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A dix jours du premier anniversaire du génocide au Rwanda, qui avait débuté le 6 avril au soir, la tentation est grande de conjurer le danger d'un «second génocide» au Burundi, de mettre en parallèle la situation de ce pays voisin, composé dans les mêmes proportions de Hutus (85%) et de Tutsis (15%). Pourtant, sous peine de commettre une grave erreur de jugement, il ne faudrait pas confondre les «faux jumeaux aux sources du Nil», comme on appelait ces deux royaumes au siècle passé. Aujourd'hui, aussi, les données politiques dans les deux pays divergent considérablement. Certes, ici et là, ce sont des Hutus et des Tutsis qui s'entretuent. Ici et là, encore, c'est paradoxalement la majorité hutue qui gonfle, pour l'essentiel, les flots des réfugiés.
Mais le Burundi a été, pendant les premiers trente ans de son histoire indépendante, une dictature militaire de la minorité tutsie. La route de l'exode n'est pas empruntée par les exécutants hutus d'un projet génocidaire. Ce qui ne veut pas dire que des massacres à grande échelle ne puissent avoir lieu : entre l'armée burundaise, composée à 95% de Tutsis, et l'écrasante majorité hutue, masse paysanne vivant dispersée dans les collines du pays, on se rend coup pour coup. Après l'assassinat, par des militaires tutsis, du premier président démocratiquement élu -- un Hutu --, en octobre 1993, il y eut quelque 40.000 tués des deux côtés. Depuis, loin d'une conflagration génocidaire telle que l'avait connue le Rwanda, c'est la descente aux enfers... par paliers. Ce qui laisse subsister un frêle espoir de stabilisation, même si on peut désormais se demander à quel niveau de chaos.
Au Burundi, à la différence marquée de ce qui s'était passé il y a un an au Rwanda, la diplomatie préventive -- si souvent conjurée -- n'a pas fait défaut. Certes, la communauté internationale pourrait toujours faire plus et mieux, notamment en tirant les leçons de ses précédentes débâcles (par exemple en Somalie). Mais, en l'absence d'un contingent permanent de Casques bleus qui, mis à la disposition de l'ONU, pourrait intervenir à tout moment, il faut reconnaître que le représentant spécial des Nations unies au Burundi, le Mauritanien Ahmedou Ould Abdallah, s'est démené pour, constamment, ramener les modérés des deux bords à la table de négociations. La France, après sa déroute au Rwanda, a également joué un rôle stabilisateur qu'il faut apprécier. Enfin, des ONG de beaucoup de pays ont apporté leur pierre pour bâtir une digue contre la haine de l'autre au Burundi. Si, néanmoins, le pire devait y arriver, ce n'est pas faute de diplomatie préventive mais parce que celle-ci a échoué.
Pourquoi ? Au Burundi, là encore à la différence du Rwanda, on chercherait vainement un président extrémiste qui, de mèche avec son akazu (son entourage proche, littéralement : sa «petite maison»), aurait préparé la «nuit des longs couteaux». Certes, il y a des extrémistes des deux côtés : les nervis du Palipehutu, maquisards hutus ayant rejoint l'ancien ministre de l'Intérieur, Léonard Nyangoma, d'une part ; de l'autre, les diverses milices urbaines tutsies et, surtout, l'armée «nationale» qui, dès qu'elle entre dans un quartier hutu, retrouve ses anciens réflexes de répression. Cependant, pour expliquer le dérapage de l'équilibre de la terreur entre Hutus et Tutsis au Burundi, l'argument de l'extrémisme «tribal», à lui seul, est un peu court.
La vérité est que le génocide au Rwanda a non seulement fait imploser toute la région mais, de surcroît, il a achevé de la «tribaliser». Aujourd'hui, la carte d'état-major entrevue à Paris l'été dernier, montrant le tracé d'un «Hutuland» et d'un «Tutsiland» après la disparition des Etats du Rwanda et du Burundi, est toujours une insanité. Hélas, elle correspond parfaitement à la conscience des acteurs sur le terrain. Encore un peu et, pour les Hutus et pour les Tutsis du Rwanda comme pour ceux du Burundi, les deux Etats n'existeront plus. Déjà, environ deux cent mille Tutsis sont rentrés au Rwanda en provenance du Burundi. En franchissant les quelque 200 km qui séparent Bujumbura (Burundi) de Kigali (Rwanda), les oppresseurs (tutsis) de l'ex-dictature raciste au Burundi se muent, en arrivant au Rwanda, en victimes dignes de compassion puisqu'ils appartiennent à «l'ethnie martyre»...
En sens inverse, les Hutus rwandais entassés dans les camps de réfugiés au Zaïre, estimant que la bataille régionale se joue actuellement au Burundi, rejoignent en nombre le maquis de Léonard Nyangoma. Souvent compromis dans le génocide du Rwanda, ils se transforment du coup en «combattants de la liberté»...
«Halte à l'ethnofascisme au Rwanda», «à bas les extrémistes hutus» : au lendemain du génocide, de tels slogans se révèlent aussi impuissants qu'ils bouchent la vue. Peut-être pas encore hier mais, à coup sûr, aujourd'hui, le «Burwanda» -- l'espace géopolitique de deux Etats menacés de disparition -- est un environnement meurtrier. On y tue pour ne pas être tué. Le monde extérieur ne peut que rassurer au mieux, rendre crédible que l'on peut survivre sans avoir donné la mort.