Citation
Le Convoi est un livre de réappropriation symbolique. Beata Umubyeyi Mairesse n’y dénonce pas une appropriation culturelle. Sa démarche, plus ample, concerne son histoire, sa biographie, son identité – qu’on ne devrait jamais écrire qu’au pluriel – ses identités, donc, de femme, de métisse, de Tutsi, de rescapée… Son geste déborde aussi sa seule personne pour prendre une dimension collective, celle des survivants au génocide de 1994.
Beata Umubyeyi Mairesse avait 15 ans en 1994. Sa mère et elle, toutes deux tutsi, vivant à Burate, la deuxième ville du pays, ont survécu aux massacres de masse enclenchés par la frange extrémiste hutu le 7 avril, qui se sont prolongés jusqu’en juillet et n’ont pris fin que lorsque le Front patriotique rwandais a remporté la bataille de Kigali. Le 18 juin, elles ont pu prendre place dans un convoi humanitaire de l’association Terre des hommes destiné à transporter des enfants en sécurité, c’est-à-dire de l’autre côté de la frontière, au Burundi.
Beata Umubyeyi Mairesse n’en est pas à son premier livre. Elle a précédemment publié des poèmes, des nouvelles et deux romans, Tous tes enfants dispersés[1] et Consolée[2]. Tous sont empreints de son expérience de survivante. Jusqu’ici, elle avait fait le choix de la fiction pour mettre de la « distance » ou même par « confort », écrit-elle.
C’est que Le Convoi, où elle livre « sa vie nue », lui a demandé un long cheminement, et exigé d’elle qu’elle surmonte des remarques venues de l’extérieur ne la rassurant pas sur le bienfondé de son entreprise, mais surtout de nombreux doutes et scrupules. N’en étant pas complètement venu à bout, elle les expose dans deux chapitres introductifs qui sont des modèles de déontologie en matière de témoignage et de prise de parole à la première personne dans ces circonstances. Au cœur de sa réflexion : sa légitimité à écrire ce récit. Sa crainte aussi de ne pas être juste, de commettre des erreurs.
C’est pourquoi Le Convoi n’est pas qu’un simple récit. Il en donne à voir les « à-côtés », toutes les phases de l’enquête accomplie par son autrice faite de rencontres, de demandes de documents, inabouties ou couronnées de succès, avec des fins de non-recevoir ou de nouvelles portes qui s’ouvrent… Cela sur un temps long, certaines de ses décisions ayant nécessité parfois des années de maturation. Le texte atteste ainsi des conditions de réalisation d’un travail de mémoire aussi particulier, et de ses effets.
Les scrupules initiaux de l’autrice l’ont poussé à ne pas s’en tenir au seul récit de ce qu’elle a traversé avec sa mère du 7 avril au 18 juin. Encore fallait-il trouver la forme qui convienne. Et là, un nouveau dilemme éthique a surgi : Faire ou non « de la littérature » (l’autre mot pour « forme » sous sa plume) ?
Voici comment elle a tranché : « Si je me contente d’une narration linéaire, si je me cantonne au récit de ce qui nous est arrivé d’avril à juin 1994, personne ne saura rien de ce que le temps fait au passé. Il l’amplifie, l’érode ou l’effrite en fragments, en cailloux qui sont dispersés ou restent immobiles, perdus au bord du chemin, mais que l’on peut retrouver quand vient le temps du récit. Alors, le vieux et le neuf, la vie d’hier et celle d’après entrent en résonance et font sens. Les fragments sont assemblés en une mosaïque qui dit plus que le convoi du 18 juin. Ce n’est que si je raconte la quête de quinze ans qui m’a amenée sur le sentier sinueux des mémoires éparpillées entre le Rwanda, l’Angleterre, l’Italie, la Suisse, la France et l’Afrique du Sud, que l’on saisira le vertige que porte cette survie-là, le sens de cette journée particulière. »
C’est ainsi que la narration avance sur deux voies qui se mêlent. « J’écrirai depuis ces identités, passée et présente, l’enfant que j’étais et la femme que je suis devenue », dit l’auteure. La première relate ce qu’elle a vécu en 1994 – l’avant génocide, le 7 avril et les semaines qui suivent, jusqu’à son sauvetage le 18 juin par le convoi de Terre des hommes (elle ne s’en tient d’ailleurs pas là, car elle reconstitue aussi l’histoire des deux autres convois similaires organisés par l’association suisse à quelques jours d’intervalle). La seconde raconte ses avancées dans la recherche d’archives, ponctuée d’amitiés nouées, notamment avec un journaliste de l’équipe de la BBC qui avait filmé le convoi, ou le responsable de Terre des hommes de l’époque, son sauveur donc, qu’elle n’avait pas encore remercié depuis lors.
Des pièces à conviction qui authentifient la fin d’un cauchemar vieux de 30 ans.
Même quand elle relate les épisodes les plus tragiques, Beata Umubyeyi Mairesse n’abandonne jamais totalement le présent de l’écriture. Par exemple, en plein récit du moment où les génocidaires les découvrent, sa mère et elle, et sont sur le point de les tuer, elle évoque les questions des élèves d’un lycée où elle va chaque année témoigner, stupéfaits de l’idée qui traverse alors la jeune fille : métisse, elle va prétendre qu’elle est blanche.
Il n’empêche que ces jours de traques et de cachettes, de peur abyssale et d’absolu désarroi, de gestes d’humanité aussi de quelques tutsis qui ont falsifié leur identité à leurs risques et périls, se faisant passer pour hutus, et qui leur viennent en aide, constituent le cœur brûlant, irradiant de son expérience. Beata Umubyeyi Mairesse insiste sur le fait que celle-ci n’est pas indicible. Elle évoque ce à quoi ont été confrontés les juifs rescapés de la Shoah : s’ils se sont tus, ce n’est pas parce qu’ils ne voulaient pas parler – contrairement à ce qu’on prétend encore trop souvent aujourd’hui. C’est parce qu’ils n’avaient aucune écoute.
Notons que cette référence à la Shoah n’est pas unique dans son texte. Elle écrit : « J’ai assez tôt eu conscience de la notion d’unicité de la Shoah mais, comme beaucoup de survivants tutsi je crois, je reviens tendre la main à cette histoire qui a eu lieu un demi-siècle avant la nôtre, celle qui a fait l’objet du plus important travail de mémoire ces trente dernières années, tant dans le champ universitaire qu’artistique. À mon arrivée en France, j’ai eu la fausse impression que le génocide des Juifs avait toujours été un élément central de la mémoire collective européenne. Il y avait donc quelque chose de rassurant à s’identifier à ce récit-là, comme une référence qui pouvait permettre d’expliquer son chagrin au reste du monde. J’ai commencé à cheminer dans les mots de Kertész, Levi et plus tard aussi Anna Langfus. Car il me semblait que leurs textes habillaient mon expérience d’une indispensable intelligibilité. »
C’est, en outre, à un autre génocide que l’on songe à lire ce qui constitue le fil rouge de l’enquête de Beata Umubyeyi Mairesse. D’emblée, l’autrice explique qu’on lui a parlé d’images du convoi du 18 juin 1994 prises par une équipe de la BBC où elle apparaîtrait, elle et sa mère. Depuis lors, sa recherche n’a jamais cessé de concerner des prises de vue, vidéos ou clichés, où elle pourrait se voir. Au fil du temps et de ses prospections, elle rassemble plusieurs photos du 18 juin, mais aucune où elle se reconnaît distinctement. Dès lors, on pense inévitablement à L’Image manquante, le film de Rithy Panh. D’autant qu’un extrait de son commentaire, repris avec Christophe Bataille pour paraître ensuite en livre[3], figure en exergue du Convoi.
Il y a tout de même une différence. Rithy Panh a dû créer ses propres images des massacres de masse commis par les Khmers rouges parce qu’aucune trace visuelle n’en témoigne. Ce qui n’est pas le cas du génocide rwandais. Mais alors pourquoi s’attacher à la collecte d’images ? Beata Umubyeyi Mairesse, inlassablement scrupuleuse, s’interroge sur l’utilité de sa quête. « Je me suis demandé si chercher ses images ne pouvait pas sembler futile à certains, s’il n’aurait pas été plus judicieux d’investir mon temps et mon énergie dans d’autres combats pour la mémoire et la justice », écrit-elle.
La réponse lui est livrée par ses compagnons d’infortune, celles et ceux qui ont pu fuir dans les convois organisés par Terre des hommes. Quand, trois décennies plus tard, elle rencontre ou parvient à être mise en contact avec certains d’entre eux, elle ne manque pas de leur envoyer les photos qu’elle a en sa possession. Il arrive qu’ils ou elles s’y reconnaissent. Comme c’est le cas d’une femme nommée Delphine : « [Delphine] me renvoie une des photos montrant quatre rangées d’enfants debout sur un terrain de l’école sociale où sans doute les humanitaires les avaient assemblés avant le départ, photo sur laquelle elle a ajouté des flèches jaunes pour m’indiquer trois enfants. “C’est moi. Je me suis trouvée ! C’est Willy. C’est ma petite sœur. Merci beaucoup.” »
L’autrice ajoute : « Les flèches jaunes tracées par cette survivante qui vient de retrouver enfin une archive personnelle de sa fratrie, juste avant leur traversée, me convainc que je ne fais pas cela en vain, que ma démarche n’est pas une lubie individualiste d’écrivaine trop occidentalisée. » Ces « pièces à conviction », comme aurait dit Jean-Luc Godard, authentifient la fin d’un cauchemar vieux de 30 ans, qui hante encore l’esprit et le corps des rescapés.
Un plaidoyer en faveur d’un peuple dépossédé de son histoire.
Il est une autre raison, plus profonde encore. On sait combien la communauté internationale a failli face au génocide des Tutsi, la France en particulier, dont Beata Umubyeyi Mairesse rappelle les méfaits avec, notamment, la honteuse opération Turquoise. Mais sans même considérer la part néfaste de ces États, on peut constater que ce sont des hommes et des femmes venus de l’étranger, pour la plupart de l’Occident, qui, sur place, ont photographié, filmé, raconté dans la presse les événements en cours, puis publié des livres.
« Peut-on imaginer que l’histoire des grands conflits occidentaux, de la Shoah, des massacres commis ici n’ait été relatée, expliquée au monde qu’à partir des écrits, films et photos faits par des journalistes africains ou sud-américains qui auraient soit “couvert” les événements, soit recueillis et réécris pour eux les témoignages des Européens ou Étasuniens ? » La réponse à cette question s’impose d’elle-même tant le retournement du regard – c’est le cas de le dire – auquel nous invite l’autrice a un effet puissant.
Des enfants sauvés par les convois de Terre des hommes devenus adultes et ayant pris la plume, il s’en trouve encore très peu. Beata Umubyeyi Mairesse cite le livre de son amie Annick Kayitezi-Jozan, Même Dieu ne veut pas s’en mêler[4], en espérant que d’autres témoignages suivront. En revanche, les nombreuses difficultés qu’elle a rencontrées pour accéder aux archives iconographiques suscitent en elle une indignation.
Non seulement les propriétaires des images se trouvent loin du Rwanda, mais celles-ci sont pour beaucoup invisibles, ou impossibles à atteindre pour la plupart de ses anciens camarades de fuite qui n’ont pas eu la chance, comme elle, de pouvoir s’exiler en Europe, de vivre dans un milieu social confortable, d’intégrer les codes des pays riches. Tout en ayant conscience des contraintes juridiques en vigueur, comme le droit d’auteur en France, elle lance : « Ces images nous appartiennent. Il est grand temps qu’elles nous reviennent. »
Le Convoi se pose ainsi comme un plaidoyer en faveur d’un peuple génocidé dépossédé de son histoire et de ses représentations. Ce n’est pas le plus petit des mérites de ce livre, qui en contient cent autres. Comme elle l’annonce clairement, Beata Umubyeyi Mairesse ne s’arrêtera pas en si bon chemin : il faut édifier « un lieu à nous, mémorial pour les enfants des convois. Ce livre n’en est que la première pierre. » Voilà une excellente nouvelle !
Le Convoi, Beata Umubyeyi Mairesse, Flammarion, 335 pages, janvier 2024.
Christophe Kantcheff
Journaliste, critique
[Notes :]
[1] Autrement, 2019. J’ai lu, 2021.
[2] Autrement 2022, J’ai lu 2024.
[3] Grasset, 2013.
[4] Seuil, 2017.