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POLITIQUE
Dans l’est de la RDC, Félix Tshisekedi privatise-t-il la guerre contre le M23 ?
Depuis plus d’un an, deux sociétés militaires privées opèrent aux côtés de l’armée congolaise dans l’est de la RDC. La
première, Agemira, est dirigée par l’homme d’affaires français Olivier Bazin. Elle collabore avec un deuxième prestataire
étranger, dont les troupes sont dirigées par un ancien légionnaire roumain.
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26 juillet 2023 à 16:20
Par Romain Gras et Vincent Duhem
Mis à jour le 26 juillet 2023 à 16:20
Le ministre de la Défense nommé en mars, Jean-Pierre Bemba dans le Nord-Kivu, le 12 juin 2023. © Ministère de la Défense
En plein conflit avec la rébellion du M23, la ville de Goma est une destination incontournable pour tout ministre congolais de la Défense qui
se respecte. Nommé en mars à ce poste – Ô combien stratégique –, Jean-Pierre Bemba le sait mieux que tous. Le 12 juin, il embarque en jet
privé en direction du chef-lieu de la province du Nord-Kivu.
Au programme, une réunion avec les officiers des forces armées de la RDC (FARDC) et une visite sur le « front » à Kibumba et Saké. La visite
est largement médiatisée. Les flashs crépitent, les caméras immortalisent le moment. Aux côtés des militaires congolais, au cœur des collines
verdoyantes du Nord-Kivu, on remarque la présence de plusieurs hommes de type européen. Ils n’ont pas forcément tous l’air très heureux
d’être là, mais leur présence est en soit un petit événement. C’est la première fois qu’ils apparaissent en public, à côté d’un officiel congolais,
depuis que leur présence dans l’est du pays a été révélée au début de l’année 2023.
Garagiste du ciel
Olivier Bazin est là, dans un polo noir cintré. Romuald Létondot, lui, porte une chemise beige ample. Quant au Roumain Horatiu Potra, il a
opté pour une tenue militaire, sanglé dans un gilet pare-balles des FARDC. Tous trois jouent un rôle central dans les opérations menées par
l’armée congolaise contre le M23.
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Homme d’affaires français, Olivier Bazin, dirige la société Agemira RDC, filiale de la maison mère domiciliée en Bulgarie. Sa spécialité : la
réparation d’avions ou d’hélicoptères en mauvais état. C’est un garagiste du ciel qui roule sa bosse sur le continent depuis une trentaine
d’années. Ancien gendarme reconverti dans la vente d’équipements militaires, connu sous le nom de « colonel Mario », il a également
travaillé pour Gunvor à la fin des années 2000, en tant que représentant en Angola, au Congo-Brazzaville et en Côte d’Ivoire. Il est proche de
Robert Montoya, ancien policier français devenu le chef d’un réseau international de vente d’armes.
Courtisé depuis plusieurs mois par un intermédiaire proche du lieutenant-général Franck Ntumba, à la tête de la puissante Maison militaire
de la présidence, Olivier Bazin se rend à Kinshasa courant 2021. À l’époque, il vient tout juste de mettre fin à ses opérations au Mali, où ses
équipes, une vingtaine de personnes, étaient chargées depuis 2015 de la maintenance et de la remise en état des hélicoptères de l’armée.
Son contrat prenant fin peu de temps après le coup d’État qui renversa Ibrahim Boubacar Keïta en août 2020, l’approche congolaise fait donc
augure d’opportunité de circonstance.
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Bazin expose son projet à Franck Ntumba : réparer rapidement un hélicoptère MI-24 de l’armée cloué au sol. Pour convaincre son
interlocuteur, il accepte de renoncer à l’un de ses principes en affaires, celui de ne jamais travailler à crédit, et dépêche une équipe technique
à Kinshasa qui remet rapidement l’appareil en état.
Un contrat négocié par la Maison militaire
La démonstration est un succès. Elle entraîne la signature, en juillet 2022, d’un contrat d’une toute autre envergure. Négocié par Franck
Ntumba, il est signé par le ministre de la Défense de l’époque, Gilbert Kabanda Rukemba, et comprend trois volets : la maintenance de la
flotte de l’armée congolaise (deux avions de combat Sukhoï Su-25 et deux hélicoptères d’attaque Mi-24 de fabrication soviétique) ; la
réhabilitation des aéroports de Bukavu, Kavumu et Beni ; la sécurisation des aéronefs et des sites stratégiques. Agemira RDC est également
mandatée pour effectuer une mission de conseil auprès de l’état-major à Goma.
Car parallèlement, Kinshasa envisage l’arrivée de plusieurs centaines d’instructeurs militaires pour d’encadrer les FARDC. Une vieille
connaissance d’Olivier Bazin, Horatiu Potra, est approchée. Ancien légionnaire français né en Roumanie, ce dernier s’est rapidement lancé
dans la sécurité rapprochée. À la fin des années 1990, son CV atterrit sur le bureau d’un certain Paul Barril. Accusé d’avoir apporté un soutien
actif au régime génocidaire hutu responsable du génocide des Tutsi au Rwanda, en 1994, l’ex-gendarme français reconverti dans la sécurité
privée, aujourd’hui atteint de la maladie de Parkinson, lui propose une première mission : la sécurité personnelle de l’émir du Qatar, Hamad
ben Khalifa Al Thani.
TSHISEKEDI ÉVOQUE, EN PARLANT DES ROUMAINS ARRIVÉS EN DÉCEMBRE 2022, DES INSTRUCTEURS
FÉLIX
RECRUTÉS POUR SOUTENIR PSYCHOLOGIQUEMENT LES FARDC
Après la tentative de coup d’État dont est victime le président centrafricain Ange-Félix Patassé, en 2001, le même Paul Barril envoie Horatiu
Potra – qu’il affuble du nom de code Henri – à Bangui pour former la garde présidentielle. Patassé est renversé par François Bozizé en mars
2003. Potra est arrêté par les nouveaux maîtres du pays mais réussit miraculeusement à s’échapper, puis à rejoindre l’ambassade de France
grâce à l’aide d’un agent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), les services de renseignement français.
En ces années troubles, l’économie de la guerre ne faiblit jamais. On retrouve Potra en Afrique de l’Ouest. Le 9 novembre 2004, Laurent
Gbagbo appelle ses partisans à se rassembler devant l’hôtel Ivoire, à Abidjan. Ils protestent face aux chars français de l’opération Licorne
venus prendre position devant l’établissement. Il y a plusieurs milliers de personnes quand, tout à coup, l’armée française se met à tirer sur la
foule. Quelques semaines plus tard, l’ancien gendarme français Paul Barril est mandaté dans le plus grand secret par le chef de l’État ivoirien
pour enquêter sur ce drame. Horatieu Potra est de la partie. Trois mois d’enquête. Son dernier contrat avec Barril.
Détention illégale d’armes
Après un court séjour par la case prison en Roumanie pour détention illégale d’armes, il devient en 2012 le responsable de la sécurité des
opérations minières de l’homme d’affaires franco-roumain Franck Timis en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Burkina Faso, au Niger et en Sierra
Leone. Les deux hommes ont fait connaissance quelques années plus tôt, alors que Potra était impliqué dans une sulfureuse tentative
d’ouverture de concession minière.
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Retour en RDC. Début 2022, Horatiu Potra est approché, via une connaissance ivoirienne, par une mystérieuse société congolaise, Congo
Protection, représentée par un certain Thierry Kongolo, selon le groupe d’experts de l’ONU sur la RDC. Ce dernier affirme détenir un contrat
avec l’armée congolaise et invite Potra, tous frais payés, à Goma en novembre. Le Roumain pose pour l’occasion, un AK-47 à la main, sur une
route au nord de la ville.
Qui se cache derrière Congo Protection ? La structure a tout l’air d’une société écran. Plusieurs sources sécuritaires y voient la main d’Olivier
Bazin. Contacté par Jeune Afrique, ce dernier dément fermement, assurant qu’il n’y a « aucun lien financier entre Agemira et Congo
Protection » et qu’il n’est pas « impliqué dans l’arrivée d’Horatiu Potra ».
Toujours est-il que le contrat paraphé le 24 novembre 2022 entre Congo Protection et l’association RALF, une association d’anciens
légionnaires roumains que Potra dirige, ne porte aucune mention d’Agemira. Signé pour une durée d’un an, il prévoit notamment des
formations « hebdomadaires » et « mensuelles » à destination de certaines unités des FARDC. Dans la pratique, ces sessions durent souvent
plus longtemps. Organisées à partir du camp de Mubambiro, elles portent notamment sur le maniement de différentes armes (fusils de
sniper, AK47, grenades…) mais aussi sur certaines situations de guerre : « combats en forêt », « combats en zone urbaine », « préparer et
sortir d’une embuscade »…
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La veille de Noël, l’arrivée des premiers Roumains – en majorité d’anciens légionnaires – à Goma suscite l’incompréhension des chancelleries
occidentales et de la Monusco, la mission de maintien de la paix des Nations unies. Le 30 décembre, sa patronne Bintou Keïta évoque
directement le sujet avec Félix Tshisekedi. Visiblement gêné, le chef de l’État évoque des « instructeurs recrutés pour soutenir
psychologiquement les FARDC ».
Conseiller stratégique
Sept mois plus tard, la situation a largement évolué. Olivier Bazin et Horatiu Potra travaillent main dans la main. Agemira emploie une
grosse centaine de personnes à Kinshasa et plusieurs dizaines à Goma, où elles font désormais partie du paysage, fréquentant la
communauté humanitaire de la ville. Leur responsable n’est autre qu’un vieil ami d’Olivier Bazin, Romuald Létondot.
Tout juste retraité de l’armée française, déployé notamment au Togo et au Sénégal, il fait office de conseiller stratégique du gouverneur
militaire du Nord-Kivu, le lieutenant-général Constant Kongba Ndima, plus haute autorité militaire de la région depuis la mise en place de
l’état de siège en mai 2021. Mis à l’écart de la gestion des opérations au Nord-Kivu en juillet 2022, cet ancien du Mouvement de libération du
Congo, toujours proche de Jean-Pierre Bemba, a repris la main sur la chaîne de commandement dans la province en mars dernier.
RECRUTEMENT DE MERCENAIRES ÉTRANGERS EST UNE INDICATION CLAIRE QUE LE GOUVERNEMENT
LE
CONGOLAIS SE PRÉPARE À LA GUERRE, ET NON À LA PAIX
Létondot est également chargé de coordonner les activités des hommes de Potra. Environ une centaine en 2022, les « instructeurs » sont
désormais 900. Il y a parmi eux de nombreux policiers roumains. Une quarantaine sont déployés depuis le mois de juin à l’aéroport de
Kavumu pour former la garde républicaine à l’usage des armes dites collectives (RPG-7, SPG-9, mitrailleuses 12,7 et 14,7). En pleins travaux,
l’aéroport doit prochainement accueillir, peut-être en juillet, trois drones de combat CH-4, acquis au début de l’année 2023 par l’État
congolais auprès de la société China Aerospace Science and Technology Corporation (CASC) pour 150 millions de dollars. « Les pilotes
congolais sont actuellement formés par des instructeurs chinois. Certains instructeurs demeureront à Kinshasa de manière permanente »,
précise une source au cœur du dossier.
Alors que les autorités congolaises avaient initialement porté leur choix sur du matériel turc, Olivier Bazin et Agemira ont pesé de tout leur
poids pour influencer leur décision. « Ils ont présenté un rapport en donnant des arguments techniques en faveur des chinois, notamment le
fait que les drones turcs ne bénéficiaient pas de connexion satellite », poursuit notre source.
Vers une offensive des FARDC ?
L’entrée de ces drones, capables notamment d’atteindre Kigali depuis Goma, peut-elle changer la donne militaire ? Depuis plusieurs
semaines, Goma bruisse de rumeurs d’une offensive imminente des FARDC. Dans deux communiqués publiés successivement, les armées
congolaise et rwandaise se sont accusées de vouloir relancer le conflit. « Des projets sont à l’étude, notamment la sécurisation de la RN2 afin
de faciliter les déplacements de réfugiés, mais il n’y a pas d’attaque prévue. Il y a au préalable un gros travail de formation et de
renforcement des capacités à mener », nuance un acteur militaire congolais.
La situation est suivie de près à Kigali. Dès le mois de janvier, les autorités rwandaises, accusées de soutenir le M23, avaient assuré que « le
recrutement de mercenaires étrangers » par la RDC était « une indication claire que le gouvernement congolais se prépare à la guerre, et
non à la paix ». Ces dernières semaines, le M23 a également été soupçonné de renforcer ses positions sur le terrain.
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Quel rôle pourrait être amené à jouer Olivier Bazin et Horatiu Potra en cas d’offensive ? Il y a quelques mois, ils étaient en première ligne
dans les intenses combats qui ont entraîné un léger recul des troupes du M23. Nous sommes fin février. Depuis plusieurs semaines, les
rebelles se rapprochent de Goma. Alors que l’ordre d’évacuer est proche d’être donné par l’armée, Potra refuse que ses hommes quittent leur
position et fait comprendre qu’ils ne se laisseront pas faire en cas d’offensive.
Un matin, le soleil ne s’est pas encore levé quand cinq instructeurs roumains présents sur un poste avancé de l’armée accompagnés de dix
militaires congolais, à quatre kilomètres de Saké, sont pris dans une attaque rebelle. Potra décide de lancer ses hommes à l’assaut.
« Ça tirait de partout »
« Ça tirait de partout. On s’est repliés puis on a foncé avec les FARDC, repoussé le M23 et récupéré nos gars », raconte un instructeur
roumain. Selon ce dernier, les combats feront deux morts du côté de l’armée congolaise. Quelques semaines plus tard, après d’intenses
bombardements, l’armée reprendra, avec l’aide de ses instructeurs, le contrôle des collines surplombant Saké. « Sans notre soutien en
renseignement aérien et l’intervention des Roumains, Goma tombait », estime un responsable d’Agemira. Une version confirmée par
plusieurs sources diplomatiques occidentales mais réfutée par un haut-gradé des FARDC pour qui le rôle de ces sociétés militaires privées
(SMP) est surévalué.
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Leur posture offensive est un tournant. Que des mercenaires étrangers forment des troupes de l’armée est une chose. Qu’ils participent au
combat en est une autre. Cela gêne notamment la Monusco qui, lors des combats autour de Saké, a apporté un soutien en artillerie aux
éléments roumains. « Leur engagement nous a obligés à collaborer. Mais notre soutien était dirigé vers les FARDC », précise un responsable
de la mission onusienne en RDC.
Pour le moment tolérés par la communauté internationale, Olivier Bazin et Horatiu Potra savent leur position fragile. Une nouvelle liste de
personnalités susceptibles d’être sanctionnées fait actuellement l’objet de discussions à Bruxelles. Selon nos informations, cette dernière
comporte actuellement neuf noms mais aucune personnalité impliquée dans ces SMP n’y figure. Les hommes de Potra ont néanmoins reçu
des consignes claires, et pour le moment respectées : obligation de se tenir à carreaux et interdiction de sortir en ville le soir. La tournée des
bars de Goma, ça sera pour une autre fois.
Mais l’omniprésence des SMP fait grincer certaines dents au sein de l’armée congolaise, dont une partie de l’état-major se retrouve courtcircuitée. « Dans le Nord-Kivu, l’armée compte près de 25 généraux qui interféraient dans les décisions du gouverneur militaire. Agemira a
imposé une ligne de commandement plus directe, écartant de fait plusieurs généraux », rapporte une source sécuritaire congolaise.
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La nomination de Jean-Pierre Bemba aura-t-elle une incidence sur les opérations de Bazin et Potra ? Si le ministre de la Défense a
immédiatement souhaité reprendre le contrôle de certaines opérations menées par la Maison militaire du général Franck Ntumba, il ne
semble pas vouloir mettre un terme à cette collaboration. Selon nos informations, une grosse centaine d’instructeurs roumains devraient
prochainement être envoyés au camp de Kibomango, près de Kinshasa, pour former des unités de l’armée. Contactés, ni le ministère de la
Défense ni la Maison militaire n’ont souhaité répondre aux sollicitations de Jeune Afrique.
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