Cette fois-ci, les juges d’appel n’auront pas traîné. Le 6 juin 2023, la Chambre de première instance avait conclu, à la majorité, que la santé mentale de Félicien Kabuga, âgé de 88 ou 90 ans, le rendait inapte à participer à son procès. Mais elle avait décidé, toujours à la majorité, de poursuivre l’affaire grâce à une «
procédure alternative de constatation qui ressemble le plus possible à un procès, mais sans possibilité de condamnation ». Une proposition inédite en justice internationale et très controversée.
Les deux parties avaient fait appel de la décision. Le procureur soumettait que les juges avaient fait erreur en considérant inapte le dernier grand suspect du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Tandis que la défense demandait le rejet de cette «
procédure alternative » dont elle dénonçait l’absence de base légale.
Le 7 août, la chambre d’appel du tribunal de l’Onu chargé de juger Kabuga – autrement connu sous le nom obscur de « Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux internationaux » – a tranché clairement : les juges de première instance n’ont pas fait erreur en estimant Kabuga inapte à être jugé mais ils se sont fourvoyés en imaginant une procédure alternative qui n’existe pas. La chambre d’appel renvoie donc l’affaire à la première chambre «
avec instruction de suspendre la procédure pour une durée indéterminée et de régler rapidement la question de la détention provisoire de Kabuga ».
Le rideau tombe sur ce procès attendu depuis près de trente ans et qui n’aura donc pas lieu.
Un échec pour le Tribunal de l’Onu
Kabuga a été en cavale pendant 23 ans après sa mise en accusation par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), une juridiction créée par l’Onu au lendemain du génocide perpétré entre avril et juillet 1994 au Rwanda. Jusqu’au matin du 16 mai 2020, quand il a été arrêté à Asnières-sur-Seine, en banlieue de Paris.
L’ancien homme d’affaires, considéré en 1994 comme l’homme le plus riche du Rwanda, a été accusé de génocide, d’entente en vue de le commettre et d’incitation directe et publique à le commettre, et de crimes contre l’humanité pour persécution, extermination et meurtre. Il est poursuivi pour sa responsabilité dans le contenu des émissions incendiaires de la Radio-télévision des mille collines (RTLM), le soutien moral, logistique, matériel et financier apporté aux miliciens Interahamwe dans la capitale, Kigali, et dans les préfectures de Gisenyi et Kibuye. On lui reproche d’avoir mis ses véhicules à la disposition des tueurs pour faciliter leurs déplacements lors de leurs opérations meurtrières, de leur avoir distribué des machettes et d’autres armes, de leur avoir donné de l’argent et de la nourriture. Son acte d’accusation a été modifié au fil du temps – avec notamment l’abandon des charges sur l’achat massif de machettes – mais Kabuga demeurait un acteur central de la politique rwandaise du début des années 90 et son procès un enjeu historique majeur pour valider ou mettre en cause certaines explications sur les événements ayant conduit au génocide des Tutsis.
Pour le « Mécanisme » et son procureur Serge Brammertz, la frustration et l’échec sont patents. Dans un communiqué de presse, Brammertz reconnaît que ce résultat «
sera affligeant et décourageant » pour les victimes. «
Cette décision est peut-être une déception, mais je peux donner l’assurance aux victimes et aux survivants qu’elle ne sonne pas le glas du processus de justice », essaie-t-il de faire prévaloir.
Pas sûr qu’il ait convaincu son audience rwandaise. Le 11 août, dans un communiqué posté sur son compte X (ex-Twitter), l’association de victimes Ibuka s’est dite consternée par la décision qu’elle qualifie d’«
échec du Mécanisme à remplir son mandat principal et à répondre aux attentes des victimes du génocide des Tutsis et de l’ensemble de la communauté internationale ». Pour l’influente organisation, «
le Mécanisme a délibérément ignoré que les victimes et les rescapés des crimes dont Kabuga est accusé ont attendu longtemps pour que justice soit rendue et que l’inaptitude de Kabuga à être jugé n’est qu’une simple excuse et un exemple flagrant de double standard pour éviter d’évoquer une discrimination ouverte au détriment des victimes et des rescapés ».
Une remise en liberté en point de mire
Dans sa décision, la Chambre d’appel se dit «
consciente que les victimes et les rescapés des crimes dont Kabuga est accusé attendent depuis longtemps que justice soit rendue, et que l’impossibilité d’achever le procès dans cette affaire, en raison de l’inaptitude de Kabuga à être jugé, doit être décevante. Toutefois, la justice ne peut être rendue qu’en organisant des procès équitables et menés dans le plein respect des droits de l’accusé énoncés dans le Statut ». Pour les juges de La Haye, «
il s’agit là d’une caractéristique fondamentale du cadre juridique du Mécanisme et des tribunaux qui l’ont précédé, qui est essentielle à la crédibilité et à la pérennité de leur héritage ».
La défense, évidemment, a de quoi être satisfaite. La santé et l’aptitude au procès de leur client ont été au centre de la stratégie des avocats de Kabuga depuis le début de la procédure. «
La défense de Félicien Kabuga exprime sa satisfaction que la Chambre d’appel ait mis fin à un processus qui n’avait plus de sens, (...) a respecté les normes de justice les plus élevées, a maintenu l’intégrité du processus judiciaire et a préservé l’héritage du Mécanisme », se réjouit Emmanuel Altit dans un communiqué. Son prochain objectif est désormais la libération de Kabuga. Celle-ci est attendue. Répondant à l’assertion du procureur selon laquelle l’identification d’un État qui acceptera Kabuga sur son territoire peut présenter des obstacles, la Chambre d’appel dit qu’ «
une telle considération ne peut pas constituer la base de la détention provisoire continue de Kabuga ». Les juges de première instance sont donc invités «
à examiner rapidement les modalités et conditions appropriées pour sa libération ».
La longue agonie du procès
L’état de santé de Félicien Kabuga aura donc été fatal à l’ambition coûteuse de la justice onusienne. Le Mécanisme avait pourtant fait construire à Arusha, dans le nord de la Tanzanie où avait été établi le TPIR, une nouvelle salle d’audience ayant coûté la bagatelle de 8,7 millions de dollars pour accueillir le procès de Kabuga. Mais le voyage en avion de l’accusé, en pleine période de pandémie de Covid-19, avait été jugé trop risqué. Dès sa comparution initiale, le 21 novembre 2020, la Chambre avait demandé un rapport bimensuel sur l’état de santé de l’accusé. Et dès le début de 2021, sur demande de la défense, différents experts médicaux se sont succédé pour évaluer l’aptitude de Kabuga à suivre son procès et à être transféré à Arusha. Un an plus tard, l’une des expertes, le Professeur Gillian Mezey, considérait déjà Kabuga inapte à être jugé. En mai 2022, ce sont cinq experts au total, psychiatres et neurologues confondus, qui présentent leurs rapports. Mais la Chambre de première instance conclut que le procès peut s’ouvrir à La Haye. Elle ordonne simplement que l’aptitude de Félicien Kabuga soit réévaluée tous les 180 jours par un panel d’experts indépendants nommés par le greffe.
Le procès s’ouvre le 29 septembre 2022. Fin décembre, la Chambre a tenu 29 jours d’audience, à raison de deux heures par jour et trois jours par semaine. Dix-neuf témoins de l’accusation sont entendus. Le procès doit reprendre le 17 janvier 2023, mais il est reporté à plusieurs reprises face à la détérioration de l’état de santé de l’accusé et au décès d’une des juges. Il reprend le 14 février à un rythme encore ralenti : deux jours par semaine pendant 90 minutes maximum par jour et une participation de Kabuga par vidéoconférence depuis le centre de détention. Quatre témoins supplémentaires sont entendus. Quand le 6 mars le rapport des experts tombe : «
La santé physique et les capacités mentales de Kabuga se sont considérablement détériorées depuis [les] évaluations précédentes, il répond maintenant aux critères cliniques de la démence, et il ne peut pas participer de manière significative à son procès, quelles que soient les modalités du procès ou les aménagements ». L’audition des témoins est suspendue. Elle ne reprendra plus.
Avec la décision du 7 août, le procès Kabuga s’arrête après l’audition de 23 témoins. Le souci d’expédier la procédure et l’hyper protection des témoins, marquée par un usage extrême du huis clos, ont fini de jeter un épais voile sur ce procès pourtant annoncé en grande pompe. Sur les 23 témoins, trois seulement ont fait leur déposition à visage découvert : Monique Mujawamariya, une Rwando-canadienne, militante des droits humains ; l’ancien procureur du Tribunal de première instance de Kigali François-Xavier Nsanzuwera ; et le journaliste français Jean-François Dupaquier, présenté par l’accusation en qualité de témoin expert des médias au Rwanda. Le huis-clos a rendu le procès si obscur qu’il a fait dire au Rwanda que « le vieux » se cachait toujours.
Un apport historique négligeable
Ce que l’on peut retenir de l’audition de ces témoins, caractérisés en grande partie par le ouï-dire, les incohérences et les contradictions entre eux, n’a rien de nouveau : Kabuga a été accusé à la barre d’avoir soutenu financièrement et logistiquement la milice Interahamwe, jeunesse du parti présidentiel à l’époque, le Mouvement républicain national pour le développement (MRND), et fer de lance du génocide rwandais ; son immeuble, situé au quartier de Muhima, à Kigali, offert au MRND, aurait servi d’entraînement au maniement des armes à feu selon certains témoins, tandis que d’autres, ex-membres de la triste célèbre milice, affirmaient que les entraînements se déroulaient ailleurs, par exemple au domicile de Kabuga, dans le quartier de Kimironko. Aucun d’eux, toutefois, n’était témoin oculaire de ce qui se passait à l’intérieur de la résidence de l’ancien homme d’affaires.
Kabuga aurait aussi offert ses camions pour le transport d’armes à Gisenyi et à Kibuye pour massacrer les Tutsis. Certains témoins, comme « KAB066 », auraient entendu dire qu’il aurait acheté ces armes lui-même.
Un autre thème abordé a été celui de la RTLM, dont l’accusé était le président du Comité d’initiative, l’organe exécutif de la radio. Le témoin « KAB005 », un ancien fonctionnaire du ministère de l’Information, était chargé de suivre et d’enregistrer les émissions de la RTLM. Selon ce témoin, Kabuga prenait souvent la parole lors des réunions convoquées par le ministère pour mettre en garde les dirigeants de la radio concernant ses émissions. Kabuga y arguait que la radio avait le droit de dire toute la vérité. Nsanzuwera a précisé, pour sa part, que dans l’une de ces réunions à laquelle il a pris part, Kabuga, «
en patriarche », ne participait pas aux débats, et que c’est plutôt Ferdinand Nahimana, le directeur de la RTLM, qui s’acharnait à défendre la radio.
Voilà pour le fond, qui n’éclaire rien de ce qui était déjà amplement connu.
Ultimes héritages
L’autre point marquant de ce procès avorté aura été le conflit entre l’accusé et son avocat principal, M
e Altit. Kabuga et sa famille ont voulu remplacer l’avocat français à plusieurs reprises, sans succès. Le tribunal a semblé retomber dans des débats sur la liberté de choix de l’avocat qui avaient déjà englué le TPIR dans ses jeunes années, les juges décidant que «
le droit à l’assistance juridique financée par le Mécanisme ne confère pas le droit à un conseil de son choix » et, «
bien qu’un certain poids soit accordé à la préférence de l’accusé, cela peut être ignoré s’il est dans l’intérêt de la justice ». Une position qui apparaît conservatrice par rapport à celle qui avait fini par prévaloir il y a près de vingt-cinq ans.
Il reste la question des fonds et biens de Kabuga saisis ou gelés dans le cadre de l’enquête. Contacté par
Justice Info, le greffe du Mécanisme n’a pas voulu donner davantage de détails sur les résultats de cette enquête ni sur l’avenir des comptes et biens gelés de l’ex-magnat de l’agro-industrie et de l’immobilier au Rwanda.
Le Mécanisme de l’Onu n’aura plus de procès au fond devant lui : Kabuga était le dernier. Cela pose la question du sort de ses centaines d’employés, alors que le bureau du procureur seul aurait vu ses effectifs augmenter de 10 % après l’arrestation de Kabuga. Les seules tâches de cette institution judiciaire sont désormais de suivre les questions parfois théoriques liées la protection des témoins dans plusieurs pays, l’assistance (rare) aux juridictions nationales, le soutien à l’exécution des peines pour les personnes condamnées et emprisonnées dans divers États d’Afrique et d’Europe, d’éventuelles demandes de révision ou de libération anticipée par des prisonniers du TPIR (ou du TPIY), et enfin la gestion des archives numériques et physiques des anciens tribunaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie. Ou encore de gérer le dernier grand faux pas du Mécanisme : l’envoi au Niger, en décembre 2021, de huit personnes acquittées ou libérées, où elles sont toujours bloquées alors qu’un coup d’État vient d’y accroître les tensions politiques.
Avec la fin officielle du procès Kabuga, le Mécanisme à Arusha ressemble plus que jamais à un « éléphant blanc ». Et le travail de la justice internationale sur le génocide au Rwanda, entamé en 1995, s’achève en queue de poisson.
Par Balthazar Nduwayezu, notre correspondant à Arusha (Tanzanie).