En 2021, à l’issue de deux années d’investigation, la Commission de recherche sur le rôle de la France au Rwanda [1] présidée par Vincent Duclert remettait au président de la République un rapport de plus de mille pages dont l’opinion publique a surtout retenu une des phrases de conclusion : la responsabilité de ceux qui prétendaient agir «
au nom de la France » jusqu’au génocide des Tutsi en 1994 a été «
lourde et accablante » dans la tragédie [2]. Cependant, la vingtaine de chercheurs qui composaient ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « Commission Duclert » se refusait à employer le mot explosif que certains attendaient : « Complicité ».
Le crime de génocide étant imprescriptible, parler de complicité pourrait faire encourir des poursuites judiciaires à certains protagonistes français de cette tragédie. Pour le moment, ils sont considérés comme «
responsables mais pas coupables », car inconscients à l’époque des conséquences de la politique qu’ils menaient depuis l’Élysée au Rwanda. Telle est la vérité retenue par Emmanuel Macron depuis trois ans et, au nom de la « realpolitik », également validée par Paul Kagame, le chef de l’État rwandais.
Responsabilité sans complicité ?
Rendre au président de la République un rapport sur lequel ses auteurs ont dû préalablement s’accorder était et reste un exercice convenu. Depuis ce 5 avril 2019 où il a été mandaté par Emmanuel Macron pour se faire ouvrir toutes les archives de la République, y compris celles des services secrets, Vincent Duclert a été précipité dans le breuvage empoisonné d’un rare « crime des crimes » dont chacun sait qu’il est avant tout un crime d’État. Disons-le franchement : chaque fois qu’on se replonge dans les archives françaises de l’époque, on est effaré des délires de François Mitterrand et de son cénacle élyséen, délires rendant possible le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994.
Ce « monarque républicain » et son entourage s’étaient octroyés le droit de récrire l’histoire du Rwanda à leur façon. Au fil des archives, ils font penser davantage à des idéologues aveugles qu’à des serviteurs honnêtes de l’État. Ils commerçaient au Rwanda une drogue mentale qui ravage l’Europe et le monde depuis le XV
e siècle : le racisme [3].
Des courtisans aveuglés par le racisme
Vincent Duclert s’est attaqué à déconstruire le narratif des hommes qui entourent François Mitterrand à l’Élysée en produisant des documents d’archives irréfutables. Depuis 2021, le rapport de sa Commission a accéléré une prise de conscience collective de la politique menée à l’instigation et pour le bon plaisir de François Mitterrand au Rwanda. La Commission a, en particulier, fait le tri entre le rôle de courtisans radicalisés et celui des militaires ou fonctionnaires courageux qui, jusqu’en 1994, ont tenté de bloquer l’engrenage vers l’irréparable, souvent au prix de lourdes sanctions professionnelles.
Les contraintes « prorata temporis » (1990-1994) et sémantiques de l’exercice validé par Emmanuel Macron ont amené Vincent Duclert à compléter le rapport de sa Commission par un ouvrage personnel sur ce qu’il n’hésite plus à appeler en couverture «
le grand scandale de la Ve République » et, dans le texte, «
le plus grand scandale de la Ve République ».
« Le plus grand scandale de la Ve République »
Vincent Duclert, en s’efforçant de conserver un discours policé, parfois jusqu’à l’euphémisation, incrimine «
un effondrement politique et moral qui résulte d’une politique menée par un groupe soudé de responsables, décidée contre tous les savoirs accumulés sur le Rwanda, opérée directement ou imposée aux services de l’État, refusant toutes objections ou oppositions, s’entourant d’un discours fabriqué sur les intentions ou les faits, se propageant par la dissimulation et l’intimidation durant des décennies ». L’historien souligne que «
cette politique révèle une faille très inquiétante dans le fonctionnement de la démocratie française » (p. 20) s’ajustant à «
cette ultime conquête impériale » (dès l’indépendance du Rwanda en 1962, Paris a cherché à l’attirer dans sa zone d’influence) [4].
Les alertes de Thérèse Pujolle
Il ne s’agit plus seulement de rappeler que, «
de 1990 à 1993, la France a accordé à un régime raciste, violent et corrompu, une forme d’impunité pour des crimes et des persécutions contre les Tutsi » (p. 13). Cette dérive diplomatique et politique commence beaucoup plus tôt, en 1982, un an après la première élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Vincent Duclert reproduit à profusion des alertes d’acteurs français datant d’avant la guerre civile et l’intervention militaire de 1990.
Thérèse Pujolle a été cheffe de la Mission de coopération civile à Kigali jusqu’en 1984. Ses rapports sont impressionnants de lucidité. Comme les alarmes du colonel René Galinié. Attaché militaire jusqu’en 1991, il a, heureusement, conservé toutes ses archives – même celles qu’il avait ordre de détruire. Les télégrammes diplomatiques (TD) de l’ambassadeur de France à Kigali Pierre Bitard souvent mieux avisé que ses successeurs Georges Martres (1989-1993) et Jean-Michel Marlaud (1993-1994) méritaient aussi d’être mis en valeur.
Une profusion d’alertes ignorées par l’Elysée
Face à ces alertes, le silence du pouvoir mitterrandien est éloquent. Même le cabinet d’Yvette Roudy, féministe de la première heure, ministre des Droits de la femme (1981-1986) n’a aucune réaction lorsque lui est signalée la rafle massive de jeunes femmes tutsi à Kigali. Des femmes prétendument «
prostituées » car fréquentant des Occidentaux. Elles ont été battues, violées par la soldatesque, emprisonnées, certaines «
disparues » (p. 67). Les coopérants français dont on a emmené les compagnes ou les épouses sont rappelés en France s’ils protestent avec véhémence. Dans un rapport prophétique d’août 1983 (onze ans avant le génocide), Thérèse Pujolle décrit le climat socio-politique au Rwanda : «
Il faut travailler dans ce contexte politique de répression et d’arbitraire ordinaires, il faut vivre dans une société fondée sur l’exclusion ethnique. Tout coopérant se heurte chaque jour à la mise à l’écart de tel élève, tel collègue, tel boursier, parce que tutsi – mesure chaque jour la surveillance dont ses collègues de travail sont l’objet. Pour qui a coopéré en Afrique de l’Ouest, l’épreuve est durable. Tel est le poids de l’histoire ».
Avant la guerre civile, de jeunes femmes tutsi raflées en masse et violées par la soldatesque sans réaction à Paris
Thérèse Pujolle évoque un «
totalitarisme paysan » dont l’outil de coercition est le parti unique MRND conçu selon «
le modèle nord-coréen ». Elle se demande alors si les concessions faites par l’Élysée à ce pouvoir permettront «
d’éviter l’holocauste » [5].
Comme l’analyse Vincent Duclert, «
le président Habyarimana est donc assuré dès 1983 d’un blanc-seing politique quels que soient les actes de sa présidence ou le niveau de violence auquel se livre son régime sur les populations civiles. […] Le régime du président Habyarimana est incité de fait à poursuivre dans la voie de la persécution contre les Tutsi » (p. 68).
Feu vert à la violence contre la population
À la différence du Rapport de 2021 qui porte son nom, l’historien laisse deviner son indignation du racisme récurrent à l’Élysée et s’insurge contre «
les préjugés des responsables français pour qui l’Afrique n’est qu’un vaste continent de tribus dont il faut contrôler les pulsions meurtrières. […] C’est l’une des logiques “civilisatrices” qui président à la colonisation et qui prospère dans l’alliance avec le Rwanda, objet de grandes attentions géopolitiques face aux Anglo-Américains. Mais ce que la France cautionne alors est tout simplement un véritable Apartheid d’État décidé par un régime d’une grande violence politique et sociale » (p. 48).
Racisme récurrent à l’Élysée
Cette première partie du livre intitulée « La France au Rwanda. D’une ambition impériale à une opération spéciale (1962-1990) » est particulièrement riche en révélations sur les lanceurs d’alerte et sur le mur d’arrogance et de cynisme que leur oppose l’Élysée. La seconde partie sur « Le génocide des Tutsi et l’implication de la France », par son ton plus personnel et plus convaincant, renforce l’impression laissée par le Rapport Duclert d’un naufrage absolu où les «
hommes de l’Élysée » combattent l’application des accords de paix d’Arusha. Ils admonestent le gouvernement rwandais pour qu’il cesse de négocier la paix avec le FPR. La troisième partie analyse « L’État républicain dans la crise rwandaise » et invite logiquement à intensifier les recherches.
Vincent Duclert souligne que «
les errements tragiques de la France au Rwanda ont révélé ce que Jean-Pierre Chrétien a appelé “ce nœud de préjugés qui a inspiré la politique française dans cette région d’Afrique et […] les forces qui l’ont habilement entretenu” » [6]. Une citation qui permet de s’appuyer sur le grand historien de l’Afrique des Grands Lacs afin d’esquiver la question de la complicité de génocide.
« Ce nœud de préjugés qui a inspiré la politique française dans cette région d’Afrique »
L’Élysée s’est-il rendu coupable de complicité de génocide ? Déjà en 1992, écrit Vincent Duclert, «
un ensemble solide d’informations émanant d’agents français de terrain, lucides sur l’évolution du régime [Habyarimana] démontre l’existence d’un noyau criminel dominant au sein du régime, qui l’entraîne vers un projet d’extermination totale de l’“ennemi tutsi”. […] Le processus génocidaire a franchi une étape fondamentale » (p. 219). Johann Swinnen, l’ambassadeur belge au Rwanda, documente au même moment l’articulation du complot génocidaire et ses acteurs dans une longue note diplomatique devenue virale.
La question de la complicité, écartée en 2021 par la Commission Duclert, irradie le livre personnel de ce dernier, tant est accablante la litanie des alertes sur le risque de génocide. «
Le refus d’entendre ces alertes n’équivaut pas pour les autorités françaises à s’associer à l’entreprise criminelle engagée contre la minorité tutsi. Aucune archive ne vient le démontrer » tient à préciser Vincent Duclert (p. 235). Il avait déjà dans les chapitres précédents enfoncé à plusieurs reprises le même clou : «
La France n’est pas complice du génocide, puisqu’en l’état, rien dans les archives consultées ne vient démontrer une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire de l’extrémisme hutu » (p. 17).
Pas de preuve de complicité dans les archives ?
Nous avons l’impression que cette répétition de phrases quasi identiques sent l’intervention de l’avocat prudent d’un éditeur apeuré. À notre avis et à la lumière d’autres expériences personnelles, elle ne semble pas correspondre à l’intention éditoriale de Vincent Duclert, car de la page 1 à la page 634, tout son livre démontre le contraire. Oui, «
la France » –, c’est-à-dire un certain nombre d’acteurs élyséens – est coupable de complicité de génocide ne serait-ce que par abstention d’agir. Oui, il est clair qu’un seul mot de François Mitterrand aurait pu empêcher (ou interrompre) le génocide des Tutsi du Rwanda. Oui, il est clair que Paris a délibérément exfiltré les principaux acteurs du génocide lors de l’opération militaro-humanitaire Turquoise, et a tout fait ensuite pour entraver le cours de la justice, en France comme à Arusha. Etc.
Last but not least : Oui, depuis 1994 des hommes de l’Élysée ont préféré la dissimulation, le déni, le harcèlement judiciaire de certains accusateurs et le négationnisme le plus cynique.
« Complicité » : la jurisprudence Papon
La seule question qui vaille encore est celle-ci : en l’état actuel de la documentation et des témoignages, et après le passage d’habiles « nettoyeurs » des archives, le dossier est-il en état de convaincre le Parquet et un juge d’ouvrir une information judiciaire contre X pour complicité de génocide ? Le grand mérite de Vincent Duclert est de permettre au lecteur de se forger une opinion sur cette question essentielle. Sa faiblesse est d’user de trop d’euphémisations en croyant pouvoir se tenir à l’écart des terribles polémiques surgies depuis trente ans.
Mercredi soir, en présentant son livre dans une grande librairie parisienne, Vincent Duclert a tenu à dire que «
la qualification des faits par les historiens n’est pas la même que par les juges. Ni le Rapport ni mon livre ne mettent fin à l’histoire. Nous n’avons pas fermé la porte au travail des juges ».
Comme le rappelle François Graner, un bon spécialiste de la question, «
en droit français l’intention n’est pas requise pour la complicité, il suffit de se rappeler de la jurisprudence Papon ».
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Vincent Duclert,
La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Ve République, éd. Tallandier, Paris, 634 pages, 25,50 €.
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[1] Son titre exact est
Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994).
[2] Remis au président de la République le 26 mars 2021, le rapport intégral est consultable sur le site Vie Publique :
https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994
Noter que le « Rapport Muse » commandé à des juristes des États-Unis par l’État rwandais sur le même sujet, intitulé
A foreseeable genocide - The Role of the French Government in Connection with the Genocide Against the Tutsi in Rwanda, remis au président rwandais quinze jours après le Rapport Duclert (non traduit en français), disponible sur le même site :
https://www.vie-publique.fr/rapport/284672-france-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994-english-version
Le Rapport Muse conclut pour sa part que «
La France a rendu possible un génocide prévisible ».
[3] Vincent Duclert résume : «
Un mythe racial se met en place » (p. 35). Il dénonce le fait que les décideurs français de l’époque ne vont «
penser l’Afrique qu’en termes d’atavisme ethnique ». Sur les aspects contemporains du racisme au Rwanda, relire Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda,
Rwanda, racisme et génocide, l’idéologie hamitique, Paris, éd. Belin, 2016.
[4] Vincent Duclert euphémise en parlant «
d’un effritement politique et moral […] qui résulte d’une politique menée par un groupe soudé de responsables, décidée contre tous les savoirs accumulés sur le Rwanda, opérée directement ou imposée aux services de l’État, refusant toutes objections ou oppositions, s’entourant d’un discours fabriqué sur les intentions ou les faits, se propageant par la dissimulation et l’intimidation durant des décennies. Cette politique révèle une faille très inquiétante dans le fonctionnement de la démocratie française » (p. 20).
[5] Page 71. Notons au passage que parmi les Français opérant au Rwanda, tous n’avaient pas la lucidité de Thérèse Pujolle. Deux racialistes, l’ethnologue Pierre Erny, enseignant au Rwanda de 1973 à 1976, l’historien Bernard Lugan, coopérant de 1972 à 1982 à Butare, et deux autres universitaires français, Claudine Vidal, qui a travaillé plusieurs années au Rwanda à cette époque, et André Guichaoua, expert au Rwanda d’organismes helvétiques jusqu’après 1994, ne se sont jamais élevés publiquement contre la situation d’Apartheid au Rwanda avant le génocide. Tous les quatre ont avancé que le génocide des tutsi n’avait pas été programmé avant son déclenchement. L’aveuglement sur la nature du régime rwandais n’a pas été le douteux privilège de François Mitterrand et des «
hommes de l’Élysée ».
[6] Jean-Pierre Chrétien, « Au Rwanda « la France n’est pas coupable » »,
Le Monde, 14 mars 1998.