Fiche du document numéro 33638

Num
33638
Date
Samedi 3 février 2024
Amj
Auteur
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Fichier
Taille
88397
Pages
3
Urlorg
Titre
Beata Umubyeyi Mairesse, rescapée du génocide des Tutsi au Rwanda : « La trace de notre histoire appartient encore aux Occidentaux »
Sous titre
Née à Butare, une petite ville dans le sud du Rwanda en 1979, Beata Umubyeyi Mairesse a survécu au génocide des Tutsi en 1994. Autrice de plusieurs romans et nouvelles dont "Tous tes enfants dispersés", lauréat du Prix des cinq continents de la francophonie, elle s’autorise pour la première fois à mener l’enquête, à écrire sa propre histoire, à œuvrer à la réappropriation et la transmission de la mémoire collective. A l’instar des mélodies mélancoliques de Jean de Dieu Rwamihare qui chante les émotions des rescapés, survivants et disparus du génocide des Tutsi sur base de témoignages qu’il récolte, Beata Umubyeyi Mairesse mets les mots là où beaucoup n’ont pas pu les prononcer et crève l’abcès au micro de Pascal Claude.
Nom cité
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Type
Page web
Langue
FR
Citation


Dans son nouveau livre "Le convoi" (Flammarion), Beata Umubyeyi Mairesse retrace sa trajectoire de survivante, dont voici les premières phrases :

"J’ai eu la vie sauve. Le 18 juin 1994, quelques semaines avant la fin du génocide contre les Tutsis, j’ai pu fuir mon pays grâce à un convoi de l’organisation humanitaire suisse Terre des hommes. J’avais alors 15 ans. L’opération de sauvetage était officiellement réservée à des enfants de moins de 12 ans, mais ma mère et moi avons pu en faire partie, cachées au fond d’un camion".

Se taire pour ne pas gêner les vivants



C’est désormais presqu’un lieu commun : dire l’horreur, la réalité vécue du génocide, est une expérience indicible et innommable, comme l’ont relaté beaucoup de survivants, dont ceux de la Shoah.

L’autrice le confirme et le nuance. "Effectivement c’est difficile à dire et c’est notamment très difficile à dire à ses propres enfants, mais pour ce qui est de raconter à la société, pour ce qui est de témoigner, la plupart du temps les gens veulent témoigner. Je pose la question de savoir si ce n’est pas plutôt in-entendable ? Comme c’est inimaginable, souvent les survivants ont commencé à raconter et devant l’in-audibilité de ce qu’ils avaient à dire, ils se sont tus". Elle relève tout le paradoxe de cette question car : "pour ne pas gêner les vivants, pour protéger les autres de ce qu’on a vécu, on se tait". Des moments de béance surgissent et font intrusion dans le quotidien, ce qui est le propre du trauma. Beata Umubyeyi Mairesse confie à quel point cette situation est difficilement partageable car cela créerait une violence chez les autres également, ce sont des espaces de solitude à traverser lorsque l’on est une rescapée.

Une communauté de survivants



L’autrice du livre "Le convoi" l’affirme : les écrits et les travaux sur la Shoah l’ont beaucoup aidée car bien qu’il s’agisse d’histoires différentes et qu’elle ait conscience de l’unicité de chacune de ces histoires, il y a une communauté d’expérience des survivants.

"Quand je suis arrivée en France à 15 ans et qu’on m’a dit 'Tu as survécu à un génocide', au moment où on le vit, on ne le sait pas et moi, je n’en avais pas conscience. A ce moment, les mots des autres m’ont permis de reprendre langue, de me sentir moins seule". Et de citer le grand romancier israélien Aharon Appelfeld qui décrit une scène de meurtre infantile : à des années d’écart et dans un contexte différent, l’expérience qui consiste à garder en mémoire vive ces scènes de meurtre, demeure commune.

Elle avait donc 15 ans en 1994. Et à 15 ans, elle a décidé de vivre. Une "décision" dictée par la nécessité de ne pas se laisser détruire par la peur, par le constat que le monde entier laissait faire et a détourné le regard. Elle décrit avec beaucoup d’émotion ce moment d’abandon vécu, lors de l’évacuation des ressortissants étrangers à Butare où elle les a vus détourner le regard : "On voit qu’ils partent et on se doute qu’une fois qu’ils seront partis, nous serons tués. Et en même temps, ils ont peur aussi car dans les autres villes, ils ont commencé à tuer. J’essaye de ne pas me laisser détruire par l’amertume et la colère et j’essaye d’aller plus loin en me disant 'qu’aurais-je fait à leur place si moi aussi j’avais été là avec mes enfants ?' c’est une question qu’on devrait tous se poser".

Au-delà de l’aspect individuel, elle constate qu’il y a eu un abandon de la communauté internationale doublé d’un abandon médiatique : combien de journalistes couvraient à ce moment-là la coupe du monde de football aux Etats-Unis et combien, le génocide des Tutsi au Rwanda ? Que choisit-on de raconter du monde d’aujourd’hui ?

Prendre possession de sa mémoire, un combat



J’avais envie de voir nos visages au moment de la bascule, celui où on traverse la frontière entre le Rwanda et le Burundi alors que la mort est derrière nous, à moins de deux mètres : c’est le moment où on devient des survivants.

À l’époque, sans smartphone et avec très peu d’appareils photos en circulation, les Rwandais n’ont pas eu accès aux images, la quasi-totalité des images disponibles ont été prises par et pour les Occidentaux. Il était essentiel pour l’autrice de les retrouver pour en garder une trace car il y en a peu.

"J’avais envie de voir nos visages au moment de la bascule, celui où on traverse la frontière entre le Rwanda et le Burundi alors que la mort est derrière nous, à moins de deux mètres : c’est le moment où on devient des survivants, qui est notre identité, celle dont on ne pourra jamais se défaire et avec laquelle il faut vivre et cohabiter. Retrouver des photos de ce moment-là donne un sens".

La quête de ces images s’est révélée être un vrai parcours de combattante pour Beata Umubyeyi Mairesse, notamment au niveau de l’accessibilité aux archives. Son constat : "Les traces de notre histoire, ce qui devrait être nos archives, appartiennent encore aux Occidentaux et elles nous sont inaccessibles. Ça pose la question de 'Qui a écrit notre mémoire, pour qui et à qui appartient-elle aujourd’hui ?'". Ce sont des enjeux qui se posent pour l’Afrique en général, tout comme la question du retour des œuvres d’art.

Selon elle, il y a une déontologie de l’image à mettre en place. Alors qu’il y avait peu de journalistes présents pour couvrir le génocide des Tutsi, ils ont tous afflué juste après dans les camps de réfugiés : "Là, il s’est passée une superposition assez incroyable. Une épidémie de choléra se déclare et tout d’un coup une autre histoire se raconte : les images des morts du choléra, parmi lesquelles se trouvent aussi des Hutu, ont été confondues avec celles des victimes du génocide. Une partie des bourreaux est donc présentée par les médias comme étant les victimes du crime qu’ils viennent juste de commettre. Et encore aujourd’hui ! Vous imaginez ce que ça peut signifier pour nous ?".

Elle redoute d’ailleurs le mésusage des images des Rwandais prises en 1994 lors de la 30ème commémoration du génocide des Tutsi en avril prochain.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024