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Par Michaël Hajdenberg, coresponsable du pôle Enquête. enquete@mediapart.fr
Il y a quelques jours, il a annoncé qu’une enquête préliminaire pour « génocide » avait été ouverte à Paris contre un ancien lieutenant-colonel de la gendarmerie rwandaise, dont il avait révélé le parcours : 26 années passées en France, dont une bonne partie à travailler comme conseiller chez Pôle emploi.
C’est la troisième fois que ce journaliste indépendant, qui travaille pour Mediapart depuis 2019, est à l’origine d’une enquête judiciaire pour « génocide ».
Cette année-là, Theo Englebert est encore un jeune journaliste. Il a quitté l’école à 15 ans, obtenu le bac en candidat libre à 19. Puis il s’est lancé dans le grand bain sans faire d’études, et a déjà vendu quelques articles à BuzzFeed, Vice et StreetPress.
Quand nous nous rencontrons, il parle du Rwanda, avec passion. « J’ai été élevé dans la mémoire de la Shoah. Une partie de ma famille a été déportée ou exécutée. J’ai donc lu beaucoup d’ouvrages sur les génocides et j’en suis venu à m’intéresser à celui perpétré contre les Tutsis [entre 800 000 et un million de morts en 1994]. »
C’est ainsi qu’il découvre le travail des Gauthier, ce couple qui consacre sa vie à traquer les présumés génocidaires rwandais vivant en France.
Theo Englebert décrit à l’époque un « angle mort ». Oui, les Gauthier mènent un travail associatif, à visée judiciaire. Mais journalistiquement, rares sont ceux qui s’emparent du sujet « alors que c’est énorme : des génocidaires vivent paisiblement en France, avec le consentement de l’administration française ».
Le 25e anniversaire du génocide approche. Je commande une pige à Theo Englebert, qui se plonge corps et âme dans le sujet. Il n’en sortira plus.
« D’un point de vue pragmatique et financier, cela n’a pas été un choix très judicieux, en rigole-t-il aujourd’hui. En même temps, je ne m’en sortais pas non plus avant. Alors autant faire quelque chose qui me semble important et juste. »
Des rescapé·es expliquent au journaliste que ce drame les suivra toute leur vie ; Theo Englebert décide d’y consacrer une partie de la sienne. « J’avale tous les bouquins existants, toutes les infos en sources ouvertes auxquelles on peut accéder. J’y passe mes jours et mes nuits. » Un vrai travail de fourmi.
Il récupère ainsi des jugements, des arrêts de la Cour nationale du droit d’asile, fait des recours à la Commission d’accès aux documents administratifs, épluche le Journal officiel, retrouve des associations de Rwandais dont il décortique les comptes rendus. « J’accumule des noms et des connaissances. »
Son article sur les réseaux hutus en France ? « Des mois de travail pour quelques feuillets écrits à la fin. » Il mettra un an à publier son enquête sur « le frigo de l’Ofpra », ce tiroir de l’administration dans lequel on enterre soigneusement les dossiers des demandeurs d’asile les plus sulfureux, tandis qu’ils vivent tranquillement sur le territoire français.
Theo Englebert veut à l’époque vivre en région parisienne, « là où ça se passe », mais peine à se payer un loyer. « Je fais des boulots dans la restauration, dans des boîtes de nuit, de l’intérim. Chez Vuitton, j’ouvre la porte du magasin avant d’apporter du champagne et des madeleines aux clients. Mais je n’arrive pas à combiner ça avec le journalisme. Je manque de temps et je suis épuisé. »
Il se réfugie alors chez une tante, qui habite à une heure de Paris, et d’où il va mener sa première grande enquête. Dans la multitude de décisions rendues par les commissions qui se prononcent sur le droit d’asile, il repère des cas. Certes, ils sont anonymisés. Mais le journaliste recoupe. Grâce à quelques éléments biographiques, un grade, une compagnie, un détail, il retrouve les identités dans des organigrammes officiels ou dans des dossiers du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda).
« J’étais quasi certain qu’une décision concernait Aloys Ntiwiragabo, un pilier présumé du génocide », que la justice internationale a recherché en vain dans les années 90. Il écrit alors « au bluff » à la commission de recours contre le refus de visa. Qui lui envoie en retour la décision intégrale. L’identité de celui qui est surnommé le « Eichmann rwandais » y est confirmée : il cherche bien à vivre en France. Mais ne figure pas son adresse.
« J’ai alors réussi à retrouver sa femme dans les archives d’une association de Rwandais extrémistes. Elle ne portait pas le même nom que lui, mais dans un document, il y avait eu un raccourci. Et j’ai ainsi compris que deux Catherine étaient la même personne. »
Theo Englebert se relance de plus belle. Le moteur de recherche qu’il a installé sur son ordinateur lui permet de faire des recherches par nom, parmi tous ses documents numérisés. Mais c’est en consultant un dossier judiciaire qu’il découvre que les services de renseignement français ont surveillé cette Catherine il y a une vingtaine d’années. Elle vivait alors dans la banlieue d’Orléans.
Et si Aloys Ntiwiragabo vivait tout simplement là-bas avec elle, « et non terré au fin fond d’un pays africain » ?
Devant la maison, seul le nom de la femme figure sur la sonnette. Il revient un autre jour et pénètre cette fois dans le hall d’immeuble : son nom à lui figure sur la boîte aux lettres. « Cela se précise. Mais je reste hyper discret, je ne m’appesantis pas. S’il se sait traqué, il peut déguerpir. »
Le journaliste revient de nombreuses fois, parvient à identifier son chemin, apprend qu’il fréquente l’église. « J’étais sûr de le choper. J’avais des préjugés, je m’attendais à voir un seul Noir à la sortie de l’église parmi des retraité·es. Raté : c’est un repère de Rwandais, il y en a des dizaines ! »
Le journaliste a l’impression que sa cible scanne tout le monde sur son passage. Guette en permanence. « Alors je me suis mis sur son trajet, en changeant à chaque fois d’apparence et de vêtements, et un jour j’ai réussi à le filmer sans me faire repérer. »
Il montre l’image à des sources, qui assurent le reconnaître. Vraiment ? « Moi-même j’ai passé des heures à comparer les deux images que j’avais en ma possession, prises à 25 ans d’écart : la forme des oreilles, l’écart entre les yeux… » Mais on n’écrit pas un article avec pour preuve définitive une taille d’oreilles. Encore moins quand il s’agit d’associer un homme à un génocide : « Et si c’est pas lui, Theo ? T’imagines le discrédit pour le journal ? » Malgré les mois d’enquête déjà passés, Theo Englebert va devoir trouver autre chose.
« Là, pendant des semaines, j’ai réfléchi à tous les stratagèmes possibles. Je me demandais ce qui était déontologiquement acceptable. Je pensais me faire passer pour un livreur ou pour un démarcheur téléphonique de façon à me retrouver face à lui. Mais un journaliste ne peut pas usurper une identité. »
Et puis. Un jour. « Ça me gêne encore un peu d’en parler. Quelqu’un que je connais lui a écrit une lettre en kinyarwanda, avec accusé de réception. Je ne voulais pas écrire cette lettre moi-même. Je ne voulais pas demander à quelqu’un de le faire. Cela ne me paraissait pas acceptable. Mais disons que j’ai fait comprendre à cette personne que ce serait formidable que quelqu’un le fasse. »
Aloys Ntiwiragabo tombe dans le panneau. Il signe l’accusé de réception. Theo Englebert compare la signature à celle dont il dispose dans un dossier administratif. Elle est identique.
Nous décidons de publier. Une enquête judiciaire sera ouverte dans la foulée.
Aloys Ntiwiragabo n’a pas attaqué Mediapart en diffamation. Mais il a attaqué pour « injure publique » une journaliste de Libération, Maria Malagardis, qui a été relaxée en première instance et qui sera jugée en appel le 7 février pour l’avoir qualifié de « nazi africain ». Theo Englebert lui aussi est poursuivi, après s’être inscrit dans les pas de cette journaliste.
Cette semaine, il ne se rendra cependant pas à l’audience, il a fini par déménager au Rwanda. « Libé m’a commandé un reportage là-bas. J’y suis resté cinq semaines. Et puis je m’y suis plu alors je me suis installé à l’été 2021. Je ne vis pas vraiment du journalisme, c’est la mégasurvie car c’est une région du monde qui n’intéresse pas les médias français. Mais pour rencontrer des sources et vérifier des informations, c’est beaucoup plus simple d’être ici. »