milliers d’êtres humains 22»
Que les citoyens français prennent enfin la mesure des dégâts que Védrine, Mitterrand et
compagnie ont fait à l'image de la France qu'on aime, celles des droits de l'homme, de la
fraternité, et non celle du néocolonialisme criminel et du mépris raciste. De nombreuses sources
historiques prouvent que les dirigeants français de l'époque étaient au courant de ce qui se
tramait, d'autant que l'armée française avait encadré l'armée pré-génocidaire, que le
gouvernement génocidaire a été formé dans l'ambassade de France à Kigali; contrairement à ce
que prétend le rapport Duclert, les sources historiques sont nombreuses à prouver qu'il n'y a pas
eu d'aveuglement ou autre "cécité volontaire", mais que ces dirigeants considéraient (c'est la
real politik chère à Védrine) qu'un dégât collatéral, même de cette ampleur -ampleur qu’on ne
s’est même pas donné la peine d’évaluer sur le moment, était nécessaire au maintien de
l'influence de la France dans la région. Tout montre en effet que les décideurs et leurs nombreux
conseillers prétendus experts étaient conscients du danger qu’un génocide était possible, plus
que probable et même souhaité par certains de « nos alliés »23. Or le fait de reléguer cette
éventualité catastrophique au second plan, derrière la nécessité de soutenir ces mêmes alliés
pré-génocidaires - car incitant clairement au génocide, et de les soutenir jusqu’au bout, avant,
pendant et après le génocide, afin de maintenir « notre crédibilité sur le continent » africain,
s’apparente à ce que les psychanalystes appellent un refoulement. « Je sais que ce que je suis
en train de faire risque de prêter le flanc à une monstruosité, mais je m’arrange pour relayer
dans mon inconscient tout ce qui pourrait faire que cette éventualité devienne réalité ». Voilà
comment on en arrive à cette « cécité volontaire ». Et pour tous les nationalistes de droite et
malheureusement de gauche, la concurrence anglo-saxonne justifie leur effacement de sens
critique sur les crimes de leur propre pays. Être vraiment « français » n’est-ce point mettre
d’abord les principes de la République avant les intérêts géopolitiques de son propre pays ?
Aucun intérêt ne justifie qu'un enfant innocent soit sacrifié sur l'autel de la gloire nationale. "Si
je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à
l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l'Europe, ou
22
23
Jacques Morel, « La France au cœur du génocide des Tutsi », page 1265
Paul Dijoud, directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères rencontre Paul
Kagame, général du FPR, en janvier 1991, dans des circonstances très curieuses et le prévient : « Si vous n’arrêtez
pas le combat, si vous vous emparez du pays, vous ne retrouverez pas vos frères et vos familles, parce que tous
auront été massacrés ! » Le 22 janvier 1992, l’ambassadeur Georges Martres et l’attaché de défense Bernard
Cussac envoie un télégramme diplomatique où ils mentionnent que « le ministre de l’intérieur rwandais a décidé…
d’armer la population de la zone frontalière » le télégramme fait état de « milices d’autodéfense ». Pouvait-il
ignorer que ces milices fanatisées par la radio de Milles collines se préparaient au pire ?
bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un
crime" disait Montesquieu. Les vraies valeurs françaises ne sont pas à l'extrême droite ou chez
les tenants de la real politik à la Védrine mais dans les Lumières qui ne trichent pas sur nos
propres responsabilités et qui nous obligent à nous élever vers plus de conscience éthique et
politique et donc de "civilisation". Le travail des historiens est nécessaire bien sûr, mais il est
bien plutôt un moyen qu’une fin. Il est au service de cette exigence d’élévation politique au
sens noble du terme. Au contraire de ces manuels scolaires qui ont formaté les jeunes français
dans le négationnisme ce qui peut malheureusement préparer à de futurs « aveuglements ».
Soyons juste : une seule expression « politique » semble vouloir aller au fond du problème,
celle du collectif Afrique du PCF. « La responsabilité de la France en 1994 est la conséquence
directe d’une organisation dangereuse de nos institutions, qui fondamentalement n’a pas
beaucoup évolué depuis. Un petit cénacle politique et militaire décide de la politique africaine,
loin du peuple et de ses représentants à qui l’on sert une histoire enjolivée et déformée. »24
Mais curieusement, à ma connaissance, cette position et analyse assez clairvoyante du Rapport
Duclert - qui évite cependant le terme de « complicité, n’a pas été suivie d’une demande
officielle de députés de ce groupe de création d’une nouvelle Commission d’enquête
parlementaire. Pas plus la reconnaissance du bout des lèvres par Mélenchon des
« responsabilités de la France » après 30 ans de déni. 25 Pourquoi ? Des calculs politiciens
empêcheraient-ils d’être conséquent politiquement ? Une réelle enquête parlementaire,
prolongeant le travail de la Mission d’information parlementaire de 1998 sur le sujet, se
justifierait pourtant amplement à la lumière des conclusions du Rapport Duclert. Une réflexion
collective visant à refondre nos institutions semble absolument nécessaire pour éviter qu’à
l’avenir de tels dysfonctionnements aient des conséquences si dramatiques pour les peuples
d’Afrique et notre honneur de citoyens français.
Alors pourquoi tant de silence et d’immobilisme de la caste politique dans son ensemble et
d’une très large partie du monde médiatique qui lui est souvent affiliée ?
« Complicité » tel est le mot magique. Puisque, malgré toutes les informations qui, dans le
rapport Duclert, démontrent la réalité de cette accusation, tout le monde bien-pensant – c’està-dire pensant à préserver coûte que coûte l’image éternelle et sacrée de la France pays des
droits de l’Homme, est d’avis de préciser qu’il n’y a justement pas « complicité » puisqu’on
ne peut en aucun cas en prouver « l’intention ». Donc s’il n’y a pas de « complicité », pas de
24
« Finalement, ce que dit en creux le rapport Duclert, c’est le fonctionnement même de la Françafrique,
pris dans un exemple extrême. Et il démontre que c’est bien l’architecture de la Ve République qui porte
la responsabilité de cette dérive : mise à l’écart de fonctionnaires civils et militaires qui alertaient sur la
situation, possibilité pour le Président de la République de déclencher une intervention militaire sans
l’aval du Parlement, ou encore mise en place de cellules intouchables qui donnent des ordres en
outrepassant hiérarchies civiles et militaires ont mis en place la défaillance des schémas de décision. »
Contribution du collectif Afrique du PCF publié le 01/06/2021
https://www.pcf.fr/commission_duclert_rwanda_contribution_du_collectif_afrique_du_pcf
25
« Nous partageons la formulation du président français » quand il dit notamment qu’« “en ignorant les alertes
des plus lucides observateurs la France endossait alors une responsabilité accablante” » dans le génocide, ont
écrit sur Facebook M. Mélenchon, candidat à l’Élysée, et le député LFI Bastien Lachaud, qui demandent, en outre,
que « les responsables notoires du génocide des Tutsi qui vivent encore en France soient jugés pour leurs crimes
» et une « prolongation de l’enquête sur les criminels qui ont abattu l’avion » transportant les anciens présidents
du Rwanda, Juvénal Habyarimana, et du Burundi, Cyprien Ntaryamira. « Admettre les responsabilités du
gouvernement français de l’époque au Rwanda est une chose très importante. Tirer les leçons pour l’avenir dans
nos relations avec l’Afrique en est une autre qui l’est tout autant », soulignent les deux élus « insoumis ».
Le Monde 27 mai 2021
risque judiciaire, et en conséquence le « politique » s’en lave les mains. Fuite de ses
responsabilités à bon compte.
C’est oublier que ce débat jésuitique sur l’intention est tranché depuis longtemps. « Si l’élément
mental suppose pour le complice qu’il ait conscience, au moment où il agit, du concours qu’il
apporte dans la réalisation du crime de génocide, le dolus specialis n’est en revanche pas
requis. Ainsi, il n’est pas nécessaire que le complice partage le dol spécial de l’auteur principal,
soit l’intention de détruire le groupe. Il suffit qu’il sache que son acte de soutien aide l’auteur
principal à la commission d’un génocide »26
Déjà, constater un génocide et décider de ne pas s’y opposer c’est se mettre en infraction vis-àvis de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dont la France
est signataire. Or, la France est complice car elle est coupable de « non-assistance à personnes
en danger » mais aussi « d’assistance à personnes en train de commettre un génocide » …
S’en tenir à des vœux pieux
Si l’on ne s’attaque pas à l’origine politique et constitutionnelle de cette perversion de notre
démocratie qui a amené un peuple souverain à endosser devant l’Histoire une responsabilité
grave dans un génocide d’un million de personnes, on n’en reste finalement qu’à des vœux
pieux, et on devient à son tour complice d’une éventuelle récidive du crime.
Ainsi, Monsieur Duclert propose entre autres comme « solutions » en réponse à une question
sur « les leçons à tirer de cette tragédie et de ses suites » toute une série de vœux pieux
26
KOLB R., Droit international pénal, Helbing Liechtenhahn/Bruylant, Bâle/Bruxelles, 2008, ad note 3, p. 89.
- Que la décision politique puisse reposer sur une volonté (vœu pieux) de connaissance critique
de son champ d’application et de la prévision de ses conséquences, et qu’elle ne s’écarte ni de
cette exigence intellectuelle vœu pieux ni de la régularité de l’action publique.
- Que l’engagement de l’État soit questionné vœu pieux au sein des services, des cabinets,
comme par des instances de contrôle ou de veille (lesquelles) qui ne soient pas marginalisées
ou vidées de leur substance comme le furent celles de 1990-1994, face à l’extrême puissance
de l’Élysée – un temps modifiée par la phase de cohabitation avec le gouvernement d’Edouard
Balladur.
- Que des règles éthiques et des objectifs clairs soient définis (par qui ?) avant la mise en œuvre
des politiques plutôt que de se voir soumettre aux engrenages de mécanismes autoritaires
quand surgissent les crises, annihilant à ce moment toute possibilité d’autres politiques.27
Tout cela ne sont que des vœux pieux et ne pose pas la question essentielle ; qu’est-ce qui peut
empêcher des dirigeants et décideurs politiques de placer à chaque fois en tête de leurs priorités,
« les intérêts supérieurs de la nation » ou ce qu’ils auront jugé comme tel (car était-il vraiment
conforme à ces intérêts que d’opter pour une politique qui risquait à ce point de salir l’image
de la France et de pousser à terme le Rwanda dans l’escarcelle du Commonwealth ?) devant la
défense, pourtant revendiqués comme sacrée par ces mêmes élites politiques, des droits
humains les plus élémentaires, dont le droit à la vie ? Si on en reste à des vœux pieux et si on
s’en remet à d’hypothétiques « instances de contrôle ou de veille » non précisément définies et
dénuées de toute « force exécutoire » qui obligeraient ces décideurs à ne pas s’engager dans des
options négligeant ces droits humains, on se méprend soi-même, on s’illusionne sur l’efficience
réelle d’un tel « garde-fou » qui ne reposerait que sur une confiance naïve en la raison et
l’éthique des « éventuels fous » qui viendraient à être nommés ou élus (par une éventuelle
majorité de « fous ») aux manettes dès lors incontrôlables du pouvoir d’État. On dit d’un État
qu’il est un animal à sang froid. C’est bien de cette problématique qu’il s’agit dans ce que
recouvre et tend à faire comprendre cette expression. L’Histoire a malheureusement produit
déjà de nombreux cas où « la cécité volontaire », renforcée par la « banalité du mal » ont permis
au sang de cet animal « irresponsable » d’être à tel point glacé que les droits humains sortaient
même des limites de sa vision des choses : l’humanisme est tellement inutile et non-avenu dans
l’esprit des tenants de la « real politik » qu’il peut perdre toute priorité dans les décisions. Il est
donc de première nécessité si l’on veut vraiment « militer » (désolé d’utiliser ce verbe si ascientifique par nature) pour le « Plus jamais ça ! » de doter nos démocraties, et en particulier
la française qui en manque cruellement, « d’instances de contrôle et de veille » clairement
constituées et dotées de réels pouvoir de « garde-fou ». Peut-on imaginer, par exemple, que,
concernant la crise rwandaise, l’Élysée ait été alors contrôlé par un aéropage de spécialistes
reconnus, comme Monsieur Jean-Pierre Chrétien ou Jean-Paul Gouteux, l’empêchant de
s’engager dans une vision ethniciste du problème rwandais. Que des députés et des sénateurs
éclairés par ces mêmes spécialistes aient pu empêcher le pouvoir exécutif, perverti par une grille
de lecture ethniciste et fachodesque, de s’engager dans l’innommable et l’imprescriptible de
« cette horreur qui prenait au visage ».
27
Entretien avec Vincent Duclert sur le rapport de recherche remis au président de la république
La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi Octobre 2021
Et la pédagogie dans tout ça ?
Il est clairement remarqué dans le Rapport Duclert que « l’effort de connaissance n’a pas
permis, par exemple, d’empêcher que se répète au Rwanda, cinquante ans après le génocide
des Juifs d’Europe, un nouveau génocide, et en Europe même, des crimes de masse en exYougoslavie dont certains ont été définis pénalement comme crimes de génocide. La question
se pose alors, soit de l’insuffisance des savoirs fondamentaux sur ces objets, soit de
l’insuffisance de leur pédagogie. »
En effet, l’Éducation nationale devrait enseigner sans filtre comment la France s’est rendue
objectivement complice de crime de génocide, pour aider et rendre possible cette même
réflexion chez les élèves, les citoyens de demain.
Car quel meilleur « garde-fou » sur le long terme que l’éducation de la jeunesse et des futurs
citoyens qui éliront ces décideurs et contrôleurs, dans la compréhension profonde des
mécanismes idéologiques qui ont pu mener dans l’Histoire à perpétrer ce nouveau crime des
crimes, annihilant le pourtant magnifique et nécessaire mot d’ordre « Plus jamais ça ! ». Aussi,
peut-on s’étonner du silence de Monsieur Duclert sur la dangerosité de nombreux manuels
scolaires capables de diffuser cette même idéologie le plus librement possible. Pourtant un
lanceur d’alerte avait très clairement ciblé cette tendance28. Il n’a jamais eu de réponse et le
plus dérangeant reste que cette question cruciale du contenu des manuels scolaires sur ce sujet
ne soit jamais évoquée.
Le formatage de la jeunesse française dans « l’amour de la patrie » serait-il prioritaire sur la
vérité et le sens critique nécessaires au métier de citoyen ?
Au fond, quel est l’enjeu ?
De ce point de vue, les défenseurs de la position française dans cette affaire, comme Vedrines
ou Lanxade, sont beaucoup plus clairs. Car quel est le fond du problème ? Il y a en France
encore un débat entre ceux qui absolvent -l’immense majorité « patriote », et ceux qui critiquent,
voir condamnent – l’infime minorité des « anti-France », le colonialisme et son succédané néocolonial. Lorsqu’une juge demande à Jacques Lanxade,: « Pourquoi y a-t-il encore des débats
aujourd’hui ? il répond ; « La France n’est pas sortie indemne de la fin de la colonisation. En
France, beaucoup d’organisations et de partis ont affiché des positions contre la colonisation
et la façon de décoloniser. Il y a un débat sur la Françafrique encore aujourd’hui. Ça touche
à des ressorts profonds de la société, par exemple au Maghreb, il en est resté des effets qui ne
sont pas évacués29 ». En effet, il y a là une belle lucidité qui explique l’extrême nervosité des
débats que les Français ont parfois sur cette « ténébreuse affaire » de l’implication de leur pays
dans le drame du Rwanda.
La politique coloniale ou néo-coloniale de la France n’aboutit pas toujours sur un génocide,
heureusement. Mais quand même, sans tomber dans la « repentance systématique » que
dénoncent les élites et les gardiens du temple, le bilan effectif, historique au sens où tous ces
28
Voir « Le génocide des Tutsi du Rwanda dans les manuels scolaires français, de 1995 à 2014 » Jacques
Schaff, https://francegenocidetutsi.org/SchaffRwandaManuelsScolaires.html.fr
29
Témoignage de l’amiral Jacques Lanxade lors du procès en diffamation intenté par Hubert Védrine contre
Annie Faure, 21 avril 2023 https://francegenocidetutsi.fr/fgtshow.php?num=32231
faits sont confirmés scientifiquement, est particulièrement lourd. Il s’est traduit par une
extermination de masse aux Antilles en particulier Saint-Domingue, lors du rétablissement de
l’esclavage par Napoléon, une conquête de l’Algérie qui a fait près d’un million de morts, les
deux guerres de décolonisation qui ont fait près de 500 000 morts chacune du côté des colonisés,
sans oublier les centaines de milliers de morts des répressions à Madagascar, Cameroun et bien
d’autres endroits où on prétendait y diffuser notre culture et « civilisation supérieure ». Certains
d’ailleurs l’avaient bien vu : de retour d'un voyage d'enquête en Algérie, Tocqueville écrit que
« nous faisons la guerre de façon beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes […] c'est
quant à présent de leur côté que se situe la civilisation. »30. Et on connaît les prévisions de
Clémenceau à ce sujet, dénonçant sans appel ceux qui se prennent pour des « races
supérieures » et qui vont « guerroyer contre (les races inférieures) et les convertissant de force
aux bienfaits de la civilisation. » Il jugeait la volonté de colonisation comme « la proclamation
de la primauté de la force sur le droit ; l'histoire de France depuis la Révolution est une vivante
protestation contre cette inique prétention. »
Le travail des historiens sérieux a donné lieu à des débats acharnés entre tenants de la gloire
coloniale et ceux qui la dénoncent. Mais il apparaît que deux Présidents de la République
française ont récemment tirer des conclusions que certains pourraient dénommées de
« tranchantes ». Ainsi Emmanuel Macron en visite en Algérie en août 2017 déclarait répondant
à une question sur la colonisation : « C'est un crime. C'est un crime contre l'humanité, c'est une
vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant
aussi nos excuses à l'égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes. »
Jacques Chirac, bien qu’il ait maintenu le système de la Françafrique durant son mandat
reconnaissait en 2008, certes après avoir quitté le pouvoir, qu’on avait exploité et pillé l’Afrique
pendant quatre siècles et de demi et que cela valait réparation, « de rendre aux Africains ce
qu’on leur a pris »31 .
Certes, ne soyons pas dupe de ces bien tardives -et cependant louables, reconnaissances de
crimes et de pillages coloniaux par les dirigeants français. Elles procèdent de la même stratégie
de récupération de la mise, de maintien et de réadaptation de l’influence économique et
culturelle de la France, en particulier en Afrique. Avec cette même justification destinée à
mettre tous les bons « patriotes » de leur côté, qui consiste à dire où sous-entendre habilement,
que si nous laissons la place par un trop fort accès de « repentance systématique » suicidaire
pour les intérêts français, la Chine, les Russes ou les Anglo-saxon prendront notre place pour
sans doute piller et tuer pire que nous. Car le vrai enjeu est ici : la timide remise en cause du
colonialisme et de son ombre néo-coloniale ne doit en aucun cas pour ces élites économicopolitiques remettre en cause la défense de nos intérêts. Le crête est étroite. Mais comme le dit
le personnage du film le Guépard, « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Et en
effet, malgré les quelques insignifiantes revendications de réformer le fonctionnement de notre
République pour que telle ou telle « cellule Afrique » de l’Élysée ou tel ou tel conseiller
30
Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie. 1847, Éditions Complexe, 1988.
« On oublie seulement une chose. C’est qu’une grande partie de l’argent qui est dans notre porte-monnaie vient
précisément de l’exploitation, depuis des siècles, de l’Afrique. Pas uniquement. Mais beaucoup vient de
l’exploitation de l'Afrique. Alors, il faut avoir un petit peu de bon sens. Je ne dis pas de générosité. De bon sens,
de justice, pour rendre aux Africains, je dirais, ce qu’on leur a pris. D’autant que c’est nécessaire, si on veut éviter
les pires convulsions ou difficultés, avec les conséquences politiques que ça comporte dans un proche avenir… »
et puis : « Nous avons saigné l'Afrique pendant quatre siècles et demi, commença-t-il. Ensuite, nous avons pillé
ses matières premières ; après, on a dit : 'Ils (les Africains) ne sont bons à rien.' Au nom de la religion, on a détruit
leur culture et maintenant, comme il faut faire les choses avec plus d'élégance, on leur pique leurs cerveaux grâce
aux bourses. Puis, on constate que la malheureuse Afrique n'est pas dans un état brillant, qu'elle ne génère pas
d'élites. Après s'être enrichi à ses dépens, on lui donne des leçons »
31
déconnecté de la réalité de ces peuples « à exploiter » soient empêchés de nuire, strictement
rien ne change. Et on s’étonne ensuite que le mot d’ordre « Plus jamais ça ! » soit si
dramatiquement inopérant.
Les intérêts d’une caste et ses chiens de garde contre l’honneur de la France.
Car les membres de la caste politique française se tiennent tous par la barbichette. Et de fait, de
droite à gauche, pour la défense de notre gloire nationale, dont il faut absolument effacer les
« tâches », on participe, pendant trente ans au déni de la complicité de notre pays dans le
génocide des Tutsi du Rwanda, on soutient les falsifications d’un juge Bruguières, on insulte
les seuls citoyens conséquents qui ont sauvé l’honneur de notre République en dénonçant cette
complicité par leur travaux et enquêtes, qu’on taxe de « militant(e)-s » aux « conclusions
tranchantes » et dont on nie sans preuve leur honnêteté dans « recherche de la vérité » puisque
par surcroît ils ne seraient pas de « vrais historiens ». Et lorsqu’on ne peut plus masquer cette
« responsabilité » française dans le génocide des Tutsi du Rwanda, alors on déforme la réalité
en utilisant jusque dans les manuels scolaires la théorie du « double génocide », on enferme la
question dans un cénacle d’Historiens pour la sortir de la sphère politique et citoyenne et donc
s’éviter de rendre des comptes à la Nation, on invente un nouveau concept de « cécité
volontaire » qui permet de dissoudre la complicité objective de notre pays dans des phrases de
ce type : « La France n'a pas compris que, en voulant faire obstacle à un conflit régional ou
une guerre civile, elle restait de fait aux côtés d'un régime génocidaire » alors que tout prouve,
et le rapport Duclert le reconnaît enfin, que les autorités françaises savaient et comprenaient
très bien le danger génocidaire que représentaient nos alliés politiques au Rwanda, favorisant
même les plus radicaux d’entre eux, le CDR qui refusait les accords d’Arusha et incitait
publiquement au génocide, et qu’elles le considéraient comme un possible dégât collatéral.
Rafaëlle Maison le précise bien ; la « faillite de la France au Rwanda ne résulte probablement
pas d’un « aveuglement », comme le suggère le rapport. Elle est faite de liens entre un pouvoir
local meurtrier et une puissance impériale, qui admet ici le risque génocidaire et ne cesse son
soutien lorsque les massacres s’aggravent. Elle participe en dernier lieu d’un « partage et
repartage du monde » toujours à l’œuvre »
« Dernière défaite impériale » comme semble prédire le rapport Duclert32 ? … Cela n’en prend
malheureusement pas le chemin.
Curieusement, tous les dirigeants français de Sarkozy à Mélenchon, en passant par Rafarin à
Macron, se précipitent de nos jours au Congo pour assurer l’avenir des intérêts français – la
relance du nucléaire exigeant sans doute de nouvelles sources en uranium, et accuser en creux
ou directement le Rwanda, dirigé par l’ennemi d’hier, Kagamé et le FPR, de nous mettre des
bâtons dans les roues.
Ainsi, l’apôtre mitterrandien, Mélenchon reprend très exactement le logiciel de son maître, à
savoir la prétendue défense de la « francophonie ». « J’attends que la condamnation de la
France, par la résolution que présentent mes collègues, fasse ressaisir le Rwanda. Le plus
grand pays francophone du monde [la RDC, forte de 100 millions d’habitants] aspire à la paix
et à organiser ses élections comme il l’entend ». Et ainsi les députés LFI si discrets sur la
complicité objective de la France dans le génocide des Tutsi ont clairement choisi leur camp,
le même que celui choisi par Mitterrand lorsqu’il ne donnait pas l’ordre à l’armée française
d’arrêter les génocidaires, qui pourtant aurait été conforme à la Convention sur les génocides
signée par la France en 1948, mais au contraire permit de les sauver et exfiltrer au Congo, chez
32
Rapport, conclusion, p.973
notre ami Mobutu. Le camp de « la cécité volontaire ». Leurs clameurs contre ce qu’ils
appellent « le génocide » des Palestiniens de la bande de Gaza n’en révèlent que d’autant plus
leur hypocrisie politique.
Ce monstre dont le ventre est sans doute encore fécond, masque sous couleur de culture et de
civilisation les pires desseins. Que la caste politique dans son ensemble participe de cette
dangereuse mascarade n’étonne pas. Elle est dans son rôle car elle s’est construite pour cela.
Que les citoyennes et les citoyens de ce pays des Lumières aient le courage d’obtenir réparation
pour les Rwandais et de retrouver lucidité et honneur pour eux-mêmes, tel est l’enjeu actuel.
Il n’y a pas « d’erreur » en Histoire : ce qui advient n’advient jamais « par hasard ».
Laurent Larcher dans une interview sur TV5 en 2019 s’étonne. Il découvre suite à une enquête
que : « Les hommes (au pouvoir en 1994) n’ont absolument pas changé de point de vue. Cette
permanence dans l’erreur est juste, à mon sens, stupéfiante »33
Précisément, c’est cette constance qu’il conviendrait que les Historiens, s’ils faisaient vraiment
acte d’Histoire et non d’extincteurs de feu, devraient analyser et expliquer. Monsieur Larcher
insiste sur le fait que ce sont des « hommes » qui ont fait cette erreur. Soit, mais ces hommes
ont été conditionnés, dans leur vision des choses qui aboutiront à des actes de complicité
objective de génocide, par une éducation, une formation, une idéologie, un mode d’emploi
étatique, qui s’inscrivent dans le long terme, -dimension que les chercheurs curieusement
refusent de voir, et qui nécessitent d’être clarifiés pour pouvoir comprendre le fond des choses.
« Jean-Pierre Chrétien, rappelle Monsieur Duclert, confie à la revue Esprit sa lecture du
rapport, insistant sur ce qu’il démontre de plus important à savoir « qu’une autre politique
était possible au Rwanda, pour la France » 34 . En effet, rien n’est strictement déterminé
définitivement par le long terme, et que les hommes de pouvoir ont un certain « libre-arbitre »
et bien sûr une responsabilité personnelle dans telle ou telle décision ou « permanence dans
l’erreur ». Mais si celle-ci est si « stupéfiante », surtout venant d’hommes cultivés, comme se
prétendent Messieurs Mitterrand ou Védrine, ce n’est pas en raison d’une sorte de « vice de
forme » qui aurait entrainé un « dysfonctionnement » de leur esprit et des institutions qu’ils
géraient. C’est que précisément, du point de vue de ces élites, leur politique n’est pas une
« erreur ». Ou si elle l’est ce n’est qu’en surface, dans sa mise en forme, en acte, plus ou moins
habile, mais non dans sa « nature », son « ontologie » pourrions-nous dire, sa raison d’être.
Sinon pourquoi, oui pourquoi, serait-ce toujours la même « erreur » qui serait recommencée de
façon « stupéfiante » alors « qu’une autre politique aurait été possible pour la France » ? Et là,
seul le long terme nous apporte la réponse.
Avec un peu plus de recul historique, première vertu de l’Historien, il apparaît en effet très
clairement que les présupposés, les déterminants, les lignes idéologiques sont toujours les
mêmes dans la « création » de ces « erreurs ». Lorsque Napoléon lance une expédition
catastrophique aux Antilles, à caractère déjà génocidaire à Saint-Domingue et à la Guadeloupe
pour restaurer l’autorité et l’influence de la France dans cette région stratégique face à nos
concurrents anglais avec comme objectif d’y rétablir l’esclavage, il fait cette « erreur ». Lui et
son entourage, l’élite politique et économique de l’époque surestiment de façon raciste et
méprisante leur capacité militaire à remettre facilement les chaines aux ci-devant esclaves noirs,
qui, à leur grande surprise et déconvenue, gagnèrent cette guerre. « Erreur » qu’il reconnaîtra
à Sainte-Hélène, non pas dans le fait d’avoir voulu rétablir l’esclavage, ce dont il ne reparlera
jamais, premier déni historique, mais dans le choix de ses alliés : il pense qu’il aurait dû utiliser
33
https://www.youtube.com/watch?v=65HPV7k4cAk
Laurent LARCHER : "La France est-elle complice du génocide rwandais ?"
34
« Le Génocide des Tutsi au Rwanda » sous la direction de Vincent Duclert, Le genre humain, Seuil, page 33
Toussaint Louverture plutôt que de l’abattre, s’appuyer sur les « bons nègres » contre les
« mulâtres », afin de maintenir l’influence française contre l’Angleterre. Puis, une fois que la
France extorqua aux Haïtiens par la menace des indemnités pour les colons, cette première
défaite napoléonienne passa pendant plus d’un siècle et demi aux oubliettes de l’Histoire.
Deuxième déni et tabou. Contrairement aux Anglais qui surent tirer les enseignements de leur
défaite lors de la guerre d’Indépendance des États-Unis, la France ne tirera aucun enseignement
de ce fiasco et donc le réitérera en Indochine et en Algérie, avec cette même arrogance et mépris
pour les peuples un temps sous sa domination. Même surestimation de ses forces à Diên Biên
Phu et dans la guerre d’Algérie, qui, il était vrai, selon Mitterrand « était la France ». Même
déni dans la reconnaissance de ses crimes coloniaux, dans l’utilisation de la torture contre les
fellaghas. D’ailleurs le lien entre les méthodes de l’armée française en Algérie et son
enseignement de cette trop fameuse technique de « la guerre révolutionnaire » aux Rwandais
prouve bien que le fil n’a jamais été rompu de l’habitus colonial français.
Et toujours la même tendance à privilégier en dernière instance, les intérêts supérieurs de la
nation sur le respect des droits humains et droits des peuples. Comme les autres puissances
coloniales et impériales, pourrait-on dire, certes, mais la France a une particularité, celle de se
présenter en permanence comme « le pays des droits de l’Homme », ce qui semble donner à ses
dirigeants la permission de ne pas les respecter puisque nous sommes protégés par l’aura si
positive que donne cette antériorité historique à notre pays dans le monde. Et de fait, même la
gauche, quasiment dans son ensemble, marquée du coin originel et indélébile de sa geste
glorieuse lors de la période révolutionnaire de la « Patrie en danger », sera résolument
colonialiste. Son nationalisme s’est trouvé d’emblée comme magnifié et justifié par le fait que
la France Républicaine, phare de l’Humanité, se devait d’apporter les idées des Lumières au
monde entier. On connaît ce discours de Victor Hugo, du 18 mai 1879, archétype en effet de
l’idéologie colonialiste de gauche 35 . Et même les Proudhon, Jean Jaurès et Léon Blum 36
défendrons ce patriotisme colonial arrogant et raciste.
Non, « la responsabilité » écrasante de la France dans le génocide des Tutsi du Rwanda, n’est
pas une « erreur » ni le résultat d’une « cécité volontaire ». Elle s’inscrit au contraire totalement,
dans tous ses aspects idéologiques, stratégiques, politiques, de cet habitus colonial français. Il
en est même l’archétype dans ses conséquences dramatiques, la fabrication de son déni, sa
réduction en un tabou, et son contournement par le viatique du débat historiographique. De ce
fait, il devrait prendre la première place dans la réflexion de tous nos politiques et même de
tous nos citoyens qui ne peuvent que pressentir qu’on ne peut devenir objectivement complice
d’un tel génocide par simple « erreur » ou « aveuglement ». De même que la complicité de
l’État français dans la Shoah s’inscrit dans la longue Histoire antisémite de la France de Philippe
Auguste aux anti-Dreyfusards, l’enlisement progressif de la France dans les ténèbres
rwandaises procède de la grande geste coloniale et néo-coloniale de la France, du rétablissement
35
« Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie, déserte c’est la sauvagerie ! (…) Allez
peuples, emparez-vous de cette terre, prenez-la ! À qui ? À personne ! Prenez cette terre à Dieu ; Dieu donne
l’Afrique à l’Europe ! Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le
commerce ; non pour la bataille mais pour l’industrie (applaudissements prolongés). Versez votre trop-plein dans
cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires ! Faites
des routes, faites des ports, faites des villes ! Croissez, cultivez, colonisez, multipliez, et que sur cette terre de plus
en plus dégagée des prêtres et des princes, l’Esprit divin s’affirme par la paix et l’Esprit humain par la liberté
(applaudissements enthousiastes…) » Victor Hugo, Discours prononcé le 18 mai 1879 au Banquet commémoratif
de l'abolition de l'esclavage, en présence de Victor Schœlcher.
36
« Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d'attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues
au même degré de culture, et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l'industrie »
Discours de Léon Blum, le 9 juillet 1925 devant les députés.
de l’esclavage par Napoléon aux massacres de Sétif, qui ne sont eux aussi ni des erreurs, ni des
aveuglements.
Or il n’en est rien. Les politiques organisent le déni et quand ils ne le peuvent plus rejettent le
problème de la sphère politique à celle de la « recherche de la connaissance » neutre par
définition et donc sans danger, car elle ne peut avoir elle des « conclusions tranchantes ». Les
citoyens détournent le regard car ils savent que l’on touche ici, de par la gravité du crime, à
l’image d’éternel parangon des droits humains de leur cher pays. Programmes et manuels
scolaires en sont les pitoyables caricatures.
S’il y a eu « aveuglement » c’est dans le sens où ces élites furent éblouies par leur propre vision
du monde, méprisante et condescendante, et vision d’eux-mêmes, surestimée et arrogante.
Et le fait, très appuyé par le rapport, que l’honneur aurait été sauvé par des personnes plus
lucides qui auraient tenté en vain d’éclairer la bête et de la sortir de son aveuglement, renforce
cette analyse : si elles n’ont pas été écoutées c’est que précisément cette idéologie est dominante.
Ainsi nul n’est plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. Ces décideurs comprenaient bien
sûr ces lanceurs d’alerte, et les entendaient parfaitement. Peut-on imaginer un Mitterrand pas
assez politique et intelligent pour cela ? En réalité, car toutes ses déclarations le prouvent, son
syndrome fachodesque interne et son républicanisme colonial de toujours l’emportèrent dans
les décisions. Car il était en tout point conforme à l’habitus colonial français, « L’Algérie c’est
la France, la seule négociation c’est la guerre » ne disait-il pas en 1954.
Comment soulever une telle pesanteur historique ? Cela paraît définitivement bien impossible.
La caste ne bougera, elle n’osera pas. Il faudrait qu’un réel mouvement citoyen prennent
conscience de son rôle indispensable et réussisse à torde le bras à cette République qui ne veut
décidément pas se regarder en face. En ce sens, ceux qui se sont laissé entrainer à des
« conclusions tranchantes » et qui n’ont pas su « éviter les écueils du militantisme appliqué à
la recherche de la vérité » n’ont-ils pas au moins sauver l’essentiel, sauver l’honneur, en faisant
émerger l’indignation nécessaire à cette prise de conscience, notamment celle d’historiens qui
ont trop longtemps regardé ailleurs.
C’est en effet, peut-être, la question qui importe le plus. Comment expliquer que les
intellectuels de ce pays, des historiens en particulier, dont nombre d’entre eux étaient fort
éclairés et connaisseurs du phénomène génocidaire (celui des autres, des Nazis et des Grands
Turcs…) aient mis tant de temps à prendre conscience de celui-ci dont leur propre pays
partageait à ce point la « responsabilité accablante » ?
N’est-il pas grand temps de sortir la France d’elle-même, de son « habitus » impérial, et de la
faire devenir, en lui présentant le miroir de ses crimes coloniaux et néocoloniaux, encore plus
ce qu’elle ambitionnait d’être, un nouveau phare dans un monde fait de peuples respectueux les
uns des autres ?