Fiche du document numéro 33039

Num
33039
Date
Mercredi 11 octobre 2023
Amj
Auteur
Fichier
Taille
376290
Pages
9
Urlorg
Sur titre
Enquête
Titre
Génocide des Tutsis. Des victimes demandent réparation à la France
Sous titre
En avril 2023, vingt et un Rwandais et deux associations ont déposé un recours devant le Tribunal administratif de Paris, dans le but de faire « établir et juger les actes engageant la responsabilité de l’État » français avant et pendant les tueries de 1994. Une procédure inédite dévoilée par Afrique XXI, qui pointe quatre affaires dramatiques et implique trois opérations militaires : Noroît, Amaryllis et Turquoise.
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Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Un soldat français de l’opération Turquoise en août 1994.
Andy Dunaway / Wikimedia commons

Pour la première fois en bientôt trente ans, l’État français est directement visé par une action judiciaire pour son rôle joué au Rwanda avant et pendant le génocide des Tutsis, qui a fait au moins 800 000 morts entre le 6 avril et le 17 juillet 1994. Vingt et un Rwandais (rescapés et membres de familles de victimes) et deux associations, le Collectif des parties civiles du Rwanda (CPCR) et Rwanda Avenir, ont déposé le 29 avril 2023 un « recours indemnitaire » devant le Tribunal administratif (TA) de Paris. Cette procédure vise à faire « établir et juger les actes engageant la responsabilité de l’État », explique Philippe Raphaël, magistrat administratif et mandataire1 de cette action inédite.

« Par le présent recours indemnitaire, nous avons l’honneur de solliciter des réparations au titre des préjudices subis par le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR), l’association Rwanda Avenir, les personnes physiques requérantes (dont des témoins et victimes directes), ainsi que [...] par les victimes directes ou indirectes du génocide des Tutsi du fait de fautes commises par l’État français », est-il écrit dans ce document d’une centaine de pages adressé à l’attention du TA, et consulté par Afrique XXI. En conclusion, « au titre des réparations, les requérants demandent la condamnation de l’État français à leur verser la somme de 500 millions d’euros de dommages-intérêts ».

Ces « fautes » correspondent, selon ce document, à un certain nombre d’actions ou de non-actions de l’État français et notamment de deux hommes parmi les plus influents à l’époque, l’amiral Jacques Lanxade, chef d’état-major des armées de 1991 à 1995, et Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée sur la même période. « Sur le Rwanda, l’amiral Lanxade excède ses attributions par délégation tacite et implicite d’un M. Védrine qui, lui, ne les remplit pas », constate l’auteur du mémoire transmis au TA.

Il est principalement reproché la « non-dénonciation par l’État français » de l’accord d’assistance militaire signé en 1975 (et amendé en 1983 et en 1992) « avec le gouvernement rwandais durant le génocide ». « Entre 1990 et 1994, la France avait du pouvoir et des pouvoirs, précise le magistrat mandataire. Elle pouvait tuer dans l’œuf un génocide prévisible et prévu. Au lieu de cela, elle a tenu à bout de bras un régime génocidaire, avant, pendant et après le génocide. » De par sa passivité et de par certaines de ses actions, l’État français serait de fait coupable de « complicité de génocide ».

« CLIMAT GÉNOCIDOGÈNE »

La requête retrace également les différentes alertes qui auraient dû conduire l’État français à être, au minimum, plus vigilant sur son soutien au régime rwandais, car le « climat génocidogène » avait été « perçu par l’administration française » avant le début des massacres. Le fait que l’opération Amaryllis, déployée du 8 au 14 avril 1994 pour rapatrier les ressortissants français et étrangers, n’a pas évacué des victimes potentielles est qualifié de « non-assistance à personnes en danger » et de « faute de service ».

Dans ce document, il est également longuement question du rôle de la force Turquoise (présente au Rwanda du 22 juin au 21 août 1994), qui « n’est pas une opération humanitaire ». Cette affirmation bat en brèche la version officielle de l’armée et de l’État français. Une version déjà remise en cause par de nombreux travaux. Pour Guillaume Ancel, un ancien militaire présent au Rwanda dès le début du déploiement de cette force, celle-ci avait d’abord pour mission de sauver le régime génocidaire contre l’avancée du Front patriotique rwandais (FPR), avant de se parer d’un atour humanitaire une fois la situation devenue inextricable2. L’argumentaire de la requête se base également sur des témoignages de médecins militaires (lors d’un procès en diffamation, en 2016) qui affirment que les dispositifs médicaux n’étaient pas suffisants pour accueillir des dizaines de blessés.

L’opération Turquoise est également accusée de ne pas avoir stoppé la diffusion de la propagande génocidaire de la Radio-Télévision des Milles Collines (RTLM) et d’avoir facilité le départ de membres influents du « Hutu Power », la faction extrémiste hutue. Certains d’entre eux, comme la veuve du président Juvénal Habyarimana (la mort de celui-ci dans l’attentat contre son avion, le 6 avril 1994, a été le prétexte au déclenchement des massacres), ont même été évacués en France, où ils n’ont pas été inquiétés par la justice. La plainte déposée en février 2007 contre Agathe Habyarimana – qui réside toujours en France – pour « complicité de génocide » et « complicité de crimes contre l’humanité » est restée sans suite alors que les investigations sont closes depuis le 15 février 2022.

DEUX FRONTS PRINCIPAUX

Depuis près de trois décennies, la controverse autour du rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 se joue sur deux fronts principaux. Le premier est médiatique : des journalistes, des militant⸱es et des chercheur⸱es tentent de mettre en lumière la responsabilité de Paris dans le génocide à travers, d’une part ses soutiens militaire et politique à partir de 1990, et d’autre part le rôle de ses opérations militaires successives – Noroît (octobre 1990-décembre 1993), Amaryllis et Turquoise.

L’autre bataille se déroule devant la justice pénale. Le travail de fourmi du CPCR, soutenu par de nombreuses organisations (Survie, Fédération internationale pour les droits humains, Ibuka…), a permis de déposer trente-cinq plaintes contre des génocidaires présumés réfugiés en France. Six ont à ce jour été condamnés (trois ont fait appel). Au début des années 2000, des plaintes ont parallèlement été déposées devant le tribunal des armées contre des militaires français – elles ont été transmises depuis au pôle Crimes contre l’humanité du tribunal de grande instance de Paris.

Dans ces procédures, la responsabilité de l’État français est certes abordée, suggérée, parfois même dénoncée, mais elle ne peut être jugée car « l’ordre administratif est le plus compétent » pour cela, remarque Philippe Raphaël. Ce fut d’ailleurs l’objet d’un échange assez vif, en mai 2023, entre le chercheur et membre de l’association Survie François Graner (auteur avec Raphaël Doridant de L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone-Survie, 2020) et le président de la cour d’assises de Paris, Jean-Marc Lavergne, lors du procès d’un génocidaire présumé, l’ancien gendarme Philippe Hategekimana-Manier.

Les explications de François Graner, entendu en tant que témoin de contexte – avec d’autres chercheur⸱es –, sur les actions des gendarmes français qui ont formé leurs homologues rwandais avant le génocide avaient déplu au magistrat. Celui-ci avait demandé au chercheur de s’en tenir aux questions, à savoir si les gendarmes rwandais avaient été un rouage essentiel du génocide. « On ne peut pas expliquer le rôle des gendarmes rwandais dans le génocide sans parler de leur formation. Or ce sont les Français qui les ont formés ! » avait rétorqué François Graner.

DES VIOLS PASSÉS SOUS SILENCE

Les conséquences de ces « fautes lourdes de service », dénoncées dans la requête déposée au TA le 29 avril, sont illustrées à travers quatre affaires : les viols de femmes tutsies attribués à des soldats de l’opération Turquoise dans deux camps de réfugiés ; la non-intervention, fin juin 1994, des éléments de Turquoise alors que des milliers de Tutsis cachés sur la colline de Bisesero étaient attaqués par des Hutus armés ; les contrôles d’identité qu’auraient effectués des militaires français de l’opération Noroît ; et l’abandon à Kigali des employés rwandais du réseau diplomatique français pendant l’opération Amaryllis3.

Dans le documentaire Rwanda : le silence des mots (2022, disponible sur Arte), du réalisateur Michael Sztanke et de l’écrivain et chanteur Gaël Faye, des femmes tutsies accusent des soldats français de les avoir violées dans le camp de réfugiés de Nyarushishi, situé à l’extrême sud-ouest du Rwanda, et alors sous protection de l’opération Turquoise. « On pensait, naïvement, que le Blanc était un sauveur », ont-elles confié devant la caméra de l’auteur de Petit Pays (Grasset, 2016). Les camps de Nyarushishi et de Murambi (où des viols auraient également été commis par des militaires de l’opération Turquoise4) étaient sous la coupe de Hutus ayant eux-mêmes participé au génocide. Ces femmes tutsies – tout comme les hommes – vivaient donc sous la menace de leurs bourreaux. Ne pas avoir séparé les premiers des seconds est une « négligence de commandement », et ce « défaut d’acte est une faute de service extrêmement lourde », est-il écrit dans le document transmis au TA. Selon plusieurs témoignages, les responsables rwandais du camp pratiquaient également le viol et forçaient les femmes à se prostituer, notamment auprès de soldats français5.

En 2004, puis en 2012, cinq d’entre elles ont déposé des plaintes contre des militaires français auprès du Tribunal des armées. En 2009, un juge d’instruction a requalifié les faits en « crimes contre l’humanité » et « participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime contre l’humanité », permettant ainsi leur imprescriptibilité6. L’instruction est toujours en cours, et l’armée refuse de transmettre à la justice les trombinoscopes des militaires engagés au Rwanda à cette époque, ce qui pourrait permettre aux plaignantes de les identifier.

Dans une interview accordée à Billets d’Afrique, le journal de l’association Survie, l’ONG à l’origine de ces plaintes, la médecin Annie Faure, qui a retrouvé ces victimes et recueilli leurs témoignages, explique redouter « un non-lieu, comme pour le dossier Bisesero ». « Il faut qu’il y ait au moins un soldat du camp qui parle, poursuit-elle. Soit un violeur, soit un témoin de viol. Juste un, et cela empêcherait d’avoir un non-lieu »7.

BISESERO, « UN CONDENSÉ D’ERREURS MANIFESTES »

Un peu plus de deux mois avant cette interview, les deux juges d’instruction chargés du dossier Bisesero, du nom de cette colline située dans l’ouest du Rwanda où plusieurs dizaines de milliers de Tutsi⸱es ont été massacré⸱es par des Hutus en juin 1994, avaient en effet signé une ordonnance de non-lieu, dix-sept ans après le déclenchement d’une procédure engagée contre plusieurs militaires français. Celle-ci avait été déclenchée à la demande d’ONG, de rescapés et de familles de rescapés qui s’étaient constitués partie civile. Cette décision a été cassée en juin 2023. Un mois plus tard, le parquet a de nouveau demandé un non-lieu.

Depuis bientôt trente ans, plusieurs témoins, dont des journalistes qui étaient sur place au moment des faits, affirment que l’état-major des armées avait été informé du massacre dès le 27 juin. Pourtant, les soldats de Turquoise, dont une base se situait à seulement quelques kilomètres, ne sont intervenus que trois jours plus tard. Des militaires français ont corroboré les dires de ces témoins. Dans ce laps de temps, au moins un millier de Tutsi⸱es ont été méthodiquement assassiné⸱es.

En 2018, Mediapart dévoilait une vidéo accablante (voir ci-dessous). Datée du 28 juin 1994 et connue de la justice depuis 2013, le film de 1’25’’ montre un sergent-chef prévenir le colonel Jacques Rosier, chef des opérations spéciales au Rwanda, qu’un massacre est en cours et que leur guide est probablement un génocidaire. Jacques Rosier ne réagit ni à l’une ni à l’autre de ces informations, se contentant de quelques « eh, eh » ou « ouais, ouais ». En revoyant la vidéo, Jacques Rosier a affirmé devant le juge d’instruction, en 2015, trouver « incroyable de ne pas avoir réagi à l’information donnée ».

Le contexte de l’époque explique peut-être cette absence de réaction : comme le rappelle Mediapart, plusieurs documents de l’armée et du renseignement militaire montrent un autre récit que celui servi depuis trois décennies par les autorités françaises et remettent en cause la nature strictement humanitaire de l’opération. Bisesero serait un « condensé d’erreurs manifestes d’appréciation et fautes lourdes de service généralisé », selon la requête transmise au TA en avril dernier.

LES PATROUILLES DE NOROÎT

Le rôle de l’armée française est également interrogé avant le génocide. Sous couvert de l’accord particulier d’assistance militaire signé en 1975 entre Paris et Kigali, l’opération Noroît est d’abord lancée le 4 octobre 1990 pour « protéger les Européens, les installations françaises et contrôler l’aérodrome afin d’assurer l’évacuation des Français et étrangers qui le demandent », à la suite d’une offensive du FPR depuis l’Ouganda voisin. L’opération s’installe dans le temps et se renforce jusqu’à apporter un soutien logistique aux Forces armées rwandaises (FAR) d’Habyarimana contre le FPR, y compris après les accords de paix d’Arusha d’août 1993. De nombreux Rwandais se souviennent de cette forte présence française à Kigali et dans ses environs.

Certains d’entre eux, ainsi que des expatriés français, ont en mémoire les contrôles d’identité pratiqués par les militaires de Noroît en 1993, moins d’un an avant le début des massacres, alors que les extrémistes hutus appelaient à traquer des membres du FPR infiltrés dans la population. À l’époque, tous les Tutsis étaient soupçonnés d’appartenir à une cinquième colonne. Et comme la dénomination « Tutsi » ou « Hutu » apparaissait sur les cartes d’identité, un simple contrôle permettait d’identifier ces « ennemis ». Ce n’était donc pas une opération banale. Cela mettait en danger les personnes contrôlées, pour peu qu’elles soient identifiées comme Tutsi⸱es, alors que l’extrémisme du cercle présidentiel et son caractère « génocidogène » étaient déjà connus des plus hautes autorités françaises.

La « collaboration avec les autorités locales », selon les termes employés dans la requête, a été niée par les autorités françaises. Mais une enquête parlementaire réalisée en 1998 est revenue en détail sur cette « surveillance active » de l’armée française, « sous forme de patrouilles et de check-points », qui a « conduit incontestablement à pratiquer des contrôles sur les personnes »8. La mission d’information présidée par Paul Quilès s’interrogeait :

Comment, dans ces conditions, définir « l’action limitée au soutien de la Gendarmerie rwandaise chargée des opérations de contrôle » si ce n’est sous la forme d’une coopération ? Comment expliquer enfin les consignes interdisant l’accès des positions à la presse et au [Groupe des observateurs militaires neutres]9, sinon par l’existence d’un engagement des forces françaises dans des opérations de police qui sont, par principe, du ressort des autorités nationales et qu’il était préférable de ne pas mettre en évidence ?

LE TRI D’AMARYLLIS

Les soldats de Noroît ont appliqué les consignes de leur hiérarchie. Un an plus tard, ceux de l’opération Amaryllis feront de même. Arrivée à Kigali le 8 avril 1994, deux jours après le déclenchement du génocide, l’opération a pour mission d’évacuer les ressortissant⸱es français⸱es et étranger⸱ères. Une catégorie de Rwandais⸱es profiteront également de ces départs : dès le 9 avril, la famille du président Habyarimana (dont sa femme) et d’autres membre de l’Akazu (le nom donné à l’entourage proche de la famille Habyarimana) sont évacués. Selon la mission d’information Quilès, sur les 1 238 personnes évacuées par voie aérienne, 454 étaient françaises, et 784 étrangères. Parmi ces dernières, il y avait 612 Africain⸱es dont 394 Rwandais⸱es.

Dans son ouvrage Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994) (La Découverte, 2010), le chercheur André Guichaoua a estimé qu’un véritable tri avait été effectué. Outre les ressortissant⸱es étranger⸱ères, la mission aurait privilégié l’évacuation des dignitaires du régime au détriment, notamment, des agents rwandais du réseau diplomatique français. Un seul d’entre eux a été sauvé par Amaryllis avec une partie de sa famille : Pierre Nsanzimana, employé au consulat de France à Kigali. Deux autres, Vénuste Kayimahe et Charles Rubagumya, qui travaillaient au Centre culturel français (CCF) de Kigali, ont miraculeusement échappé aux tueurs grâce à l’intervention de soldats belges (présents dans le cadre de l’opération Silver Back), le 13 avril. Réfugiés au CCF, ils ont été en contact direct avec des soldats français qui s’y étaient installés pendant plusieurs jours. Pourtant, lorsque les militaires d’Amaryllis quitteront le Rwanda le 14 avril, personne ne cherchera à les secourir.

Cette évacuation sélective est réfutée par l’ambassadeur de France de l’époque, Jean-Michel Marlaud – d’abord lors de son audition par la mission Quilès en 1998, puis dans un livre publié en décembre 2022, Dire l’indicible (L’Harmattan). Dans cet ouvrage, il répète peu ou prou ce qu’il avait déjà déclaré en 1998 : « Je n’ai opposé aucun refus d’évacuation, à qui que ce soit, Rwandais ou étranger, écrit-il, nous ne savions pas où habitaient les Rwandais qui travaillaient à l’ambassade. Le réseau téléphonique était défaillant, les déplacements en ville dangereux. » Les témoignages de Vénuste Kayimahe (qui affirme avoir joint plusieurs fois l’ambassade10) et de Charles Rubagumya11 mettent à mal cette version : ces deux employés étaient bel et bien localisés, mais personne n’est venu les chercher.

« LIEN IRRÉFRAGABLE »

L’argument de Jean-Michel Marlaud a également été remis en doute par un de ses collègues, Michel Cuingnet, alors chef de la mission de coopération civile au Rwanda. En 1998, à la sortie de son audition par la mission Quilès, il s’était interrogé : « Comment [se fait-il] que le premier avion n’a pas été chargé de transporter ni des Français ni des personnels Tutsis ? »12 Il faisait ainsi allusion à la primauté qui aurait été donnée aux Rwandais du régime génocidaire dans le premier départ de Kigali organisé par Amaryllis. Puis, en 2019, dans le documentaire de Jean-Christophe Klotz, Retour à Kigali, une affaire française, il affirmait que le personnel dont il était responsable a été « trucidé » et se remémorait « l’appel d’une secrétaire qui s’appelait Immaculée, qui a crié au secours au téléphone ». D’autres témoins soutiennent que des appels d’employés ont bien été reçus à l’ambassade.

Afin de renforcer l’argument de Jean-Michel Marlaud, la mission Quilès s’est appuyée sur des télégrammes datés du 11 avril 1994 – soit trois jours après l’arrivée d’Amaryllis et alors que les massacres sont en cours depuis quatre jours – qui demandent d’élargir les évacuations aux employés locaux. Le premier est adressé en fin d’après-midi à l’ambassade et précise « qu’il convient d’offrir aux ressortissants rwandais faisant partie du personnel de l’ambassade (recrutés locaux), pouvant être joints, la possibilité de quitter Kigali ». Le second est adressé en soirée à Amaryllis et autorise à « accélérer l’évacuation des ressortissants étrangers et des personnels de l’ambassade ». Personne n’est pourtant venu au CCF secourir Vénuste et Charles. Et dix-sept employé⸱es du réseau diplomatique français ont été assassiné⸱es13.

L’état-major des armées et le Quai d’Orsay n’étaient-ils pas au courant que ces employé⸱es – dont certains étaient réfugiés dans des locaux gérés par l’ambassade de France – étaient menacé⸱es ? L’État français a-t-il tardé à donner l’ordre d’évacuation de son personnel local ? Sur cette affaire comme sur les autres, la justice administrative devra évaluer à quel point ces tragédies sont une conséquence de l’attitude de l’État français alors que, en 2021, le rapport Duclert avait contribué à briser le tabou en pointant « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide des Tutsis14. « L’attitude de l’État français de 1990 à 1994 au Rwanda relève d’un système d’erreurs manifestes d’appréciation et de fautes lourdes de service tout aussi systémiques », insiste Philippe Raphaël. Pour lui, « elles sont constituées d’actes et de défauts d’actes, dont certains intentionnels. Il existe un lien irréfragable entre ces actes et les dommages subis par les victimes ».

Michael Pauron

Journaliste passé par l’hebdomadaire Jeune Afrique, il a collaboré à divers journaux, dont Mediapart. Il est l’auteur des Ambassades de la Françafrique : l’héritage colonial de la diplomatie française (Lux Éditeurs, collection « Dossiers noirs » de Survie, 2022, 230 pages). @MPAURON / m.pauron@afriquexxi.info.

[Notes :]

1. Le magistrat administratif juge les litiges entre les citoyens et l’administration ; en tant que professionnel, Philippe Raphaël a été chargé par les requérants de constituer la requête.

2. Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence : témoignage d’un officier français, Les Belles Lettres, 2018.Lire aussi Laurent Larcher, Rwanda : ils parlent, Le Seuil, 2019.

3. Quatre affaires dans lesquelles les vingt et un plaignant⸱es rwandais⸱es ont été des victimes directes ou indirectes.

4. Raphaël Doridant et François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone-Survie,2020.

5. Leila Minano et Julia Pascual, « Viols au Rwanda. De nouvelles victimes accusent les soldats français », Causette, novembre 2011.

6. En France, le délai de prescription du viol est de vingt ans.

7. Marie Bazin, « Rwanda - armée française : violées parce qu’elles étaient Tutsies », Billets d’Afrique n° 322,15 novembre 2022.

8. Paul Quilès, Pierre Brana, Bernard Cazeneuve, « Rapport d’information par la Mission d’information de la Commission de la Défense nationale et des forces armées et de la Commission des Affaires étrangères, sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994 », Tome I, 1998.

9. L’accord de paix d’Arusha signé le 12 juillet 1992 prévoyait la mise en place du Groupe des observateurs militaires neutres, GOMN, afin de surveiller la bonne application du cessez-le-feu.

10. Vénuste Kayimahe, France-Rwanda : les coulisses du génocide. Témoignage d’un rescapé, Dagarno, 2001.

11. « L’engrenage du génocide vécu par une jeune Tutsi », Le Monde, 5 août 1994.

12. Journal de 20 heures de France 2, 28 avril 1998.

13. En 2005, une plaque en leur hommage a été inaugurée par l’ambassadeur de France de l’époque, Dominique Decherf.

14. Vincent Duclert, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) - Rapport remis au Président de la République, mars 2021.
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