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QUESTION.- Monsieur le Président, bonsoir. Il y a des moments exceptionnels, en voici un : c'est en effet la première fois qu'un Président de la République en exercice accepte de parler de sa maladie et son rôle dans une période de notre histoire récente qui reste encore taboue.
- Encore une fois, l'interdit, le refoulé surgissent comme ça devant nous quand il s'agit de la guerre, de Vichy, de la collaboration et de la Résistance.
- Les livres et les témoignages ne manquent pas, mais le souvenir fait décidément toujours mal aux Français. Mais cette fois, monsieur le Président, c'est vous qui avez, en quelque sorte, mis le feu aux poudres. Pierre Péan, mon excellent confrère - vous l'avez reçu à plusieurs reprises - vient de publier à votre propos "Une jeunesse française" qui raconte treize années de votre vie, entre vos dix-huit ans et vos trente-et-un ans. C'est un livre qui est documenté, rigoureux, sérieux auquel, d'une certaine façon, vous avez presque participé. Il a provoqué un choc et des blessures, y compris, et j'ai envie de dire avant tout, dans votre camp. Les Français veulent donc comprendre, et comprendre d'autant plus qu'il s'agit du Président de la République, c'est-à-dire du garant de l'unité de la Nation, du garant de la mémoire de la Nation.
- Alors je vous remercie de vous livrer, comme ça, avec nous, à haute voix, à une réflexion en direct. D'abord je voudrais vous demander pourquoi vous avez jugé bon de raconter maintenant, avec force détails, ce que vous avez vécu et ce que vous avez fait. Pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Pierre Péan me l'a demandé. Il écrivait un livre. Il avait choisi quelques années de ma jeunesse. Je le considère comme un journaliste très sérieux, un mémorialiste honnête : j'ai accepté.
- QUESTION.- Mais cela ressemble à une provocation.
- LE PRESIDENT.- Pourquoi ?
- QUESTION.- Avec ce que vous racontez de vous à un moment où on peut, peut-être, ne pas s'y attendre. C'est vrai que vous racontez ce qui a été longtemps tu, sinon caché.
- LE PRESIDENT.- Caché, non. Tu, il y a eu beaucoup de livres vous savez. Et disons que Pierre Péan a peut-être un génie particulier pour vous faire dire ce que d'autres n'obtiendraient pas.
- QUESTION.- Est-ce que ça veut dire que c'est le moment de votre vie qui permet de répondre aux curiosités que nous pouvons avoir et que nous n'avions peut-être pas assez exprimées ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne pense pas. On m'a questionné beaucoup, depuis longtemps, et n'oubliez pas que je suis resté vingt-quatre ans dans l'opposition, ce qui veut dire que mes adversaires ou mes concurrents politiques gouvernaient et avaient tous les moyens d'essayer de m'atteindre ou de me combattre.
- QUESTION.- Oui, mais quand vous avez écrit "Ma part de vérité", que vous avez rédigé vous-même, vous ne racontiez pas tout dans le détail ?
- LE PRESIDENT.- Mais ce n'était pas du tout un livre de souvenirs. C'était une conversation que j'avais eue avec Alain Duhamel, et je répondais aux questions qu'il me posait. Il ne s'agissait pas du tout d'être exhaustif !
QUESTION.- Si on vous avait sollicité, monsieur le Président, avant 1981, est-ce que vous auriez répondu de la même façon ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas, enfin, j'aurais répondu de la même façon sur le fond.
- QUESTION.- Avec la même liberté, la même précision ?
- LE PRESIDENT.- Est-ce que j'aurais accepté de livrer au public toute une série de faits qui sont un peu enfouis dans l'histoire ? Il faut dire qu'ils ne méritent pas toujours la grande histoire, car tout ce que j'ai fait n'est pas inscrit dans la grande histoire, loin de là. Mais je l'ai dit avant que nous nous asseyions là : il n'y a aucune question qui me gêne.
- QUESTION.- Ne vous inquiétez pas pour les questions : je vais essayer, avec un maximum de fermeté et de décence, de vous poser celles qui conviennent aux différents sujets que nous allons traiter.
- LE PRESIDENT.- J'accepte cette confrontation, cette affrontement, je l'accepte tout à fait. Il faut que je vous dise dans quel esprit : être contesté, être même calomnié, cela m'est toujours arrivé, ça arrive à tout responsable politique, surtout lorsque ce responsable politique s'inscrit dans la durée et obtient des charges importantes. Donc je n'ai pas lieu de m'en étonner. Et si cela s'était limité à l'attaque d'un certain nombre de personnes ou de journaux, j'aurais laissé tomber. Mais j'ai ressenti comme une souffrance, l'inquiétude honnête de gens de la base, qui m'aiment bien, que j'aime bien, et du seul fait qu'ils puissent se poser la question : "mais est-ce que ce ne serait pas vrai, par hasard ? Ca n'empêche pas qu'on l'aime bien, d'avoir lutté avec lui pendant des années, mais...". C'est à eux que je veux parler ce soir.
- QUESTION.- Vous pensez qu'ils ont le sentiment d'avoir été trompés ?
- LE PRESIDENT.- Non. Certains d'entre eux doivent s'interroger et c'est à ceux là que je m'adresse.
- QUESTION.- Aujourd'hui, au moment où vous en êtes de votre vie, et de votre deuxième mandat présidentiel, vous pensez que vous pouvez avoir une liberté absolue pour tout dire ?
- LE PRESIDENT.- J'ai une liberté absolue. Et rien ne me gêne.
QUESTION.- Vous ne vous êtes pas adressé, monsieur le Président, aux Français depuis le 14 juillet dernier, sinon dans ce discours qui a été prononcé devant la mairie de Paris pour l'anniversaire de la Libération de Paris. C'est donc la première fois que les Français vont vous retrouver comme ça en direct, après votre deuxième intervention chirurgicale. Est-ce que l'été a été difficile, douloureux pour vous ?
- LE PRESIDENT.- Quand même, vous savez, une deuxième opération, sur une maladie qui n'est pas facile à dominer, ça m'a laissé un peu sur le flanc. Mais enfin, ça n'a pas vraiment arrêté mes activités puisque, pratiquement, je ne me suis absenté que cinq jours.
- QUESTION.- Est-ce que vous souffrez encore aujourd'hui, j'ai envie de dire chaque jour ?
- LE PRESIDENT.- Cela ne vous regarde pas...
- QUESTION.- Mais la maladie, vous la sentez, elle est présente.
- LE PRESIDENT.- Elle est là, naturellement. Elle n'a pas été réduite.
- QUESTION.- Est-ce que vous subissez un traitement ? On dit que vous subissez un traitement qui est fatigant ?
- LE PRESIDENT.- Tout traitement de ce genre l'est. Ecoutez, il y a en France à l'heure actuelle des dizaines de milliers de personnes qui sont atteintes du même mal, ou qui ont des cancers infiniment plus douloureux que celui-là. Quand je pense à la somme de leurs souffrances, je préfère me taire sur les miennes car je ne suis pas l'un de ceux qui sont le plus durement atteints.
- QUESTION.- Mais ils ne dirigent pas la France, ils ne sont pas à la tête d'un pays...
- LE PRESIDENT.- Oui, mais cela c'est une autre question...
- QUESTION.- ... et comme vous avez toujours donné l'impression que vous souhaitiez la vérité, y compris sur des sujets aussi personnels et difficiles, nous nous permettons de poser ces questions.
- LE PRESIDENT.- Mais vous faites bien.
QUESTION.- Est-ce que vous pensez que la maladie et le reste, cela se domine, en tout cas que vous le dominerez ?
- LE PRESIDENT.- Ce serait beaucoup de prétention. Ce que je puis dire, c'est que jusqu'à ce jour je n'ai été empêché de rien et que je n'ai pas acquis de complexe ni de sentiment d'impossibilité : pas au point où j'en suis. Cela devrait durer encore quelque temps, quand même.
- QUESTION.- C'est à dire ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de pronostic qui puisse se justifier. Est-ce que vous savez combien de temps il vous reste à vivre ? Pour moi, naturellement, comme je suis malade, ce qui heureusement n'est pas votre cas, cela peut connaître des accélérations. Mais je n'en sais rien moi-même. Je suis en situation de combat et, quand je livre un combat, je me mets aussi dans l'état d'esprit de celui qui le gagnera.
- QUESTION.- Mais vivre comme cela, chaque jour, avec le poids de la tension et du regard des autres, comment cela se supporte ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas trés agréable, mais enfin on s'y fait aussi ; et puis c'est un devoir vis-à-vis de l'opinion française qui deux fois m'a porté à la plus haute charge de la présidence de la République. Il faut bien que je leur dise : "ça va très bien", "ça va moins bien", "ça ne va pas".
- QUESTION.- Et aujourd'hui, ça va comment ?
- LE PRESIDENT.- On risque de se répéter...
- QUESTION.- Mais le traitement dont vous avez parlé va durer ?
- LE PRESIDENT.- Normalement, c'est une série de traitements : tous ceux qui vivent la même aventure savent de quoi je parle. J'en suis déjà à ma deuxième série de traitement, il y en aura trois et peut-être quatre. Après cela on verra où l'on en est.
- QUESTION.- Après, il peut y avoir une amélioration, un arrêt ?
- LE PRESIDENT.- Chaque période représente vingt et un jours.
- QUESTION.- On n'a qu'à faire le calcul. Chaque jour amène son lot de rumeurs. Est-ce que je peux vous rappeler que jeudi, à la bourse de Francfort, on a parlé de votre mort, que chaque jour on vous épie, etc.
- LE PRESIDENT.- Je suis quand même très flatté du souci que la bourse prend de mon état de santé. Je suis même un peu surpris, je dois dire. Mais que n'a-t-on pas dit ? Une dépêche d'une grande agence, annonçant d'abord que mon avion s'était perdu dans le brouillard, que je n'étais pas arrivé à Berlin ! J'étais à Berlin. Ensuite, l'annonce que je ne participerai pas à toutes les cérémonies qui étaient prévues...
- QUESTION.- Et ça vous coûte ?
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce qui me coûte ?
- QUESTION.- De continuer à faire tout ce que vous devez faire, c'est à dire que c'est dur ?
- LE PRESIDENT.- C'est quelquefois un peu dur. J'ai beaucoup de travail, et lorsqu'il y a une fatigue le travail est encore plus pénible. Mais, d'une façon générale, j'aime ce travail. Et j'étais content de me trouver à Berlin.
QUESTION.- Est-ce qu'aujourd'hui, il y a des conséquences - je parle tout à fait sérieusement -, des conséquences et des effets de votre maladie sur votre fonction et le rôle de Président de la République, je veux dire dans l'esprit de la Vème République.
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, je n'ai manqué pratiquement à aucune de mes obligations. J'ai été opéré un lundi et je n'ai pas présidé le conseil des ministres du mercredi. M. Balladur a bien voulu me remplacer. En dehors de cela, j'ai rempli toutes les obligations qui m'étaient imposées.
- QUESTION.- C'est-à-dire qu'il n'y a pas une présidence actuellement diminuée, que les intérêts du pays vous semblent défendus ?
- LE PRESIDENT.- Absolument. Je suis informé de tout, du moins je le crois, et pour toutes les affaires graves, sérieuses, je dis mon mot, le mot que doit dire le Président de la République.
- QUESTION.- Il y a des gens qui n'aiment pas que les médecins leur disent la vérité ; est-ce que vous pensez que l'on vous dit tout ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien, mais je leur fais confiance quand même : ce sont des gens honorables. Pourquoi voulez-vous qu'ils me prennent pour quelqu'un d'incapable de supporter une vérité, même si elle est cruelle sur le plan de ma propre vie ? Non, je leur ai toujours dit : "Vous me dites tout ce qui est vrai, les risques que j'encours". Je crois qu'ils le font.
- QUESTION.- On peut dire à un Président en exercice toute la vérité, lorsque vous leur demandez ? Car il y a des malades qui ne le veulent pas.
- LE PRESIDENT.- Non, moi je le demande et ils ne courent aucun risque, vous savez. Tout au plus de perdre un client.
- QUESTION.- Et quel client !
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas leur hypothèse !
- QUESTION.- Et quand vous lisez dans tel ou tel journal, des choses sur le détail de votre santé, qu'est-ce que vous faites ? Vous passez la page ?
- LE PRESIDENT.- Non, je me dis, peut-être, que j'aurais dû les informer davantage pour leur éviter de dire des erreurs. Je vais veiller à ce que mes médecins publient régulièrement mes bulletins de santé. Au besoin, même ils pourront le faire plus souvent, et je les prierai de donner les indications chiffrées dont certains journalistes spécialisés sont friands. Parce que je n'ai rien à cacher. Je n'ai strictement rien à cacher.
- QUESTION.- Est-ce que ce n'est pas un peu difficile à vivre dans ce pays pendant une longue période, comme cela, avec des rumeurs tous les matins ?
- LE PRESIDENT.- Je suis un peu blasé, quand même.
- QUESTION.- Et le pays ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que le pays le supporte, et qu'il sait très bien que je fais mon travail.
QUESTION.- Dans quel cas, - vous m'avez dit que je pouvais vous poser toutes les questions -...
- LE PRESIDENT.- Toutes les questions que vous voudrez.
- QUESTION.-... dans quel cas diriez-vous, monsieur le Président : "j'arrête, je pars, je ne peux pas continuer" ?
- LE PRESIDENT.- Je dirais : si la souffrance est telle qu'elle pèse sur moi au point que je ferais passer l'examen de mon sort avant celui du devoir d'Etat. A ce moment-là, il est évident qu'il faut partir.
- QUESTION.- Qui vous aidera à prendre la décision ?
- LE PRESIDENT.- Je suis assez grand pour les prendre. Mais enfin je demanderais l'avis de mes médecins.
- QUESTION.- En mars 1942, vous dites dans une lettre qui est citée par Pierre Péan, je vais vous citer : "Quand je pense à mon destin, je n'y découvre que des incertitudes", vous vous rappelez de cette lettre ? "Je ne sais qu'une chose..."
- LE PRESIDENT.- Non, je ne me rappelle pas cette lettre du tout.
- QUESTION.- "Je ne sais qu'une chose", écrivez-vous, vous avez vingt-six ans, "vivre hors de l'habitude et porter au maximum l'intensité de vivre". C'est-à-dire que cinquante-deux ans après, vous avez la même volonté de vivre.
- LE PRESIDENT.- Un peu la même philosophie.
- QUESTION.- Et au moins pour achever votre mandat.
- LE PRESIDENT.- Je n'avais même pas vingt-six ans, mais vingt-cinq.
- QUESTION.- Vous voyez que vous vous souvenez de tout. J'ai dit vingt-six ans, mais vous vous souvenez que ce n'était pas vingt-six, que c'était vingt-cinq !
- LE PRESIDENT.- Je me souviens de mon âge !
- QUESTION.- Mais est-ce que l'essentiel dans l'immédiat, pour vous, c'est de tenir et d'achever votre mandat ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas l'essentiel : disons simplement que c'est une obligation que j'ai contractée lorsque j'ai demandé aux Français de m'élire, ce qu'ils ont fait, pour sept ans. La fin c'est au mois de mai prochain, je partirai à ce moment-là.
- QUESTION.- C'est une promesse, donc, aux Français. Mais vous pensez que vous avez un devoir à l'égard de quelqu'un pour surmonter et faire tant d'efforts, toutes ces douleurs ?
- LE PRESIDENT.- Je le répète, n'exagérons rien : je peux les dominer et cela n'entravera pas du tout mon travail. Je ne peux pas vous dire autre chose. Maintenant, si un homme ou une femme devait s'arrêter de faire ce qu'il a à faire parce qu'il a une migraine ou, tout d'un coup, quelque chose qui lui traverse le corps et d'une façon pénible, ce qui arrive dans mon cas, alors on n'est digne de rien.
QUESTION.- Ce n'est pas une migraine. Mais le pouvoir, est-ce que ce n'est pas aussi une thérapeutique, le meilleur élixir de vie ?
- LE PRESIDENT.- Qui sait ? Peut-être. Dans ce cas-là, il faudrait que je me fasse réélire. Non, je n'y pense pas ! Je le dis en plaisantant.
- QUESTION.- Mais je le prends comme une plaisanterie ! C'est pour cela qu'il y a peut-être beaucoup de gens qui se battent effectivement pour avoir le pouvoir. Mais, justement, qu'est-ce que c'est que le pouvoir pour qu'on y tienne autant ?
- LE PRESIDENT.- Pour ceux qui ont en eux-mêmes le goût de la vie politique, c'est-à-dire de l'organisation de la société ou de la transformation, les relations humaines avec leurs compatriotes, les Français, comment ils vivent, que faut-il faire pour les aider. On ne réussit pas toujours, mais enfin on essaie. C'est très exaltant. Je crois que le pouvoir, si on le traduit simplement par le fait de donner des ordres et d'être obéi aux trois-quarts ou à moitié par l'administration française, de pouvoir voyager dans une voiture conduite par un chauffeur, tout cela : je suis très, très éloigné de ce genre de plaisir.
- QUESTION.- Entre ce que l'on croit être le pouvoir à un moment donné...
- LE PRESIDENT.- On croit que c'est le pouvoir sur les autres, pouvoir nommer, pouvoir écarter : on est plus fort que les autres. Voilà comment beaucoup de gens l'interprètent. Ce n'est pas ce que je pense. Mais cela crée une sorte d'attrait qui remonte aux plus anciens temps. Moi, je serai resté quartorze ans, si j'arrive comme je le pense au terme de mon mandat et, pendant ces quatorze ans, justement je me suis interdit, je ne sais pas si j'ai toujours réussi, tout ce qui me paraissait un abus de pouvoir. On le répète souvent dans la presse. Je n'ai jamais poursuivi personne y compris ceux qui me couvrent d'injures par livres entiers ou avec des articles extrêmement méchants, parce que j'ai un pouvoir supérieur aux autres. On m'en prête un : on le croira, on croira que j'ai le moyen d'influencer. Donc, je ne veux pas qu'on dise cela. Je n'ai jamais porté plainte, je crois que c'est la première fois que cela arrivait dans l'histoire du pays.
QUESTION.- Est-ce que vous avez songé récemment à démissionner à cause de la maladie ?
- LE PRESIDENT.- Non, je n'en suis pas là. Je me suis posé le cas d'école que vous avez évoqué il y a un moment. Si la souffrance crée une situation qui fait qu'on se retourne uniquement vers soi-même, que le reste des soucis humains paraissent comme très lointains, notamment les soucis de l'Etat, alors, il ne faut pas rester. Mais je n'ai pas connu de périodes qui m'aient amené à ce point de réflexion.
- QUESTION.- Pourquoi, quand vous parlez publiquement, je pense à l'interview de mon ami Franz-Olivier Giesbert, vous dites : "je sais que je n'existerai plus dans quelques mois ou dans quelques années" ; vous faites rôder la mort, est-ce une coquetterie, un jeu ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas moi qui la fait rôder. Qu'est-ce que vous faites, ce soir ? c'est vous qui me posez des questions...
- QUESTION.- Les questions que les Français doivent se poser, il me semble.
- LE PRESIDENT.- Je ne vous le reproche pas. C'est vous qui me posez la question, moi, je n'allais pas en parler de moi-même. Franz-Olivier Giesbert a fait également son métier. Il m'a posé la question. Personne ne peut dire : je serai là dans six mois. Personne.
- QUESTION.- Nul ne meurt qu'à son jour.
- LE PRESIDENT.- A plus forte raison quelqu'un qui a une maladie considérée comme sérieuse, qui souvent ne fait pas de quartier : c'est une mauvaise compagne.
QUESTION.- Alors, est-ce que c'est à cause de la maladie, monsieur le Président, que vous voulez en quelque sorte sculpter de votre vivant la statue de François Mitterrand, ou que vous dites des choses qui déclenchent à la fois de nouvelles polémiques et, chez beaucoup de gens, de vraies stupeurs. On va le voir à propos à la fois de ce qui a été dit sur Vichy, sur ce qui a précédé la guerre avant d'arriver à Vichy et, en même temps, sur ce qu'on a appelé vos relations avec votre "ami" René Bousquet. On va y arriver, on va tout se dire.
- LE PRESIDENT.- Mais je n'en doutais pas en venant.
- QUESTION.- Il y avait déjà des livres qui racontent vos origines familiales de droite, je pense en particulier à celui de Catherine Nay qui date d'une dizaine d'années. Les socialistes avaient contesté. Mais cette fois, c'est vous qui passez en quelque sorte à la confession publique.
- LE PRESIDENT.- Confession ? Ce n'est pas une confession, non. Je n'ai pas écrit mes mémoires, moi. Si je les avais écrites, elles auraient été différentes. Mais, j'ai répondu aux questions d'un journaliste dont j'estime la capacité professionnelle et la morale personnelle. C'est quand même un peu différent. Il y a beaucoup d'appréciations de Pierre Péan que je n'aurais pas faites en mon nom.
- QUESTION.- Mais les faits restent les faits.
- LE PRESIDENT.- Naturellement.
QUESTION.- A dix-huit ans vous venez à Paris, vous devenez membre actif du mouvement de jeunesse créé par le leader des Croix de feu, le Colonel de La Rocque. Vous êtes volontaire national.
- LE PRESIDENT.- Si vous aviez su ma capacité d'indifférence, ma curiosité d'esprit, également répartie, vous ne diriez pas...
- QUESTION.- ... Mais ils étaient là, vous étiez là.
- LE PRESIDENT.- Oui, mais au bout de quinze jours, j'ai trouvé cela tellement ennuyeux et même un peu "sous-produit", que je n'ai pas insisté.
- QUESTION.- Pourquoi là et pas à gauche ?
- LE PRESIDENT.- Quand on a cet âge-là, sauf capacité extraordinaire que je ne semble pas avoir eue, on est le produit de son éducation et de son milieu. J'étais, jusqu'à ce que mon expérience personnelle, ma réflexion personnelle me fasse faire d'autres choix, le produit de ce milieu. Et c'était un milieu au demeurant souvent sympathique à mes yeux.
- QUESTION.- Mais il y en a qui ont su rompre avec leur milieu, encore plus brutalement.
- LE PRESIDENT.- C'est-à-dire un milieu de petite bourgeoisie modérée, catholique, patriote, peut-être un peu conformiste. Sans méchanceté particulière, n'aimant pas les extrêmes, très curieuse intellectuellement : je suis ce produit-là.
- QUESTION.- Vous lui êtes fidèle pendant longtemps, à ce produit ?
- LE PRESIDENT.- Je commence à acquérir une expérience personnelle, un jugement sur les hommes et sur les choses, et sur l'état de la société, disons à partir de ma captivité en Allemagne.
QUESTION.- En 1935, en février, on vous voit, dit Péan, dans une manifestation d'étudiants contre - je cite le titre - "l'invasion des métèques" ; les métèques c'est nous tous...
- LE PRESIDENT.- J'ai vécu cela et Pierre Péan a eu l'honnêteté de m'en parler ; et il aurait la même honnêteté de vous dire, s'il parlait avec vous, que je m'en suis beaucoup étonné. Je lui ai dit : écoutez, à mon avis, cette manifestation n'avait pas cet objet, en tout cas je n'en ai gardé aucun souvenir. En tout cas, je tiens à le dire, je n'ai jamais été, par tempérament, par habitude et aussi par l'enseignement de mon père et de ma mère, je n'ai jamais été hostile comme ça, instinctivement, je n'ai jamais été sensible au racisme.
- Je me souviens même d'un incident : vous savez que l'un de mes amis les plus chers s'appelait Georges Dayan, il était d'une famille juive d'Oran. C'était un garçon remarquable et qui est resté pour moi.. je veux dire que son seul souvenir m'émeut. J'ai fait sa connaissance une première fois comme ça : nous étions à la terrasse d'un bistrot qu'on appelait le Biarritz, qui a disparu depuis, boulevard Saint-Michel. Il était là avec cinq ou six autres amis juifs. Moi, je ne le connaissais pas du tout. Est arrivée une bande d'énergumènes, qui a commencé à dire "A bas les métèques" et à faire le coup de poing. Instinctivement, je me suis mêlé de cette affaire, du côté de ces quelques hommes isolés, courageux en diable mais qui ployaient sous le nombre. Donc une certaine sympathie est née entre nous.
- QUESTION.- Mais vous avez défendu ce soir-là Georges Dayan, où les juifs ?
- LE PRESIDENT.- Je le connaissais pas ! Et quelques mois ou quelques années plus tard, au service militaire, on se trouve dans la même section, au Fort d'Ivry, au 23ème régiment d'infanterie coloniale. Alors la relation s'est renforcée et nous sommes restés jusqu'à sa mort des amis extrêmement proches. Et depuis sa mort, je le regrette. C'est pour vous dire que je me souviens de ça. "A bas les métèques", cela me parait une expression horrible, et si je m'étais mêlé consciemment...
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous dites là : que vous n'y étiez pas ?
- LE PRESIDENT.- Je ne pense pas que cette manifestation, c'était cela et en tout cas, moi, je n'y étais pas pour cela. Et si je l'avais fait, eh bien, je n'hésiterais pas à dire que j'aurais eu grand tort, et que ce serait contraire à tout ce qui fait le fond de moi même.
QUESTION.- Et puis après, cela a été la guerre, le front, les camps de prisonniers, vous y êtes resté combien de temps ?
- LE PRESIDENT.- Un an et demi.
- QUESTION.- Un an et demi, prisonnier : deux tentatives d'évasion, la troisième réussie. Après, vous allez vous reposer dans le sud de la France, je crois que c'est à Saint-Tropez ?
- LE PRESIDENT.- J'ai pris deux temps de repos. Le hasard a voulu que mon évasion aboutisse au passage entre ce que l'on appelait la zone occupée - nous sommes encore en décembre 1941 - et la zone dite "libre", dans le Jura, où je n'étais jamais allé de ma vie, mais où je connaissais une famille, par relation familiale ancienne. Alors je me suis arrêté là. J'étais comme une sorte de mendiant, habillé je ne sais comment, j'arrivais d'Allemagne, et j'ai été reçu délicieusement. J'y suis resté le temps de bien me retaper en buvant du lait frais, en discutant avec la mère et les deux filles qui se trouvaient là, qui sont naturellement restées des amies très chères.
- Et aussitôt après, je suis parti pour Saint-Tropez : il ne faut pas confondre, ce n'est pas le Saint-Tropez d'aujourd'hui ; c'était un délicieux petit village pour les pêcheurs et pour les peintres. Pourquoi suis-je allé là ? C'est parce que des amis de mes parents, qui étaient une famille juive, les Lévy, Lévy-Despas, c'était un double nom, m'ont accueilli. Ils m'ont dit : venez, venez chez nous. Si bien que j'ai passé mes premières semaines de liberté, un peu enivré, dans cette famille-là.
- Vous me posez la question : à mon retour, voilà ce que j'ai fait et cela nous amène début 1942.
- QUESTION.- Début 1942, vous êtes donc dans une famille de juifs aisés, dans ce petit village de Saint-Tropez : des gens qui ont de l'argent.
- LE PRESIDENT.- Des gens qui ont beaucoup souffert par la suite et même un de leurs fils, qui s'est engagé dans la RAF a été tué au-dessus de Malte. C'est une famille qui a été détruite.
QUESTION.- Et pourtant, vous allez après à Vichy ?
- LE PRESIDENT.- Oui.
- QUESTION.- Et pourquoi, alors qu'il y a le gouvernement de capitulation, qu'il y a eu les lois anti-juives, vous allez à Vichy, pourquoi vous n'allez pas à Londres ou à Alger ? Je vous pose la question ?
- LE PRESIDENT.- Vous me dites les lois anti-juives, il s'agissait - ce qui ne corrige rien, et ne pardonne rien -, d'une législation contre les juifs étrangers, dont j'ignorais tout. Car, dans tout ce que je vois, dans tous les commentaires qui sont faits, on oublie toujours que pendant toute cette période-là j'étais prisonnier en Allemagne, et que m'étant évadé deux fois en vain, j'avais fait pas mal de stages en prison : pas simplement prisonnier de guerre, mais prisonnier tout court. J'étais à cent lieues de connaître ces choses-là. Et quand je me suis trouvé chez les Lévy-Despas, au début de 1942, ils ne m'en ont pas parlé.
- QUESTION.- Mais quand alors avez-vous appris l'existence de ce statut ? L'existence des camps de concentration, ça on l'a su plus tard.
- LE PRESIDENT.- Pour les camps de concentration, j'étais comme tous les Français informés, c'est-à-dire que je ne savais pas grand chose.
- QUESTION.- En 1942 ?
- LE PRESIDENT.- Non, mais beaucoup ont appris tout cela, vous pourrez le lire dans des textes de très grands résistants et aujourd'hui même dans la bouche de quelques très importants résistants gaullistes et dirigeants du RPR. Vous retrouverez facilement des citations. J'ai appris cela en 1944. Ce dégré de sauvagerie, cette barbarie, qui étaient inimaginables.
- QUESTION.- A Vichy, vous entrez dans un service de documentation, vous faites des fiches, vous les rédigez vous-mêmes, des fiches sur les communistes, les franc-maçons, les gaullistes, c'est ça ?
- LE PRESIDENT.- C'est un sujet de plaisanterie, cela ! Si le sujet n'était pas si grave, je comprendrais bien. Le responsable de ce service était un personnage haut en couleur, qui a commencé par me dire : "Surtout, si vous venez chez moi, il faut faire tout le contraire...". Il s'appelait Favre de Thierrens. Un peu plus tard il s'est retiré dans son pays près de Nîmes, où il est devenu un peintre très estimé et un résistant très respecté.
- QUESTION.- Mais à ce moment-là, vous ne faites pas de la résistance ? Ce n'est pas un début..
- LE PRESIDENT.- La Résistance, à cette époque... Il faut avoir de la chance pour rencontrer des résistants. Il y en a quand même. Et j'en rencontre précisément là, Susy Borel qui deviendra Mme Georges Bidault, Bernard de Chalvron qui était un diplomate de talent et très courageux, Léon Rollin, ancien patron de l'Agence Havas, l'un de ses collaborateurs qui s'appelait Nègre et quelques hommes de ce genre qui étaient dans la haute administration de Vichy, qui étaient des résistants dans l'âme et qui préparaient la suite.
- QUESTION.- C'est-à-dire qu'il y avait des résistants ou des résistants potentiels à Vichy ?
- LE PRESIDENT.- Il y avait des résistants réels. C'était aussi anarchique que ça. C'était une pétaudière ! Naturellement à peine Pétain a-t-il été désigné ou s'était-il emparé du pouvoir en liquidant la République au passage - c'était un vieillard qui avait déjà 84 ans, qui n'avait pas une très grande présence - se sont engouffrés par toutes les brèches possibles tous les gens d'extrême-droite qui avaient des comptes à régler avec la République ou qui voulaient assouvir leur passion comme l'antisémitisme. Ce qui a été le cas de Xavier Vallat, et de quelques autres, qui ont pris un pouvoir inconsidéré. Et à côté de ça, il y avait beaucoup de ces hauts fonctionnaires, je vous ai cité quelques noms, qui étaient des gens impeccables au point de vue patriotique.
QUESTION.- C'est un choix politique que vous avez fait en entrant dans la Résistance ou c'est une sorte de révolte patriotique ?
- LE PRESIDENT.- Ca correspondait à mes sentiments.
- QUESTION.- Choix politique, opportunité ?
- LE PRESIDENT.- Vous parlez d'une opportunité ! J'aurais bien voulu vous y voir !
- QUESTION.- Je sais que c'est facile d'en parler, là comme ça, froidement, comme beaucoup, 55 ans après. Mais moi, je n'aurais peut-être pas eu le choix.
- LE PRESIDENT.- Ce n'était pas un lit de roses. Mais c'était une vie passionnante. Non, ça s'est fait beaucoup plus par une sorte de pente naturelle. J'étais évadé de guerre. Je fréquentais surtout mes anciens camarades de guerre, ou ceux qui s'étaient évadés comme moi, par les affinités naturelles qu'on recherche à cet âge. On parlait donc surtout de ça. On a commencé à organiser les évasions de nos camarades qui étaient restés dans les camps. On leur envoyait des faux papiers, des itinéraires pour les bonnes routes, des indications sur les chemins de fer allemands, des passages de frontières. Puis peu à peu, ensuite, on fabriquait des faux papiers. Pour ce faire on entrait en contact avec les gens qui savaient faire : justement des résistants dans d'autres organisations.
- QUESTION.- Alors à ce moment-là, ce n'est pas de Gaulle ou les résistants qui sont à Londres, qui vous ont influencé ?
- LE PRESIDENT.- On ne les connaissait pas.
- QUESTION.- En 1942 ?
- LE PRESIDENT.- Pratiquement pas. On savait qu'il existait, de Gaulle naturellement, mais je ne le connaissais pas.
- QUESTION.- C'était une Résistance qui se faisait comme ça...
- LE PRESIDENT.- En France, c'était comme ça aussi. Vous ne croyez pas qu'il y a eu des centaines de milliers de gens qui résistaient.
- QUESTION.- Vous avez dit à Giesbert, que vous n'aviez jamais flirté avec l'extrême-droite, mais avec la droite oui ?
- LE PRESIDENT.- Je vous l'ai déjà dit tout à l'heure : j'étais comme beaucoup de Français, le produit d'un milieu, de ma société, de mon éducation. Je vous l'ai dit : petite bourgeoisie, dans une petite ville de province, et naturellement - d'ailleurs je ne m'en repens pas, parce que c'était des gens estimables et bienveillants - leur analyse politique était loin de celle qui est la mienne depuis de longues années, et je combats pour une idéologie qui n'est pas la même, sans avoir le sentiment de les trahir, parce que je les aimais. Mais, ça c'est le résultat de ma réflexion personnelle. Ce n'est pas si facile, vous savez, beaucoup de gens ont fait le chemin inverse plus commodément, c'est-à-dire de la gauche à la droite.
QUESTION.- Quels sentiments portiez-vous au Maréchal Pétain, si vous vous en souvenez ?
- LE PRESIDENT.- A ce moment-là, on a beaucoup vécu sur l'idée idiote mais très répandue que Pétain et de Gaulle étaient d'accord. C'est ce qu'on pensait dans les camps. Dans les camps, il y avait les cercles Pétain. QUESTION.- Et vous faisiez partie des cercles Pétain ?
- LE PRESIDENT.- Jamais, j'étais contre. J'ai mené une action pour refuser ce type d'adhésion qui au fond, devenait elle-même idéologique, c'est-à-dire qu'elle faisait de Pétain une couverture de la Révolution nationale, ça non. C'est pour vous dire que les choses sont plus compliquées qu'on ne le croit. Nous on disait : "Voyons ce général et ce maréchal, qui étaient très amis, l'un, Pétain est le parrain du fils du Général de Gaulle, leurs relations ne pouvaient qu'être bonnes...
- QUESTION.- Les déclarations du Général de Gaulle, vous n'aviez pas l'impression qu'il y avait une collusion ou une...
- LE PRESIDENT.- Les déclarations du Général de Gaulle, je ne sais pas où vous les auriez entendues, vous, le spécialiste de la radio ! Cela ne se passait pas comme cela. Mais j'ai vécu sur cette hypothèse bête pendant un certain temps. Cela n'a pas duré.
QUESTION.- Est-ce que vous pensez que vous avez fait le bon choix ? Vous l'avez fait. Vous êtes entré dans la Résistance. Vous dites presque que c'était la pente naturelle ! Est-ce que vous ne l'avez pas fait - si j'ose - tardivement, comme d'autres qui sont devenus après des patriotes ou des héros ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez : je suis rentré en France fin 41 et dans la vie civile au cours du premier trimestre, en gros. Je résume parce que je ne me souviens pas très bien, cela fait quand même cinquante-trois ans. C'était pour moi quelque chose de tout à fait naturel, et j'ai commencé à me trouver mêlé à des organisations dès le mois de juin 42.
- QUESTION.- C'est un moment, une rencontre que raconte très bien Pierre Péan.
- LE PRESIDENT.- Oui. Une organisation, des gens intéressants d'ailleurs et qui sont restés pour la plupart de très grands camarades. Malheureusement, à l'heure où nous parlons beaucoup ont disparu.
- QUESTION.- C'est ce qui va devenir, avec d'autres, la Résistance intérieure.
- LE PRESIDENT.- Notamment. C'est d'ailleurs là qu'il y a eu les premiers maquis, qui ont été constitués surtout par les garçons qu'on voulait envoyer en Allemagne pour ce qu'on appelle "la relève", c'est-à-dire pour remplacer les prisonniers de guerre. C'était un odieux marché, contre lequel nous avons pris position, mais ce n'était qu'à partir de 43. Là, c'était déjà en 42. Le leader de cette organisation s'appelait Antoine Mauduit ; il est mort en déportation et je garde de lui un souvenir très chaleureux. Lui faisait cela avec des prisonniers évadés qui étaient les premiers hors-la-loi. Et voilà comment les choses se sont faites.
QUESTION.- Est-ce que c'est à cause de votre origine familiale, votre milieu et en même temps ce que vous avez vécu à ce moment-là ? Est-ce que c'est à cause de cela qu'il y a une sorte d'opposition à de Gaulle que vous avez rencontré plusieurs fois, par la suite ? Est-ce la source de l'opposition que l'on a vue par la suite sur le plan politique et historique ? Remonte-t-elle à ce moment-là ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas si clair que cela. Le premier heurt que j'ai eu avec de GAULLE, c'est aussi la première fois que je l'ai rencontré, c'est-à-dire début décembre 1943 à Alger, Villa des Oliviers. Et là, de Gaulle, pour donner des directives aux organisations de Résistance, celle que je contrôlais et celles qui étaient de mon milieu, avait adopté une attitude de commandement qui me paraissait mal adaptée à la situation. Alors, je lui ai dit : "Il ne me semble pas que vos plans soient bons et votre choix des hommes est regrettable".
- QUESTION.- Vous aviez vingt-sept ans, vingt-huit ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, c'était en 1943.
- QUESTION.- Vingt-sept ans.
- LE PRESIDENT.- Donc, j'avais vingt-sept ans.
- QUESTION.- Mais donc, cela remonte un peu à cette période ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, là, je me suis accroché avec lui. Mais je dois dire qu'il a réagi d'une façon assez noble puisque, quelques semaines après, début mai, - alors que moi j'étais rentré en France par les voies clandestines, le 26 février -, le Général de Gaulle et Alexandre Parodi, - un homme tout à fait remarquable, il était le délégué général du Général chargé d'organiser les pouvoirs civils en cas de victoire -, m'avaient choisi pour être un des quinze hommes qui seraient chargés de tenir la légalité tout le temps que le gouvernement - c'est-à-dire le Comité national de Libération d'Alger - et que le Général de Gaulle lui-même, seraient empêchés, le cas échéant, de revenir à Paris. Et, le 19 août au matin, j'étais l'un de ceux qui se sont emparés des bâtiments publics.
- QUESTION.- Mais quand maintenant vous célébrez tel ou tel anniversaire de la Libération, que vous ne parlez pas trop du Général de Gaulle, est-ce que vous pensez à cette époque ?
- LE PRESIDENT.- Cela dépend. Je ne parle pas du Général de Gaulle quand il n'y a pas lieu d'en parler. J'en parle lorsqu'il est juste d'en parler. Si l'on en a pas parlé au moment du débarquement de Normandie, c'est parce que les troupes françaises en tant que telles n'y étaient pas engagées - pas le premier jour en tous cas - et pour des raisons que je comprends. Enfin, telle est la réalité. Et en revanche, lorsque l'on parle de la France, de la Libération de la France et des combats menés par les gens de la France Libre, je parle toujours du Général de Gaulle parce que je ne suis pas quelqu'un d'injuste.
QUESTION.- Grâce aux historiens américains comme Paxton, depuis quelques années et tant d'historiens français, il n'y a plus de censure, pratiquement, autour de cette période de notre histoire. Vous avez été témoin, vous avez été acteur.
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de censure en tout cas depuis bientôt quatorze ans que je suis là.
- QUESTION.- Oui, mais le mouvement avait commencé avant parce qu'il y a eu des historiens qui avaient voulu voir tel ou tel aspect.
- LE PRESIDENT.- Cela a été assez longtemps difficile parce qu'un des premiers éléments de la législation de l'après-guerre, c'était d'interdire d'évoquer un certain nombre de faits pendant trente ans. Vous imaginez ? Ce n'était pas tenable pour les historiens.
- QUESTION.- Vous voulez dire que c'est à cause de cela qu'en dehors de quelques exceptions grandioses on a tous cru que nous étions quarante-cinq millions de Résistants ?
- LE PRESIDENT.- Oh, je préfère comme vous en sourire. Mais les vrais résistants, eux, savent très bien à quoi s'en tenir.
- QUESTION.- C'est-à-dire ?
- LE PRESIDENT.- Ils se reconnaîtront dans ce que je viens de déclarer.
QUESTION.- Au bout du compte, quel est votre propre jugement sur le régime de Vichy ? Est-ce qu'il y a des choses qui sont aujourd'hui, pour vous, condamnables et irréparables ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, cela fait combien de fois que je le dis ? La première chose condamnable pour Vichy, c'est d'avoir tiré un trait sur la République. C'était un acte vraiment intolérable et c'est comme cela que s'est installé un état de fait. Non pas le premier jour, le 10 juillet, mais le 11 juillet 1940. Cela c'était déjà condamnable. Au début, c'était la pétaudière, c'est-à-dire un vieil homme derrière lequel s'infiltraient un tas de gens qui eux avaient depuis longtemps une idéologie - je ne dirais pas que Pétain n'en avait pas, mais ce n'était pas un penseur -, et les gens qui se sont infiltrés là, Maurras d'une certaine manière, Déat et bien d'autres très connus qui ont eu un sort contrasté par la suite, en ont profité pour faire une révolution, qu'il ont voulu appeler la Révolution nationale.
- Eh bien ça c'était détestable parce que ça reposait sur un certain nombre de données qui étaient contraires à tout ce qui me paraît être le message de la République, de la démocratie.
- QUESTION.- Et puis il y a eu les crimes.
- LE PRESIDENT.- Et puis il y a eu des persécutions. Ce qui est criminel, c'est la première législation antisémite. Les crimes se sont surtout répandus lorsque le combat est devenu plus difficile, c'est-à-dire d'une part les maquis et d'autre part la milice.
QUESTION.- Mais quand vous dites : il y avait ce personnage qui était âgé, et puis il y avait les autres qui en profitaient, c'est-à-dire que vous le mettez de côté ou vous le mettez dans le même sac ?
- LE PRESIDENT.- Non, j'ai dit simplement que c'était sous son autorité, il a laissé faire, il a peut-être encouragé. De ce fait sa responsabilité se trouve engagée.
- QUESTION.- Vous le pensiez quand vous avez assisté, si j'ai bien lu, pendant trois jours au procès de Pétain, vous pensez qu'il y avait sa responsabilité ?
- LE PRESIDENT.- J'ai assisté un jour, je crois, au procès Pétain. Je pensais, oui, que Vichy avait nui aux intérêts de la France ; c'est évident.
- QUESTION.- Mais vous dites qu'il y a des choses condamnables. Vous le dites à titre personnel ou au titre de Président de la République ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas à m'exprimer en tant que Président de la République. Ce n'est pas à moi d'écrire l'histoire de la France. Mais, au double titre personnel et public, c'est essentiellement condamnable. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise d'autre ?
- QUESTION.- Mais pourquoi la République ne le condamne pas plus nettement ?
- LE PRESIDENT.- Mais elle l'a toujours fait ! Que croyez-vous qu'a fait de Gaulle, que croyez-vous qu'ont fait les résistants de l'immédiat après guerre ? On veut occulter ce qui s'est passé au lendemain de la guerre. Savez-vous qu'il y a eu cent vingt-sept mille dossiers instruits contre des collaborateurs ?
- Savez-vous qu'il y a eu huit cent condamnations à mort, exécutées à titre civil, et à peu près huit cent exécutions militaires par jugement ? Donc seize cent cinquante personnes qui ont été fusillées. Compte non tenu du grand nombre de gens qui ont été tués parce qu'ils s'étaient opposés aux patriotes dans la période de Libération.
- Ce n'est pas tout à fait rien, vous savez. La Haute Cour de Justice s'est réunie tout aussitôt. Il y avait tout d'abord des cours martiales et donc il y a eu beaucoup de gens punis dans leur vie. On vient de découvrir plus de cinquante ans après qu'il y a eu Vichy, qu'on a sanctionné. Ce n'est pas vrai ! Alors, on pourrait se demander ce qu'ont fait les autres ? Qu'est-ce qu'ils ont fait ? Vincent Auriol, Coty, de Gaulle, Pompidou !
- QUESTION.- Mais on n'avait pas toutes les indications historiographiques sur la période.
- LE PRESIDENT.- On n'a pas tout sur tout. Mais sur l'essentiel, oui.
QUESTION.- Encore une fois, pourquoi la République ? Pourquoi la France ne demanderait-elle pas pardon des crimes et des horreurs qui ont été commises à cette époque-là parfois en son nom ?
- LE PRESIDENT.- Non, non. La République n'a rien à voir avec cela. Et j'estime moi, en mon âme et conscience, que la France non plus n'en est pas responsable, que ce sont des minorités activistes qui ont saisi l'occasion de la défaite pour s'emparer du pouvoir et qui sont comptables de ces crimes-là pas la République, pas la France. Et donc je ne ferai pas d'excuses au nom de la France. Et j'ai déjà dit cela.
- QUESTION.- Et vous estimez que vos réponses personnelles, ce sont la Maison d'Izieu, ce que vous avez fait à l'occasion du Vel'd'hiv, etc...
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas eu besoin de me forcer, moi. Même dans le livre de Péan, où ailleurs, on n'a jamais relevé de ma part le moindre mouvement, sentiment, acte, demi-acte qui soit antisémite. J'ai toujours trouvé coupable cette sorte de disposition raciste antisémite. J'ai toujours été dans ce camp-là et dès que je suis entré au gouvernement en 1947, l'une des premières décisions à prendre touchait ce fameux bateau que l'on appelait "l'Exodus" dans lequel se trouvaient des juifs qui voulaient aller en Israël, enfin dans la future terre conquise, et nous n'avons été que deux membres du gouvernement à prendre ces positions-là. Et ça date des premières années de la Quatrième République. Et tous mes choix ont été dans ce sens et ce n'est même pas la peine de me poser la question.
- QUESTION.- Aujourd'hui Serge Klarsfeld écrit dans le journal Libération et demande qu'on encourage les historiens à chercher à révéler toute la nature, toute l'étendue des fautes et des crimes qui ont été commis par ce régime.
- LE PRESIDENT.- Oui, Serge Klarsfeld est dans son droit.
- QUESTION.- Mais il a raison, c'est ça qui m'intéresse de votre part ?
- LE PRESIDENT.- Je ne dis pas qu'il ait tort. Il a certainement raison de chercher où se trouve le crime et même la faute contre la patrie.
QUESTION.- Est-ce qu'aujourd'hui il n'y a pas un risque, vous le lisez, vous l'entendez partout, même chez des petites gens, de banaliser ce qu'a été Vichy ?
- LE PRESIDENT.- Je ne comprends pas ce que cela veut dire.
- QUESTION.- On peut s'habituer, dire que ça été un moment qui a traduit l'esprit collectif français...
- LE PRESIDENT.- On n'a jamais mis autant en accusation Vichy qu'au cours de ces deux ou trois dernières années. Moi qui ai vécu toute la période Vichy, la période de la Résistance, la période qui nous mène de 1945 à 1990, on n'a jamais autant entendu parler de Vichy que récemment.
- QUESTION.- C'est une manière de nous dire que vous auriez préféré qu'on en parle aussi un peu avant ?
- LE PRESIDENT.- C'est une résurgence historique, je ne dis pas qu'elle soit mauvaise mais elle est presque étonnante.
- QUESTION.- Vous nous dites aussi ce soir que vous n'accepteriez pas, comme cela, qu'on réhabilite peu à peu ce que fut Vichy ?
- LE PRESIDENT.- Mais certainement pas ! On ne réhabilite pas ce qui ne mérite pas de l'être et qui mérite, même, certaines formes de condamnations.
- QUESTION.- Ce n'est donc ni votre envie ni votre conception : que les choses soient claires.
- LE PRESIDENT.- Quand l'aurais-je fait ? Je n'ai jamais bougé le petit doigt dans ce sens. On m'a reproché des gerbes sur la tombe du Maréchal Pétain. Le Général de Gaulle, M. Pompidou et M. Giscard d'Estaing avaient agi de même, à l'occasion de ces anniversaires nationaux, comme Verdun. Finalement, comme on est, cinquante ans après, beaucoup plus braqué sur ces choses et que je ne veux pas être, moi, un objet de division entre les Français, surtout pas avec mes amis de base, les résistants et les socialistes, j'ai cessé de suivre cette tradition.
QUESTION.- Mais l'affaire Bousquet a provoqué partout de l'incompréhension et vraiment une sorte de gêne et dans votre propre camp, la colère et l'indignation.
- LE PRESIDENT.- Tout dépend de quoi vous me parlez.
- QUESTION.- Eh bien justement de votre relation avec Bousquet, on va en parler, tout de suite. Quand l'avez-vous connu ?
- LE PRESIDENT.- Je l'ai connu, je n'en sais rien, mais forcément dans les années 50, c'est-à-dire après qu'il ait été, on va dire ministre, pour simplifier, sous Vichy. Comme tous les ministres de Vichy, il est passé en justice. Il est resté cinq ans en prison...
- QUESTION.- ... trois ans, entre 1945 et 1948. Il a été jugé en 1949.
- LE PRESIDENT.- Trois ans : je croyais que c'était cinq ans.
- QUESTION.- Et en 1949, il y a eu le procès devant la Haute Cour.
- LE PRESIDENT.- Il est passé en Haute Cour, il a été acquitté.
- QUESTION.- Une mascarade disent les historiens.
- LE PRESIDENT.- Vous dites cela, mais cette Haute Cour de justice a condamné beaucoup de gens. Il se trouve qu'elle l'a acquitté. Ce n'est pas grâce à moi : je ne suis pas intervenu dans ce procès. Donc, il y a assez de gens qui sont intervenus pour dire : "Oui, mais...". On l'a même relevé de l'indignité nationale. C'est-à-dire qu'il s'est retrouvé absolument avec tous ses droits de citoyen. Quelques années plus tard, le Conseil d'Etat lui a rendu sa Légion d'Honneur.
- QUESTION.- Et vous, jusqu'en 1949, vous ne le connaissiez pas ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne le connais pas. A partir de 1950, Bousquet est devenu une personnalité, à Paris et à Toulouse. A Paris, il était l'un des dirigeants de la Banque d'Indochine. Il a tout de suite été introduit dans beaucoup de conseils d'administration fort importants, où il a fréquenté des gens que je n'ai pas à citer, mais enfin qui ont très bien accepté d'être dans les mêmes conseils d'administration que lui.
- QUESTION.- Vous voulez dire que si l'on connaissait les noms, cela surprendrait ?
- LE PRESIDENT.- Peut-être certains d'entre eux. Et puis, à la "Dépêche du Midi", qui est un grand journal de Toulouse, propriété d'un homme, Jean Baylet, qui a été déporté, avant d'être un député patriote et courageux qui s'est tué dans un accident. C'est sa femme qui l'a remplacé, une femme courageuse et intelligente. Ils ont appelé Bousquet à la direction de ce journal.
- QUESTION.- Parce que le paradoxe, c'est que Bousquet, qui avait huit ans de plus que vous, était radical, à l'époque, avant la guerre en tout cas : il était à gauche au début, et vous vous étiez à droite.
- LE PRESIDENT.- Je n'étais pas à droite, je n'étais rien. J'exprimais ce que j'avais appris.
- QUESTION.- Mais quand on dit que c'était un ami. Est-ce que c'était un intime de François Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Mais non, ce n'était pas un intime.
- QUESTION.- Ou un ami ? On dit : "Leurs relations amicales".
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, on dit ce que l'on veut dire.
- QUESTION.- Non, mais vous dites votre vérité.
- LE PRESIDENT.- La chronologie commande. Bousquet redevient un libre citoyen, très introduit dans les milieux politiques et financiers, dès les années 50, ainsi que dans les milieux de presse. Il est considéré comme un ami par plusieurs chefs de gouvernement qui sont d'honnêtes républicains. Moi, je ne suis pas dans le coup : j'ai déjà été parlementaire, mais enfin je ne suis pas un personnage dont on recherche l'amitié, je ne compte pas beaucoup. Cela, à partir de 1950. Et jusqu'en 1978, aucune question ne sera posée. Je répète qu'en 1957 le Conseil d'Etat lui restitue sa Légion d'Honneur.
QUESTION.- Pendant toute cette période, ces 28 ans, tout le monde le reçoit. On le voit, si il veut : vous aussi ?
- LE PRESIDENT.- Moi je l'ai rencontré, certainement, avec d'autres personnes. Je n'ai pas fait le compte, mais enfin, au moins dix ou douze fois. Sans éprouver à l'égard de quelqu'un d'innocenté, d'acquitté...
- QUESTION.- Moralement vous ne pouvez pas l'acquitter. Mais est-ce que vous saviez ce qu'il avait...
- LE PRESIDENT.- Mais non, qu'est-ce que vous racontez là ? Excusez-moi. Il est accusé d'actes insupportables, mais il est acquitté de cela par une Haute Cour de Justice qui n'était pas tendre. Il rentre dans la vie normale et il est reçu partout. Et comme c'était un homme très actif, il s'impose très vite dans ces conseils d'administration, dans sa banque, dans le journal où il siégeait à côté d'un homme que je respecte infiniment, qui est un de mes amis personnels. Maurice Bourgès-Maunoury, délégué militaire du Général de Gaulle, de la Résistance...
- QUESTION.- Alors ils étaient aveugles, tous ces types ?
- LE PRESIDENT.- Aveugles sur quoi, de quoi me parlez-vous ? Ils sont en face d'un homme qui a été acquitté par la Haute Cour de Justice, presqu'avec félicitations, c'est-à-dire avec levée de l'indignité nationale, auquel on rend ses décorations, en disant : "Bon, il a peut-être fait des fautes, mais il s'est comporté de telle sorte qu'il mérite d'être acquitté". Quel sentiment d'injustice a-t-on ? Et pendant trente ans, il vivra comme cela à Paris.
- QUESTION.- C'est pour cela que vous dites à Péan, que vous l'avez vu avec plaisir ?
- LE PRESIDENT.- C'était un type intéressant. Mais je dois dire qu'à partir de 1978, des questions ont été posées par un personnage peu reluisant, l'ancien Commissaire aux affaires juives qui dit, lui : "Tout le monde me reproche toujours ceci, cela, mais arrêtez, c'est Bousquet...
- QUESTION.- Comme la rafle du Vel'd'hiv.
- LE PRESIDENT.- Cela alerte naturellement - surtout la rafle du Vel'd'hiv - des historiens ou des chercheurs : c'est le cas de Serge Klarsfeld, qui recherche d'abord surtout la piste d'un très important policier qui s'appelait Leguay, lequel est mort. Et à ce moment-là, l'intérêt de Klarsfeld et de quelques autres se portera sur Bousquet. Ils ont pris le temps qu'il fallait pour une enquête honnête. C'est en 1978 que Darquier de Pellepoix s'exprime : il ne faut pas le croire sur parole, c'était vraiment un affreux bonhomme. Finalement, dans les années 1985, 1986, commence à se répandre le bruit...
- QUESTION.- Mais entre-temps, on continue à le voir, et même il vient ici, dans cette maison, comme ailleurs.
- LE PRESIDENT.- Il continue d'avoir son statut d'homme acquitté, mêlé, je le répète, à au moins une dizaine de grands conseils d'administration. C'est un personnage que tout le monde voit.
QUESTION.- Et vous, à partir de quand vous ne le voyez plus ?
- LE PRESIDENT.- D'après ce que Péan relève - comme c'est un homme sérieux, je pense qu'il a cherché ses sources, moi je n'aurais pas été capable de le dire -, je crois que c'est au début de 1986. C'est-à-dire, quand a commencé à se répandre le bruit : "Oui, mais le procès de 1949 ne possédait pas toutes les informations sur l'affaire du Vel-d'Hiv ; C'est plus grave que cela, son rôle est plus directement engagé". Moi, je ne suis pas juge, je n'ai pas à dire : "C'est vrai, c'est faux". Mais je suis Président de la République et je ne l'ai plus revu jusqu'à sa mort. D'ailleurs, il ne m'a jamais demandé de rendez-vous.
- QUESTION.- Mais vous comprenez que certains des socialistes en découvrant que...
- LE PRESIDENT.- Ils découvrent quoi ?
- QUESTION.- Que vous voyiez à l'Elysée...
- LE PRESIDENT.- Beaucoup de gens de Paris, dont certains ne sont pas forcément parmi les plus honorables, qui ont une façade honorable jusqu'à ce que l'on sache que ce n'est qu'une façade...
- QUESTION.- Vous ne regrettez pas un peu de négligence ou de légèreté ?
- LE PRESIDENT.- Mais pourquoi ?
- QUESTION.- Parce qu'à partir de 1978, quand on a commencé à dire par Darquier de Pellepoix, ou d'autres...
- LE PRESIDENT.- Non, Darquier de Pellepoix ce n'est pas un témoin.
- QUESTION.- Oui, mais les enquêtes judiciaires commencent, on commence à mettre le nez dans les affaires.
- LE PRESIDENT.- La plainte de Klarsfeld est de 1989. Je ne dis pas du tout qu'il était négligent dans ses recherches mais il a cherché, il a approfondi et entre 1978 et 1989 il n'a pas déposé de plainte. Mais les bruits me sont revenus aux oreilles selon lesquels le rôle de René Bousquet dans l'affaire du Vel'd'Hiv était quand même beaucoup plus lourd qu'on ne l'avait supposé et qu'il n'aurait peut-être pas valu l'acquittement dès 1949. Dans le cadre de mes fonctions et de mes responsabilités, il me semble que j'ai bien fait.
- QUESTION.- A ce moment-là, vous dites-vous : "on n'oublie pas ce genre de crime, c'est inexcusable", quand on vous le dit ?
- LE PRESIDENT.- Est-ce que vous croyez que quand je suis allé, moi, au Vel'd'Hiv, quand j'ai vu le sort déchirant de ces familles juives, l'atroce situation qui leur était faite pour aboutir au terme de l'itinéraire dans les camps de déportation, c'est-à-dire souvent dans les fours crématoires, je n'étais pas épouvanté moi-même, et je n'en souffrais pas ?
QUESTION.- Et quand il est inculpé en mars 1991, est-ce que vous dites : "la justice doit passer d'abord" ?
- LE PRESIDENT.- Mon raisonnement est différent, je n'ai pas à donner mon opinion à ce moment-là. La justice décide. D'ailleur c'est le procureur général, je pense que c'était déjà M. Truche, qui décide de faire continuer les poursuites. M. Truche pourrait en témoigner : je n'ai jamais fait la moindre intervention auprès de lui pour l'empêcher d'agir selon sa conscience. Mais cela, c'est un autre problème de fond sur lequel vous avez certainement des questions à me poser. Moi, depuis de longues années, j'estime que je dois tenter d'apaiser les éternelles guerres civiles entre Français.
- QUESTION.- C'est-à-dire que vous n'avez pas encouragé des procès à l'encontre de ces gens-là ?
- LE PRESIDENT.- Cela dépend desquels, et cela dépend quand, puisque c'est moi - enfin c'est Robert Badinter, qui m'en a convaincu -, qui ai fait admettre l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité, c'est-à-dire qu'on peut toujours dans le temps rechercher les coupables de crimes contre l'humanité. C'est nous qui avons fait revenir Barbie. Donc, on n'a pas été spécialement tendres et complices à l'égard de ces types de crimes.
Mais mon point de vue depuis de longues années, c'est qu'il faut tenter de mettre un terme à la guerre civile permanente entre Français ; que si l'on prend tous les éléments de l'histoire où les Français se sont déchirés, si l'on n'essaie pas d'y mettre un terme, on ne se conduit pas comme il faut par rapport à la France. Cela, c'est ma conviction, mais elle n'est pas née avec l'affaire Bousquet et la première démonstration que j'en ai faite, et pas facilement, croyez-moi, c'était quand j'ai décidé d'amnistier les généraux rebelles d'Algérie, ceux qui avaient fait le putsch.
- QUESTION.- Ca c'est un acte de générosité, de conviction d'un Président de la République de gauche, ou de quelqu'un qui a des souvenirs de la droite d'avant ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi posez-vous cette question ? Ces généraux, moi je ne les connaissais pas. Enfin si, j'avais connu Salan parce qu'il avait été commandant supérieur des troupes d'outre-mer quand moi-même j'étais ministre. Mais non, c'étaient des gens qui étaient là depuis vingt ans, qui étaient octogénaires et moi, je connais un petit peu l'histoire de France, je m'y intéresse en tout cas beaucoup, et j'avais constaté que sauf pour les guerres de religion où il n'y avait pas de commencement et pas de fin, c'était la passion religieuse par dessus le marché, il y a toujours eu des amnisties rapides. Savez-vous que le drame de la Commune est, je crois, plus que la Révolution française, la période la plus tragique pendant laquelle les Français se sont le plus entre-tués, par dizaine de milliers ? Les communards surtout ont été fusillés. Les versaillais ont subi des pertes, mais infiniment moins. La répression a été atroce contre les communards. Leur action a été menée en 1871, l'amnistie a eu lieu en 1880, les souvenirs étaient encore tout chauds. Lors de la guerre d'Algérie, il y a eu les crimes de l'OAS qui assassinait les gens. J'avais un ami qui était un jeune avocat catholique d'Alger, libéral, qui s'appelait Pierre Popie ; il était venu me voir la semaine précédente, il se passionnait pour le sort de l'Algérie et il a été assassiné, un soir, à coups de couteau : une petite troupe est entrée dans son bureau, l'a saisi par les épaules et à la tête et on l'a lardé de coups de couteau. Il est mort comme ça, vidé de son sang. Le criminel principal qui s'appelait Peintre a été naturellement ensuite condamné et le Général de Gaulle l'a grâcié, ou bien il a été amnistié en 1968.
- C'est-à-dire que cinq, six ans, sept ans, après, ces gens-là ont été remis en liberté. Je ne veux pas dire qu'il ait eu raison parce que là c'était un peu fort de café.
- QUESTION.- Votre principe : je défends en tant que Président, la paix civile ?
- LE PRESIDENT.- Je l'ai toujours dit, au Conseil des ministres. J'ai pris mes responsabilités, je l'ai dit aux différents Gardes des Sceaux, dont certains ne partageaient pas mon opinion mais qui acceptaient de raisonner. J'ai dit "ne mettons pas de raison supplémentaires, de charges explosives, dans une société déjà extrêmement divisée, c'est-à-dire la société française". Cela c'est à propos de l'affaire des généraux d'Algérie, ce n'est pas un raisonnement ad hominem pour Bousquet.
QUESTION.- Mais alors si justement, Bousquet n'avait pas été assassiné vous auriez laissé faire la justice, et vous auriez oui ou non, voulu que les choses aillent jusqu'au bout, c'est-à-dire la condamnation pour ce qu'il a fait ?
- LE PRESIDENT.- Je ne serais pas intervenu dans ce procès. Car à partir de ce moment-là, c'est la justice qui était maîtresse de sa décision.
- QUESTION.- Soit, mais personnellement vous auriez été quand même satisfait qu'on juge un criminel ou pas ?
- LE PRESIDENT.- C'était dans le cadre de la loi sur les crimes contre l'humanité et même si c'était très dramatique, René Bousquet se trouvait, - c'est un des deux ou trois Français - placé sous les feux de la rampe de la culpabilité nationale.
- QUESTION.- Mais il méritait la justice ?
- LE PRESIDENT.- C'est au juge qu'il revenait de le dire. Mais le procès allait avoir lieu, je crois qu'il était déjà instruit.
- QUESTION.- Quand vous lisez que vous avez quelquefois recommandé, même oralement, monsieur le Président de la République, à vos ministre de la justice de freiner les procédures judiciaires.
- LE PRESIDENT.- Absolument, c'est vrai pour ce genre de procédures judiciaires, c'est-à-dire celles qui ravivent toutes les plaies. J'en prends la responsabilité. Mon devoir est de veiller à ce que les Français se réconcilient au bout d'un certain temps. Je ne suis pas hostile naturellement au châtiment. Mais un châtiment irrémédiable, c'est la peine de mort. Mais la réconciliation cela existe aussi et si cela sert l'unité de la France, je suis pour. Et cela, je l'ai développé devant plusieurs Conseils des ministres, je ne dis pas cela ce soir pour vous.
- QUESTION.- Et vous dites à Pierre Péan, qu'il est injuste de juger des gens sur des erreurs qui s'expliquent dans l'atmosphère de l'époque. Ce qui rejoint d'ailleurs ce qu'écrivent dans un livre qui est en train de sortir chez Fayard, Eric Conan et Henri Rousso, un journaliste et un historien extrêmement rigoureux - "Vichy, un passé qui ne passe pas" -, il y a cette question : "Le devoir de mémoire donne-t-il le droit d'ouvrir le procès perpétuel à la génération de la guerre" ? S'il est donc injuste de juger des gens sur des erreurs qui s'expliquent, quelles erreurs vous reconnaîtriez-vous, vous-même ?
- LE PRESIDENT.- Vous me citez Pierre Péan que je respecte, qui est un bon journaliste, scrupuleux. Mais toutes ses opinions à lui ne sont pas forcément les miennes, et il n'a pas écrit sous ma dictée.
- QUESTION.- Il est injuste de juger des gens sur des erreurs qui s'expliquent par le climat de l'époque ?
- LE PRESIDENT.- C'est une remarque assez judicieuse.
- QUESTION.- Est-ce que vous pensez qu'il faut reconnaître un droit à l'erreur et en ce qui vous concerne ?
- LE PRESIDENT.- Lorsque l'erreur ne comporte aucun aspect infamant ou criminel, naturellement.
QUESTION.- Les jeunes qui n'ont connu que vous, que François Mitterrand Président de la République - vous avez d'ailleurs fait allusion à eux dans l'interview du 14 juillet -, que leur dites-vous : entre l'homme qui, par son milieu et sa famille, était à droite, et celui qui est devenu le rassembleur de la gauche qui a parlé au peuple de gauche, quel est le vrai ?
- LE PRESIDENT.- Vous nous ramenez en 1941, 42, 43.
- QUESTION.- On parle d'aujourd'hui.
- LE PRESIDENT.- J'ai soixante-dix-sept ans, bientôt soixante-dix-huit. Je me suis battu dans la vie politique, d'une façon très connue des Français. J'ai été élu deux fois Président de la République, je me suis présenté deux fois sans être élu. On a eu l'occasion de faire mon procès ! Je ne suis pas quelqu'un qui suis là, caché derrière la porte ! Et quant à mon opportunisme, je suis resté dans l'opposition vingt-quatre ans de suite, entre 1957 et 1981 !
- QUESTION.- Lionel Jospin, qui est quelqu'un de rigoureux, de sérieux, dit "J'aurais préféré" ; il ne dit pas "troublé", puisque dire le mot, c'est risquer de se faire tirer l'oreille par vos amis, il dit : "j'aurais préféré un itinéraire plus clair". Quelle logique ou quelle cohérence trouvez-vous dans votre propre destin ?
- LE PRESIDENT.- La plupart des jeunes gens commencent à gauche et finissent à droite. Moi, j'ai commencé dans une famille modérée de droite et j'ai accompli ma carrière sous le signe de la gauche. J'ai pris le chemin inverse.
- QUESTION.- Avec des convictions qui demeurent ou qui se sont atténuées. Je lisais dans "Le Monde" il y a un séisme, les mitterrandistes sont choqués, parce qu'ils sentent que c'est une sorte d'adieu à la gauche.
- LE PRESIDENT.- Pourquoi ?
- QUESTION.- Je ne sais pas.
- LE PRESIDENT.- Ah, mais demandez aux journalistes.
- QUESTION.- C'est "bye bye la gauche" ?
- LE PRESIDENT.- Ce journal n'est pas toujours mon meilleur interprète.
QUESTION.- Et qu'est-ce que vous dites à ceux qui parlent aujourd'hui de rompre avec le mitterrandisme, de la nécessité de rupture avec le mitterrandisme. "il faut démitterrandiser" : on ne le dit pas encore, mais cela ne va pas tarder.
- LE PRESIDENT.- Oui, on dira tout et son contraire. C'est une stratégie. On pense à mon autorité sur le parti socialiste et sur le monde socialiste, et sur des centaines de milliers, peut-être des millions, de braves gens, qui, s'ils n'ont plus voté socialiste, m'aiment bien - pardonnez-moi de le dire, même si cela vous paraît présomptueux -, à l'égard desquels j'estime avoir des devoirs, dont ce devoir d'explication que vous me facilitez ce soir. Ces gens-là, cela les ferait rire si on leur disait que je n'étais pas socialiste.
- QUESTION.- Mais après avoir entendu ce qu'ils ont entendu, ils peuvent se demander si ils ont la berlue. Comment peuvent-ils comprendre alors qu'ils ont fait de vous l'hériter de Jaurès, de Léon Blum, et qu'ils apprennent que vous racontez, ou que vous raconteriez que vous manifestiez contre Léon Blum et le Front Populaire ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai jamais manifesté contre Léon Blum.
- QUESTION.- Jamais ?
- LE PRESIDENT.- Non. J'aimais bien Léon Blum, qui d'ailleurs par la suite me l'a bien rendu. J'avais été extrêmement offusqué et même bouleversé par l'attentat contre lui Boulevard St-Germain organisé par l'Action français. Non, ce n'est pas comme ça. Il ne faut pas caricaturer. Mais j'étais un jeune homme, disons classique, beaucoup trop classique. Disons que j'étais un peu lent dans mon évolution, mais qu'il y en a qui ne la font jamais.
- QUESTION.- Ca, c'est la petite auto-critique. "J'étais un peu lent dans mon évolution".
- LE PRESIDENT.- Oui, oui, il y en a qui ne la font jamais, l'évolution.
- QUESTION.- Oui, enfin, il n'était pas de votre milieu, mais il était d'une bourgeoise familiale provinciale du Nord. Je vais vous agacer mais le Général de Gaulle, en 1940, il est allé chez les Anglais ; enfin, pas chez les Anglais mais à Londres diriger...
- LE PRESIDENT.- Moi, je suis allé chez les Allemands, malgré moi. Donc, mon itinéraire était un itinéraire obligé. Quant aux opinions du Général de Gaulle à 15-16 ans, je n'ai pas fait d'enquête. Informez-vous, vous verrez qu'il était plutôt moins à gauche que moi.
QUESTION.- Celle qui fut la "génération Mitterrand", est-ce que vous pensez qu'elle peut parler de valeurs de gauche ? Qu'est-ce que vous allez lui laisser comme héritage ? Vous imaginez que dans les années qui viennent, on pourra dire, "je suis de gauche dans la continuité du mitterrandisme", etc. ?
- LE PRESIDENT.- J'espère que oui. Il y a cette campagne formidable contre moi, dont on entend les échos presque à chaque heure de la journée, qui ne m'impressionne pas parce que je la ressens comme profondément injuste. J'ai la conscience tout à fait claire, donc il n'y a pas lieu de me renier. Jaurès n'est pas né socialiste. Il a d'abordé été député radical. Il était issu d'une famille de la bourgeoisie. La plupart des leaders socialistes dans le monde viennent des milieux bourgeois. C'est leur évolution, leur réflexion personnelle, qui les conduit un jour à franchir le pas. A ce moment là, ils apparaissent d'ailleurs comme des traîtres à ceux de leur famille ou de leur société. Ils seront dénoncés comme tels, donc, ils sont dénoncés par tout le monde, finalement. Il y a beaucoup de gens qui naissent socialistes par leur milieu social ou qui naissent socialistes parce que c'est une tradition chez eux. Ils ne le sont pas toujours : Lénine, Mao, Chou-En-Laï étaient de familles bourgeoises, Castro aussi. Léon Blum était d'une famille que je ne dirais pas bourgeoise, parce qu'elle appartenait justement à ce monde juif souvent persécuté. Donc, il connaissait, lui, le poids de la persécution. Moi, je ne savais rien de tout cela. J'étais d'un pays heureux, tranquille, qui n'imaginait pas une seconde l'ampleur des drames qu'on allait vivre.
QUESTION.- Depuis, les propos réels qu'on a retrouvé dans le livre de Pierre Péan, qui sont les vôtres - c'est bien, je fais de la publicité ! son livre est passionnant...
- LE PRESIDENT.- C'est un homme honnête.
- QUESTION.- Absolument. Comment expliquez-vous qu'il y ait autant de livres et plutôt hostiles ?
- LE PRESIDENT.- Oh, oui, très hostiles !
- QUESTION.- Oui, et pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Pas celui-là.
- QUESTION.- Non, mais pourquoi avez-vous une personnalité qui fait naître autant les flèches, les sentiments extrêmes ?
- LE PRESIDENT.- Et bien, je vais vous dire : cela me flatte. Si tant de livres m'attaquent, c'est parce que je considère que je représente une façon de penser en France, une façon d'être, un choix politique, des alliances politiques que j'ai signifiés, surtout entre 1958 et 1981, puis par la suite.
- QUESTION.- Vous auriez préféré qu'on vous aime, comme d'autres.
- LE PRESIDENT.- Pas à n'importe quel prix, non. J'ai choisi ma voie et je l'ai choisie lucidement alors que j'avais atteint la trentaine. J'ai pris mes risques. Je suis là et je les assume. Peu d'hommes ont été aussi attaqués. Aujourd'hui, voyez tout ce qu'on dit de moi, qui me ferait en d'autres temps ou bondir de colère ou souffrir vraiment, avoir un chagrin immense. Mais je ne l'ai pas parce que j'ai la conscience tranquille. C'est moi qui ai sollicité cet entretien parce que j'ai souhaité pouvoir m'exprimer devant un journaliste que l'on sait intransigeant sur tous ces points délicats.
- QUESTION.- Est-ce que vous n'êtes pas plus seul que jamais aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Non..
- QUESTION.- Dîtes la vérité, monsieur le Président, si vous le permettez, là. Vous lisez tous les jours les déclarations de vos proches, qui sont troublés, qui ont ceci...
- LE PRESIDENT.- A votre avis, je ne vous ai pas dit la vérité depuis une heure que nous sommes ensemble ?
- QUESTION.- Pardon, alors je précise : sur ce point-là.
- Est-ce que vous n'êtes pas aujourd'hui plus seul que jamais ?
- LE PRESIDENT.- On me le disait quand je me suis présenté en 1965 contre de Gaulle et je me suis trouvé tout seul avec onze millions de gens. Je pense qu'il y a des millions de Français qui gardent un souvenir très fort de ce que nous avons vécu ensemble. Mais dans la vie politique nationale, au plan de la responsabilité extérieure, je suis peut être un peu seul, mais je n'en souffre pas. Je sais que c'est le sort commun. Tous les hommes politiques responsables ont connu cela.
- QUESTION.- Et si montait un mouvement qui demandait votre démission, à cause de votre état de santé, ou à cause de ce qu'on a lu ? Qu'est ce que vous feriez ?
- LE PRESIDENT.- Je donnerais ma démission pour ce qu'on a lu sur moi ? Mais on se moque de moi ! Non, sérieusement ! L'état de santé, c'est autre chose.
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous feriez ?
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que je ferais ? Mais cela m'engagerait encore plus à rester jusqu'au bout ! Qu'est-ce que c'est que ces gens qui s'arrogeraient le droit de me demander de partir ? Je les mépriserais et je me moquerais pas mal de leur opinion. Seules des raisons de santé m'y contraindraient, je l'ai déjà dit. Si j'étais incapable de poursuivre mon mandat, mon devoir serait de partir.
QUESTION.- Sur quoi la prochaine génération, si vous le savez, doit-elle fonder son action politique ?
- LE PRESIDENT.- Alors, là, vous me demandez une prospective...
- QUESTION.- A l'intérieur d'abord.
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'à l'intérieur, les générations socialistes doivent se fonder sur la lutte contre les injustices et les inégalités. C'est le point de départ, avec le refus d'un certain nombre de positions morales, qu'on appelle le racisme ou le fascisme, parce que c'est le contraire de l'espèce de désir d'hommes supérieurs, auquel rêve tout socialiste. Donc, cette génération-là a besoin de se rassurer elle-même. Elle a beaucoup souffert, et à juste titre, de la série de compromissions qui ont atteint des socialistes pendant ces dernières années. Cela passe ! Ils les pardonneront mais il est normal qu'ils réagissent en ayant un réflexe de grande exigence et moi, je les en approuve.
- QUESTION.- Vous leur dites : réussissez là où nous n'avons pas réussi !
- LE PRESIDENT.- On n'a pas réussi autant qu'il aurait fallu mais ça c'est le résultat de toute expérience humaine.
- QUESTION.- Vous allez présider le Conseil européen à partir de janvier au nom de la France.
- LE PRESIDENT.- Je vous interromps : mais j'ai commencé ma présidence avec Pierre Mauroy comme chef du gouvernement et un programme de réformes extrêmement audacieux. Alors qu'est-ce que c'est que le mitterrandisme ? Et puis j'ai commencé mon deuxième mandat avec Michel Rocard, pendant trois ans. Qu'est-ce que c'est que le mitterrandisme ? Nous avons accompli notre tâche dans des circonstances économiques qui nous étaient tout à fait défavorables, nous avons subi la plus grande crise depuis 1929, nous avons agi autant que nous avons pu, mais sans renoncer, sans nous renier.
- QUESTION.- Pour la renaissance de vos amis socialistes, est-ce qu'il faut qu'ils se dégagent - je ne veux pas dire se dédouanent - du mitterrandisme ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, il faut qu'ils soient de leur temps. Les exigences de l'an deux mille ne pourront pas être celles de 1971. En plus, le mot "Mitterrandisme" a le don de m'irriter.
- QUESTION.- Mais il faut dire quoi alors ?
- LE PRESIDENT.- Il faut dire les socialistes, dans leur extrême variété, dont je représente une variété !
QUESTION.- Vous allez présider à partir de janvier le Conseil européen, d'une Europe qui va s'élargir. C'est un débat important qui est en train de monter ! Est-ce que l'Europe doit se faire à géométrie variable ? Comment doit-elle se faire ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, la Communauté européenne, qui s'appelle aujourd'hui l'Union européenne, depuis le Traité de Maastricht, réunit douze pays. Ces douze pays sont assez attractifs pour que déjà quatre autres demandent à y venir : l'Autriche a déjà franchi le pas. C'est l'aspiration aussi de certains pays de l'ancienne Europe communiste. Il faut que les Douze restent, pour l'instant, les Douze, et resserrent leurs liens, donnent plus de force à leurs structures. Il faut plus d'Europe, et non pas moins. Et moi, je ne demande pas du tout à dissocier ces Douze. J'estime que le Portugal, ou l'Irlande, méritent tout autant que la France de faire partie de cette Europe. C'est vrai que la politique britannique a beaucoup freiné l'Europe et que la question s'est posée. Mais il ne faut pas réduire les Douze à un noyau dur de cinq ou six. Non, je ne suis pas favorable à cela. Il faut maintenir la Communauté, devenue l'Union. Autour de cette Union, il faut accepter de nouvelles adhésions, avec beaucoup de précautions car si on élargit en oubliant de renforcer, cela deviendra une vague zone de libre-échange et l'Europe s'y perdra.
- QUESTION.- Si les échéances sont respectées, comment envisagez-vous votre rôle jusqu'en 95, jusqu'à votre départ ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, il se trouve que je présiderai précisément le Conseil européen du 1er janvier au jour de mai où je quitterai la vie publique, et je m'efforcerai justement de donner plus de force à l'Europe, tout en étant très ouvert. J'ai été le premier à parler de confédération européenne, en acceptant tous les pays démocratiques du continent européen, et en essayant de donner plus de force à ces pays de la Communauté qui attirent tous les regards, qui représentent toutes les espérances : tout le monde veut les rejoindre. Mais c'est très contraignant, c'est dur, cette Communauté, elle exige beaucoup de choses. Et beaucoup de pays qui raisonnablement, et avec haute conscience, souhaitent y entrer, ne se rendent pas compte qu'ils seraient très vite écrasés, par le fait que le marché étant libre, c'est les capitaux des pays riches qui s'empareraient des leurs.
QUESTION.- Je note que vous avez parlé de l'Europe, mais vous n'avez pas dit que vous alliez soutenir tel candidat, piéger tel autre, titiller tel autre pendant la campagne.
- LE PRESIDENT.- Pendant la campagne présidentielle, je crois que mon devoir sera une certaine discrétion. Je ne dois pas aller forcément jusqu'à dissimuler ma pensée. Il n'y a pas de raison. On sait dans quel camp je suis et je peux préférer tel homme à tel autre (je ne dis pas de femme puisque pour l'instant il n'y en a pas qui se présente, pourquoi pas d'ailleurs ?). Mais je n'ai pas l'intention de me substituer au parti socialiste, par exemple, dans sa manière de choisir un candidat et dans sa manière de combattre les autres. Je tiens à répéter que depuis quelques jours, il faut que je lutte contre beaucoup de choses et que, pour les raisons qu'on a dites, y compris les raisons intérieures, je veux absolument que ce que je vous dis à vous, Jean-Pierre Elkabbach, soit compris par les centaines de milliers, peut-être des millions, de braves gens qui ont fait un choix socialiste profond et réel. Et je ne peux pas leur faire de peine. Je ne veux pas qu'ils croient que mon passé ou que mon action présente pourraient en quoi que ce soit diminuer la valeur de notre combat.
- QUESTION.- Cela veut dire que vous reconnaissez qu'ils peuvent être troublés ?
- LE PRESIDENT.- C'est pour cela que nous parlons. IL y a des livres, des articles, des émissions qui ont paru sur la jeunesse de François Mitterrand.
QUESTION.- Vous, vous êtes en paix avec vous-même ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, quand même !
- QUESTION.- Vous pensez que l'histoire sera plus ou moins sévère que vos contemporains avec vous ?
- LE PRESIDENT.- Il ne sera pas sévère. Un homme se construit. Il se construit par ses actes, mais aussi par sa réflexion. Je me suis construit à ma manière et je suis devenu, non seulement un homme de gauche, mais responsable de la gauche en France. C'est pour moi un immense honneur. Ensuite, j'ai été élu par les Français. Je m'efforce de rester fidèle à mes convictions et au groupe d'hommes qui m'a toujours soutenu, mais je sais que je dois aussi, à l'égard des autres Français, être équitable et respecté.
- QUESTION.- Et vous combattrez tous les aspects qui semblent ambigus dans votre personnalité ? Parce que vous, vous répétez, "je suis clair, je suis transparent"...
- LE PRESIDENT.- ... vous voulez que je me convertisse, à quoi ?
- QUESTION.- Je vous le demande. Cela dépend, si vous parlez avec Monseigneur Lustiger ou avec des théologiens, je ne sais pas.
- LE PRESIDENT.- Je n'en ai pas besoin. Je me sens très en paix avec moi-même. Cela dit, je me trouve devant des échéances qui ont des rapports avec la sincérité.
- QUESTION.- Avec qui en parlez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Avec les miens, ce sont des gens que j'aime.
- QUESTION.- Avec Lustiger, avec des théologiens, avec des philosophes ?
- LE PRESIDENT.- Non, mais je les rencontre. Les problèmes de la transcendance me passionnent ; je n'ai pas encore trouvé la clef.
- QUESTION.- C'est ce que vous avez dit à Franz-Olivier Giesbert, ce n'est donc pas une boutade. J'ai envie de vous poser la question que Bernard Pivot pose à la fin de "Bouillon de Culture", c'est une question rituelle et drôle. Si vous vous trouvez devant la transcendance, comme vous dites, ou quand vous vous trouverez devant elle, qu'est que vous lui direz ?
- LE PRESIDENT.- Vous voulez dire à l'heure de la mort ?
- QUESTION.- Quand vous arriverez je ne sais où, qu'est-ce que vous lui diriez ?
- LE PRESIDENT.- Je dirais : l'éternité, c'est long.
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous aimeriez entendre dire en guise d'accueil à François Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- C'est une situation fictive, je n'ai pas assez d'imagination. J'aimerais qu'on me dise : "Bon, au total, ce que tu as fait est plus positif que négatif. Tu as essayé d'aider les autres et de les aimer. Tu n'as pas toujours réussi, tu aurais peut-être dû les aider et les aimer davantage". Mais j'aimerais au moins que ce jugement d'équité soit prononcé plutôt qu'un autre.
- QUESTION.- On verra demain matin, en lisant la presse et les réactions du pays.
- Monsieur le Président de la République, merci de cette conversation, peut-être de cette confession.