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Sosthène Munyemana lors de son arrivée au palais de justice,
le 14 novembre 2023, à Paris. © ALAIN JOCARD/AFP.
Le procès du gynécologue, accusé d’avoir participé au génocide des Tutsi au Rwanda, s’est ouvert le 14 novembre, 28 ans après la première plainte.
Sosthène Munyemana est arrivé en retard. Lunettes rectangulaires et mallette bleue, le sexagénaire est resté plusieurs minutes devant les grilles du palais de justice, ne sachant vers quelle entrée se diriger. Ce 14 novembre, sur l’île de la Cité, au cœur de Paris, le médecin désormais à la retraite comparaît libre. Pour la centaine de parties civiles physiques et les associations, le début de ce procès est une délivrance. La fin de vingt-huit années d’attente.
Le procès doit se clôturer le 22 décembre. Depuis la première plainte déposée en octobre 1995, c’est la première fois que Sosthène Munyemana, accusé d’avoir participé au génocide contre les Tutsi au Rwanda, se retrouve devant la cour d’assises. Il encourt la réclusion à perpétuité pour « génocide et complicité de génocide », « crimes contre l’humanité et complicité de crimes contre l’humanité ».
« Boucher de Tumba »
Dans la salle Victor-Hugo, au premier étage du palais de la Cité, la majeure partie des personnes présentes sont les parties civiles et leurs avocats. Les cofondateurs du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), Dafroza et Alain Gauthier, acteurs incontournables de la traque des génocidaires rwandais, ont établi leur résidence à Paris le temps du procès. L’association Ibuka, représentée par Rachel Lindon, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) ou encore la Ligue des droits humains (LDH)… Nombreuses sont les associations représentées.
La justice a finalement retenu trois chefs d’accusation à l’encontre de Sosthène Munyemana, qui doit son surnom de « boucher de Tumba » à un rapport d’African Rights datant de 1996 – et qui ne sera pas utilisé par l’instruction. Le gynécologue est accusé d’avoir signé une « motion de soutien » au gouvernement intérimaire rwandais, qui a mis en exécution le génocide, d’avoir participé au comité de crise ayant mis en place des barrières et des rondes pour empêcher les Tutsi de fuir et les tuer plus facilement, et d’avoir été le détenteur de clés du bureau de secteur de Tumba, où des Tutsi ont été enfermés avant d’être assassinés.
Une demande d’informations supplémentaires, et donc de renvoi du procès, a été déposée par ses avocats, Florence Bourg et Jean-Yves Dupeux, mais rejetée par la cour. Après l’exposé des faits, la première journée d’audience a été consacrée à la personnalité de l’accusé. Placé sous contrôle judiciaire depuis 2011, Sosthène Munyemana n’a jamais été incarcéré dans le cadre de la procédure, qui a subi de nombreux rebondissements.
Proche de piliers du gouvernement intérimaire
Né à Gitarama en 1955, il grandit dans une famille d’agriculteurs. Élève « assidu » et « sans difficultés pour apprendre », il choisit de s’orienter vers la médecine pour suivre l’exemple de son grand frère et en souvenir d’un autre enfant de la fratrie, mort-né. Il étudie à l’université de Butare, dans le sud du pays, où il rencontre la mère de ses trois enfants. La famille déménage en Gironde, dans le sud-ouest de la France, où Sosthène Munyemana reprend ses études et se spécialise en gynécologie puis en obstétrique.
Après plusieurs années en France, le médecin retourne au Rwanda en 1989 pour retrouver l’université de Butare, où il exerce, enseigne et se consacre à la recherche. Deux ans plus tard, il achète une propriété dans le quartier cossu de Tumba, où résident plusieurs « intellectuels ». S’il est encarté au Mouvement démocratique républicain (MDR), Munyemana affirme n’avoir jamais appartenu à la forme la plus extrémiste de ce parti réputé proche du « Hutu power ». Lui-même affirme ne pas se voir comme un intellectuel – « un notable qui n’a pas de voiture ! » –, mais admet bénéficier d’une certaine aura à Butare de par sa profession. C’est d’ailleurs en tant que membre du « cercle d’intellectuels du MDR résidant à Butare » qu’il signe, avec d’autres médecins de la commune, une « motion de soutien » au gouvernement intérimaire.
« On a l’impression que vous traversez ce drame sans savoir ce qu’il se passe. »
Président de la cour d’assises de Paris
Questionné sur ses liens avec plusieurs piliers de ce gouvernement arrivé au pouvoir après l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana en avril 1994, Sosthène Munyemana s’est défendu et affirme n’avoir jamais parlé politique avec eux. Le médecin avait pourtant des interlocuteurs très haut placés dans le régime, dont le Premier ministre intérimaire, Jean Kambanda, et le ministre de l’Agriculture, Straton Nsabumukunzi – dont la fille a pour marraine la femme de l’accusé, Fébronie Muhongayire.
Ignorance feinte ?
À l’entendre, Sosthène Munyemana est tout sauf un tueur. Le gynécologue, vêtu d’un complet noir, est affable, répond avec bonhomie et tente de faire rire la cour. Il se décrit même comme un sauveur, aux antipodes des accusations qui le visent. Selon lui, le bureau de secteur de Tumba aurait servi à cacher des Tutsi pour les protéger des massacres, et les barrières et les rondes étaient destinées à empêcher les tueurs de sévir.
À Butare, la violence s’est déchaînée plus tard que dans le reste du pays. Dans les premiers jours du génocide, la région devient la destination de milliers de réfugiés fuyant les autres provinces. Les communes environnantes s’embrasent peu à peu et, le 17 avril, une réunion de sécurité, à laquelle le docteur Munyemana est accusé d’avoir participé, annonce les tueries à venir.
Veut-il se distancer de ce qu’il s’est passé les semaines suivantes ? Le médecin explique que le 6 avril, jour de l’assassinat de Juvénal Habyarimana, il était en congés, occupé à « se former à l’informatique » et à rédiger un manuel d’obstétrique. Sa femme, elle, était en Gironde. Plus tard, Sosthène Munyemana enverra ses enfants près de la frontière burundaise, chez des proches. « Je n’ai jamais entendu la Radio-Télévision libre des Mille collines [RTLM], pas une seule fois », affirme-t-il, expliquant se contenter de Radio Rwanda. Sceptiques, les parties civiles manifestent leur mécontentement. Le président de la cour rétorque à l’accusé que les deux radios émettaient sur la même fréquence.
Jusqu’au 17 avril, « ce sont des journées habituelles, tant qu’il n’y avait pas encore de tueries », explique Sosthène Munyemana. « Plus ou moins normales, […] on voyait arriver beaucoup de réfugiés qui venaient de Kigali. » Réfugiés hutu ou tutsi, le médecin affirme ne pas faire la différence et ne pas avoir conscience de la dimension ethnique des massacres. « Je n’ai jamais vu de meurtre », assure-t-il. « On a l’impression que vous traversez ce drame sans savoir ce qu’il se passe », relève le président de la cour d’assises.
Exil en France
Sosthène Munyemana dit néanmoins se sentir menacé lorsqu’il héberge un proche et sa famille, qui seront assassinés après avoir passé la nuit chez lui. Et puis le 19 juin, le Premier ministre intérimaire, qu’il avait rencontré lors d’une réunion publique à Butare, lui rend visite à son domicile. « Il est passé me demander ce qu’il était arrivé. » Acteur central du génocide, Jean Kambanda a été condamné à perpétuité en 1998 ; il purge sa peine dans une prison malienne. « Je n’avais même pas su qu’il s’était radicalisé », plaide Munyemana.
« Si je peux témoigner sans haine, il m’est impossible de témoigner sans crainte. »
Filip Reyntjens
Historien
Le gynécologue finit par rejoindre ses enfants à la frontière burundaise, et parvient à fuir le pays. Après deux mois au Zaïre, il retrouve sa femme et s’installe à Talence, près de Bordeaux. Il devient médecin urgentiste, puis perd son travail lorsque la plainte déposée à son encontre fait polémique. À partir de 2001, et jusqu’à la retraite, il exercera à Villeneuve-sur-Lot. À deux reprises, les tribunaux populaires dits gacaca le condamnent par contumace. Le Rwanda émet ensuite un mandat d’arrêt international à son encontre et dépose une demande d’extradition, qui sera refusée en 2010.
Paul Rusesabagina appelé à témoigner
Ce procès a la particularité de s’intéresser à un civil, qui n’a pas joué de rôle officiel, là où les précédents jugeaient des membres reconnus de la mécanique génocidaire. Des historiens seront entendus, dont les Français Hélène Dumas et Stéphane Audoin-Rouzeau. Le Belge Filip Reyntjens a, en revanche, refusé de venir à la barre. Connu pour ses positions critiques sur le Front patriotique rwandais (FPR, au pouvoir à Kigali), il a souhaité faire lire ses explications par le président de la cour. Dénonçant un « enjeu franco-français » dans les procès en France d’accusés de génocide, Reyntjens a pointé du doigt une « atmosphère délétère » nuisant aux procès. « Si je peux témoigner sans haine, il m’est impossible de témoigner sans crainte. »
Parmi les personnalités appelées à témoigner, figure aussi Paul Rusesabagina, de retour aux États-Unis en 2023 après deux ans et demi de détention au Rwanda. L’opposant, qui s’est depuis montré critique du régime de Paul Kagame, avait été condamné à vingt-cinq ans de prison pour terrorisme. Il s’exprimera en visioconférence. Premier ministre entre 1992 et 1993, Dismas Nsengiyaremye a aussi été appelé à témoigner par la défense. Au total, près de 70 témoins seront interrogés lors du procès de Sosthène Munyemana.