Citation
« Monsieur ! On a parlé des Arméniens et des Juifs mais pourquoi vous nous parlez pas de ce qu’il s’est passé au Rwanda ? » C’est par ces mots qu’un jeune élève de 3e m’a interpellé au début du mois d’avril. Sensibilisé à la question des violences génocidaires, il avait fait le lien entre l’actualité de la cérémonie rappelant les vingt-cinq ans des débuts du génocide des Tutsi au Rwanda et ses cours d’histoire.
« Mais qu’est-ce qu’on peut apprendre de nouveau, à part que c’est pas ici ?, questionnait alors une autre élève. Le prof nous a expliqué comment ça fonctionne un génocide, c’est bon non ? On a compris… » Certes, mais ce n’est pas parce qu’une guerre fait des morts que toutes les guerres se ressemblent. Elles ont, bien entendu, des points communs, mais aussi, et surtout, des particularités.
Il en va de même pour les génocides et nos élèves doivent comprendre qu’un génocide n’obéit pas à un chemin linéaire qui conduirait, étape par étape, selon un schéma préétabli, vers un paroxysme de violence. Chaque génocide mérite que les professeurs s’y attardent avec leurs élèves, à la condition qu’ils apparaissent explicitement dans les programmes scolaires, ce qui n’est pas le cas du génocide des Tutsi.
Un génocide ne surgit pas comme cela mais s’inscrit dans un contexte et des logiques qui lui sont propres. Il n’y a pas de modèle type, il y a des traits communs, notamment dans la construction intellectuelle et psychologique de l’ennemi fauteur de guerre. Mais la guerre fantasmée ne suffit pas car s’il n’y a pas de génocide sans idéologie, il n’y en a pas plus sans guerre physique.
La violence génocidaire, un fait contemporain
Faire travailler les élèves sur le génocide des Tutsi au Rwanda, c’est d’abord les faire sortir du prisme européen et c’est continuer de cheminer avec eux dans l’étude de la mise en place des conditions politiques qui rendent possibles un tel crime. Au-delà, cet événement doit contribuer à leur compréhension de la nécessaire conception démocratique du politique et de la justice, de l’acceptation du débat et du pluralisme, mais aussi du nécessaire engagement individuel et collectif, du besoin de construction d’un commun.
Pour nombre d’élèves, le terme de « génocide » est circonscrit à la Shoah et si certains peuvent se référer au génocide des Arméniens, la notion renvoie surtout au génocide des Juifs, distant de soixante-quinze ans et dont la contemporanéité, autant dans la conception que dans la réalisation, échappe à beaucoup. Le génocide des Tutsi nous fait entrevoir que la violence génocidaire n’est pas uniquement un fait d’histoire, c’est un fait contemporain, un fait du présent et de la modernité qui doivent être interrogés, tout comme doit être questionnée la passivité du monde.
Sortir du simple récit linéaire et chronologique permet aux professeurs d’aborder les notions de valeurs universelles, d’engagement et d’humanité dans un contexte où la violence paroxystique et assassine est devenue la norme. La jeunesse doit avoir connaissance que des femmes et des hommes, par des gestes, petits ou grands, se sont opposés à la déshumanisation et à la destruction de l’Homme. C’est pour cela que certains ont été tués. Ils ont été vus comme des « collaborateurs », des « traîtres » à leur ethnie. Ils ont été assassinés pour ce qu’ils avaient fait et non pour ce qu’ils étaient. Ils n’étaient pas des « Hutu modérés », ils étaient des « collabos ». Ils n’ont pas été les victimes du génocide, ils ont été les victimes de l’absolutisme génocidaire : si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi.
Pour le dire autrement, il est impropre de parler de « génocide des Tutsi et de Hutu modérés » comme si on parlait du « génocide des Juifs et des Polonais qui les ont aidés » car l’assassinat des Tutsi était une fin en soi, un but qui venait répondre à l’angoisse de disparition qui hantait les hommes du Hutu power, quand l’assassinat des Hutu « collaborateurs » était un moyen de parvenir au but poursuivi : l’éradication des Tutsi.
Ces crimes sont de natures différentes et, au-delà du fait qu’il est indécent de parler ainsi, rien n’est plus créateur de confusion dans les esprits de nos élèves. Parle-t-on ainsi du « génocide européen » quand on parle de la Shoah ou de « génocide de l’Empire ottoman » quand on parle du génocide des Arméniens ? Alors pourquoi faire disparaître l’identité des victimes dans une dénomination, « génocide rwandais », peut-être volontairement floue ?
Nos élèves ont besoin de discours clairs et précis, d’un vocabulaire qui dit les choses et non d’une langue qui euphémise ou dilue. L’euphémisation est l’arme des bourreaux ou de leurs complices et il est de la responsabilité des professeurs d’utiliser les termes adéquats : le génocide est celui des Tutsi au Rwanda et seulement d’eux.
Lutter pour la construction du commun
Il faut donc montrer l’existence de gestes humains dans un contexte de haine absolue. Ces exemples de sauveurs, de « justes », doivent être étudiés car ces personnes ne se sont pas laissé enfermer dans une identité devenue assassine. Ils ont su garder des valeurs universelles qui transcendent les identités particulières. Dans un temps où les îles identitaires semblent s’éloigner les unes des autres, l’histoire du génocide des Tutsi doit aider les élèves à prendre conscience qu’il n’y a pas de fatalité à l’enfermement et qu’il est nécessaire de lutter pour la construction d’un commun, contre l’assignation identitaire dont certains se font aujourd’hui les porte-parole.
Le génocide des Tutsi au Rwanda interroge également sur le déferlement de violence exercée par les « voisins ». L’histoire est pleine d’exemples d’une violence exercée par le voisinage immédiat, que l’on songe aux guerres de religion en France, aux pogroms durant la guerre civile en Russie qui virent l’assassinat de plus de 100 000 Juifs, aux crimes commis contre leurs voisins lors de la Shoah par, entre autres, les populations lituanienne, roumaine ou polonaise.
Basculement d’une société
Toutefois, cette violence destructrice ne s’était jamais manifestée de manière généralisée et à l’échelle d’un pays dans son entier. Les Hutu ont tué leurs voisins tutsi, les prêtres ont tué leurs ouailles, les joueurs d’une même équipe de football ont assassiné leurs coéquipiers, les parents d’élèves ont tué l’instituteur de leurs enfants, les instituteurs ont tué leurs élèves…
Le déchaînement de la violence de voisinage fut sans précédent et ne peut que questionner. Ce questionnement doit donner lieu à des études de situations en classe et être l’occasion de profondes réflexions sur le basculement d’une société tout entière dans l’anomie, sur le processus qui a permis la mise en place des conditions du passage à l’acte, sur ce qui transforme un individu en assassin de masse, sur le conformisme social et les conduites collectives mais aussi, et surtout, sur le contexte politique qui rend cela possible.
Enfin, au moment où la communauté éducative s’interroge sur la disparition des témoins de la Shoah, les survivants tutsi peuvent apporter une frappante contemporanéité dans les salles de classe, parfois nécessaire à la prise de conscience de l’acuité de la question des génocides et des violences qui les accompagnent.
Iannis Roder (Professeur d'histoire-géographie en Seine-Saint-Denis et directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès)