Fiche du document numéro 32669

Num
32669
Date
Avril 2023
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1378124
Pages
7
Titre
Espion. 44 ans à la DGSE [Extrait : « Chapitre VII - Le génocide rwandais : premières missions au Bénin et au Burundi »]
Sous titre
89-100
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
CHAPITRE VII

LE GÉNOCIDE RWANDAIS :
PREMIÈRES MISSIONS AU BENIN
ET AU BURUNDI

Le génocide des Tutsis au Rwanda fut le plus rapide de
l’histoire. En cent jours, d’avril à juillet 1994, plus de
800 000 personnes ont été massacrées.

Lors de ces tragiques événements, mon collègue de
la DGSE (le rédacteur analyste en charge du Rwanda et
du Burundi), débordé, me demanda de l’aide. Le dossier
Rwanda-Burundi était devenu très important. La France
avait envoyé des soldats pour une opération de protec-
tion des Tutsis et des réfugiés. Plus tard, le président
Kagame accusera la France de massacres, mais tout cela
était de la com’.

Le dossier était vraiment complexe. Le pays se trou-
vait aux mains de la majorité ethnique, les Hutus, qui

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Richard Volange - Espion, 44 ans à la DGSE

représentent 85 % de la population. La France avait donc
soutenu les Hutus au déclenchement de la guerre civile en
1990. Cependant, ces gens pouvaient se ranger dans deux
tendances : modérés et radicaux.

Le 6 avril 1994, un avion fut abattu par un missile. À
son bord se trouvaient les présidents du Rwanda et du
Burundi, Juvénal Habyaramina et Cyprien Ntaryamira.
Les deux chefs d’États, ainsi que dix autres passagers,
périrent. Malgré de multiples enquêtes, on n’a jamais su
lequel des deux camps (hutu ou tutsi) avait tiré sur l’avion.
Une chose est certaine, le crash fut l’élément déclencheur
de cette terrible crise. Le conflit s'embrasa de façon ahuris-
sante avec ce sanguinaire génocide.

Les Hutus radicaux ont assassiné la Première ministre,
Agathe Uwilingiyimana, une Hutu modérée. Celle-ci
s'était rendue coupable à leurs yeux de négocier des accords
de paix et de partage du pouvoir (accords d’Arusha signés
en août 1993). Au Rwanda, la vie s’est transformée en un
long cauchemar dans lequel les Hutus radicaux tuaient à
tour de bras, des Tutsis comme des Hutus modérés. Une
horreur indescriptible. Des milliers de gens se sont réfu-
giés dans l’Est-Zaïre. La France, qui soutenait initialement
les Hutus majoritaires, s’est vite retrouvée dans une posi-
tion intenable. En effet, au moment où le conflit éclata, la
DGSE ne suivait ces deux petits pays que de façon acces-
soire. Ils étaient loin de concentrer toute notre attention.

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Le génocide rwandais : premières missions au Benin et au Burundi

À ce moment-là, j'étais rédacteur-analyste au service
Afrique. Dans ma section, les pays majeurs restaient la
République démocratique du Congo, l’Angola, le Tchad
et la République centrafricaine. De grands pays qui comp-
taient sur le plan stratégique et pour les matières pre-
mières. D’un seul coup, toute l’attention s’est portée sur le
Rwanda. Un génocide était en cours, et l’armée française
avait dépêché des coopérants pour former des militaires
locaux. Problème, les troupes rwandaises étaient essentiel-
lement hutus, et donc à l’origine du génocide. Par consé-
quent, l’armée française s’est retirée et a tenté de monter
une opération de sauvetage, soutenue ni par les Américains
ni par les Européens.

Les Tutsis ont finalement pris la tête du pays pen-
dant le génocide de 1994, emmenés par les troupes de
Paul Kagame. Ils ont pourchassé les Hutus, partis se réfu-
gier dans l’Est-Zaïre.

Après le conflit, Paul Kagame est arrivé progressive-
ment au pouvoir : ministre de la Défense, vice-président,
puis président, un poste qu’il occupe encore aujourd’hui.
Paul Kagame a vécu en Ouganda et a été formé par les
Américains dans l’école militaire de West Point. C’ést un
président relativement progressiste, en opposition à l’im-
périalisme de Mobutu.

Ainsi, les États-Unis avaient des liens avec Kagame. La
France s’est alors retrouvée en porte-à-faux, entre soutien

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aux anciennes autorités (les génocidaires Hutus) et aide aux
réfugiés. Kagame a martelé qu'il ne voulait plus entendre
parler de la France, responsable selon lui des charniers et
des massacres des Tutsis.

Ce conflit a pourri les relations entre la France et le
Rwanda pendant de longues années. Les commissions
d'enquête furent nombreuses. Encore aujourd’hui, il existe
un climat de méfiance entre le Rwanda et la France, même
si Emmanuel Macron a fait beaucoup d’efforts pour res-
taurer de bonnes relations.

Mon rôle d’analyste était de rédiger des notes pour les
Grands destinataires (Elysée, Matignon, etc.). Il y avait tant
de travail à abattre que des rédacteurs du secteur Monde
arabe nous prêtèrent main forte. Nous n’avions plus per-
sonne sur place, il fallait donc intercepter des informa-
tions ou coopérer avec les pays amis et les militaires.

Nous avons essayé de travailler au maximum à partir
des pays voisins, en montant des missions au Burundi, en
Ouganda et au Zaïre.

C’est à cette période, à l’été 1994, que je suis devenu
officier traitant au bureau des Invalides à Paris. Mon quo-
tidien a donc changé du tout au tout. Je passais une grande
partie de mon temps sur le terrain pour recruter et traiter
des sources, essentiellement africaines.

Mon collègue binôme aux Invalides fut désigné pour
monter cette première mission au Burundi. Je le rejoignis

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Le génocide rwandais : premières missions au Benin et au Burundi

en avril 1995, à Bujumbura, la capitale du pays, sur la rive
du lac Tanganyika.

Mon rôle était le suivant : traiter un maximum de
sources, dans un contexte compliqué. En effet, l’armée
burundaise était à 80 % tutsi, alors que le président élu,
Sylvestre Ntibantunganya, était hutu, comme la majo-
rité des habitants. L'armée refusait d’obéir au pouvoir en
place. Celui-ci était donc extrêmement limité. Dans une
extrême tension, nous sentions l’armée à quelques coups
de canon de renverser le régime. Les Français n’étaient pas
les bienvenus, car tout le monde savait que nous soute-
nions traditionnellement les Hutus.

L'affaire
« carrefour du développement »

À Bujumbura, sur financement de l’État français, de
nombreuses villas de luxe avaient été construites pour
accueillir des présidents dans la perspective d’un sommet
France-Afrique à Bujumbura en décembre 1984. Des sur-
facturations sur les travaux, des pots-de-vin en veux-tu en
voilà, des détournements d'argent public, par une associa-
tion et un ministre français. Ces villas en déshérences
étaient gardées par l’ambassade de France, je pouvais donc
facilement en récupérer les clés. Elles commençaient à se
détériorer par manque d'entretien, c’est donc là que je me
rendais pour organiser nos rendez-vous clandestins.

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Richard Volange - Espion, 44 ans à la DGSE

C'était éprouvant. L’armée contrôlait Bujumbura. Les
Hutus étaient sur les collines. Des incursions ponctuelles
provoquaient un climat de tension permanent.

Un coup d’État fut alors déclenché le 25 juillet 1996. Le
président hutu et les membres de son cabinet s’enfuirent. La
plupart se réfugièrent en France et en Belgique. Lors de ce
renversement, je connus certainement l’un des plus grands
stress de toute ma vie. La nuit, je dormais avec mon fusil
à pompe. Je n’ai jamais eu à m'en servir. À un jour près…

Le lendemain de mon départ pour Paris, ma villa fut
attaquée par des rebelles tutsis. Ils tirèrent sur l’un des
assistants (notre secrétaire radio français), qui reçut une
balle dans le postérieur. Heureusement, il s’en est sorti et
a pu être évacué le lendemain.

Au Burundi, je travaillais sous couverture d'agent
humanitaire avec un passeport diplomatique. De temps
en temps, je transportais des sacs de riz dans des camps de
réfugiés, afin de donner le change. J'avais conscience que
tous les Burundais n’étaient pas dupes. Une ficelle un peu
grosse, car tout ce qui était français attirait la suspicion. La
ville était sous couvre-feu, l’armée patrouillait en perma-
nence. Bujumbura était complètement assiégée. Bien diffi-
cile de dénicher des renseignements dans de telles condi-
tions de guerre.

Psychologiquement, c’était extrêmement éprouvant. Il
fallait endurer des scènes épouvantables, des cadavres en

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Le génocide rwandais : premières missions au Benin et au Burundi

décomposition dans les rues, des hommes brûlés dans des
pneus — la spécialité locale héritée de l'ANC sudafricaine,
le « supplice du pneu ». C'était très choquant... Coincé
dans un embouteillage, je ne comprenais pas pourquoi ça
bouchonnait. En arrivant à hauteur, j'ai vu un homme
s'embraser dans un pneu de camion.

Malgré tout, j’obtenais des renseignements intéres-
sants, notamment de sources demeurées sur place — hutus
comme tutsis —, mais aussi grâce aux écoutes que nous
menions nous-même avec un appareil qui captait les ondes
courtes des téléphones locaux.

Les contextes burundais et rwandais étaient assez dif-
férents. Certains Burundais tutsis n'appréciaient pas le
comportement de Paul Kagame, même s'ils étaient en
accord par proximité ethnique. Ces informateurs ne tra-
vaillaient pas seulement pour l’argent. Ils le faisaient
aussi par idéologie. Je devais entrer dans leur jeu. Le rôle
de la France était ambigu, avec une communauté inter-
nationale très critique à notre encontre. Certains nous
accusaient d’avoir soutenu les génocidaires et d’avoir
monté une opération militaire d'interposition qui leur a
indirectement permis de se réfugier dans l’est du Zaïre,
à l’époque.

En prenant le pouvoir, Kagame instaura une grande
rigueur avec un système beaucoup plus autoritaire et
structuré. Ce qui n’empécha pas la corruption... Le

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gouvernement rwandais n’avait qu’une idée en tête:
annexer la partie est de la RDC afin de capter les richesses
de son sous-sol : cobalt et surtout coltan (colombo tan-
talite, métal stratégique utilisé pour la fabrication de
condensateurs pour les équipements électroniques et dont
60 % des réserves mondiales se trouvent dans l’est de la
RDC). Comme le climat du pays est tempéré, les pâtu-
rages sont aussi très recherchés.

Les Tutsis constituent un peuple de nomades. Les
Hutus, un peuple de cueillette. Dans ces pays, on souffre
moins de la faim qu'ailleurs en Afrique, car tout pousse
en abondance.

Par la suite, un poste permanent de la DGSE a été
édifié à Bujumbura et un autre en Ouganda. Un poste
d’officier traitant fut également créé à Kinshasa, mon
premier poste.

Parallèlement aux missions à Bujumbura, j'en ai réa-
lisé plusieurs de recherche à Cotonou, au Bénin. J'étais
sous identité fictive de consultant en coopération décen-
tralisée (soutien aux entreprises locales). Je disposais d’un
ordinateur portable (sans connexion, cela n’existait pas
en 1995-1996) pour rédiger les renseignements recueillis.
Ceux-ci étaient cachés sous une icône de jeu et cryptés par
un petit logiciel.

Je transmettais les renseignements jugés urgents à mon
collègue des Invalides par fax, sur une ligne téléphonique

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détournée. J’utilisais en fait le fax d’une source béninoise
qui possédait des bureaux pour ses activités de coopération.

Initialement, je me rendais au Bénin pour traiter une
source parisienne que l’on avait réimplantée à Cotonou.
Elle se rendait dans des zones d’intérêt comme le lac
Tchad où un mouvement rebelle était très actif, mais
aussi à Kano, au Nigeria. Dans ce pays berceau du vau-
dou, j'ai eu le privilège de me prêter au rite du python
autour du cou.

À Cotonou, j'en ai profité pour monter un petit réseau
de contacts avec l’aide d’une source parisienne béninoise
qui effectuait de nombreux déplacements dans son pays
d’origine. Il s’occupait de coopération décentralisée et dis-
posait du soutien des autorités de son pays. Il était donc
bien placé. J’ai également rencontré un ancien haut fonc-
tionnaire béninois à la retraite qui s'occupait de plusieurs
tribus et faisait l’intermédiaire entre la présidence et les
autorités provinciales.

Ce type de relations est indispensable sur le long terme.
Aujourd'hui, vingt ans plus tard, le nord du Bénin est
devenu un lieu d’implantation de groupes djihadistes.

Avec ce haut-fonctionnaire, j'ai pu me rendre partout
dans le pays, notamment dans des endroits reculés peu
fréquentés par les Blancs. J'ai toujours reçu un accueil
chaleureux auprès des populations. Certains me pin-
çaient la peau, car ils n'avaient jamais rencontré de Blancs.

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Des souvenirs inoubliables associés à un travail de
recherche très prenant.

Mais revenons sur cette source réimplantée, de natio-
nalité tchadienne, et opposant au régime de N’Djamena
dirigé par le président Idriss Deby. Très actif dans la région
du lac Tchad avec son mouvement armé, il connaissait
parfaitement la rébellion tchadienne dont il était l’un des
cadres. Il négociait aussi directement avec certains respon-
sables de la présidence.

Durant une période de forte tension où son mouve-
ment avait attaqué une garnison proche, puis tenté de cap-
turer le préfet dans les villes de Bol et de Mao, son mou-
vement rebelle a finalement pris en otage un Occidental
qui passait en jeep à Bol. Pris pour un proche du préfet,
il s’est avéré être… un espion américain ! Ce dernier déte-
nait un téléphone satellitaire, une valise Inmarsat (afin de
pouvoir envoyer messages et documents de n’importe quel
endroit du monde) et des cartes précises et annotées sur la
zone du lac.

Bien embarrassé par cet otage qui finalement ne leur
servait à rien, les rebelles l’ont laissé téléphoner à sa famille.
Il fut bien traité et ses ravisseurs cherchèrent évidemment
à négocier sa libération. J’ai alors demandé et obtenu le
contenu des affaires de l’Américain au moment même où
les représentants de la CIA nous contactaient pour obtenir
la libération de leur agent. Ma source est venue en France

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Le génocide rwandais : premières missions au Benin et au Burundi

me remettre le contenu des affaires de l’otage dont nous
avons demandé la libération le plus rapidement possible.

Alors que je sortais de l’entretien avec ma source vers
dix-neuf heures, je m’aperçus que j'étais pris en filature.
Après plusieurs points de contrôle, j’en avais la certitude.
Je me suis arrêté pour prendre un sandwich dans un café
parisien, et rebelote en sortant. Toujours suivi. Le temps
passait, j'entrepris une balade dans Paris avec de multiples
points de contrôle afin de semer (ou de lasser) les espions
qui me filaient. Ce petit jeu dura près de trois heures. Je
finis par rejoindre la gare de Lyon pour sauter dans un
train et rentrer à mon domicile.

Arrivé à destination, je m'astreignis à de nouveaux
points de contrôle. Enfin libre ! J’apprendrai plus tard que
la CIA avait monté une filature de ma source, puis de moi-
même après la fin du rendez-vous. L’otage fut libéré rapi-
dement en échange de lots de médicaments pour les com-
battants rebelles. Le plus amusant, quatre ans plus tard,
alors que je quittais mes fonctions à Kinshasa en 2000, je
reçus la visite du premier secrétaire américain, membre de
la CIA. Là-bas, je n’étais pas déclaré comme agent de la
DGSE. Aux yeux de Shaquille Robinson, j'étais — logique-
ment — un diplomate lambda.

— Hello, sir Volange. Je viens de prendre mes fonc-
tions à Kinshasa. Je fais la tournée des ambassades. Nice
to meet you!

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— Enchanté, Sir Robinson.

— Par le passé, j'étais premier secrétaire de l’ambassade
des États-Unis à Paris. J’ai notamment traité une affaire

d’otage vers le lac Tchad. Ça vous dit quelque chose ?
— Pas du tout. Je ne connais pas ce dossier.

— Je tiens quand même à vous remercier d’avoir permis

d'accélérer la libération de mon compatriote…
Et il tourna les talons en souriant.

Shaquille Robinson m'avait reconnu. Quatre ans aupa-
ravant, il était probablement l’agent de la CIA qui me
suivait dans les rues de Paris, ou qui avait commandité
la filature.
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