Citation
Parent pauvre de l’actualité internationale, à en juger par sa couverture dans les médias en France [1]
[1]
Dans son baromètre thématique des JT, INA-Stat estime que la…, le continent africain ne semble attirer l’attention des médias occidentaux que lorsque s’y déroulent des événements traumatiques accompagnés de nombreuses victimes [2]
[2]
En 2010, l’actualité violente (conflit, terrorisme) correspond…. Guerres, famines, épidémies placent alors pour quelques temps l’Afrique au sommet de la hiérarchie de l’actualité internationale et un certain nombre de crises (Biafra, Ethiopie, Somalie, Rwanda...) ont constitué des événements médiatiques majeurs de ces cinquante dernières années. Traditionnellement, professionnels des médias et analystes expliquent cette couverture sélective par le désintérêt supposé du public [3]
[3]
Charles Moumouni, « L’mage de l’Afrique dans les médias… et par la loi du nombre de morts-kilomètre qui stipule que plus un événement est lointain, plus le nombre de victimes doit être important pour qu’il soit médiatisé. Comment expliquer cependant la très faible couverture internationale accordée à l’un des conflits les plus meurtriers de ces soixante dernières années, la deuxième guerre du Congo (1998-2003) ? Comment comprendre que les événements rwandais de 1994 soient surtout couverts en juillet 1994 alors que le génocide des Tutsi du Rwanda est déjà quasiment achevé ? Autrement dit, en se concentrant sur l’étude de la médiatisation des conflits africains, est-il possible de dégager un ensemble de conditions favorables à l’inscription de certaines crises africaines au sommet de l’agenda médiatique national et international [4]
[4]
Ces questionnements se rapprochent de ceux posés par les SIC… ? Nous ferons l’hypothèse que les événements rwandais de 1994, du fait des failles de la couverture proposée par les médias internationaux [5]
[5]
Jean-Pierre Chrétien, « Dix ans après le génocide des Tutsis au… et du tournant qu’ils constituent pour la politique africaine de la France, marquent peut-être une inflexion dans la perception et les stratégies des rédactions françaises à l’égard des conflits africains.
2Pour répondre à ces questions et tester cette hypothèse, plusieurs choix ont été effectués [6]
[6]
Les conclusions présentées dans cet article correspondent à une…. L’étude sera d’abord centrée sur la couverture médiatique proposée par certaines rédactions françaises parfois prescriptrices dans le domaine de l’information internationale : le corpus regroupe ainsi des productions de quotidiens (Le Monde, Libération, Le Figaro), d’hebdomadaires (Le Nouvel Observateur, Le Point, L’Express, Paris Match), de journaux de télévision (éditions de TF1, France 2 et Arte de la tranche 19h-20h30), de journaux parlés de radio (ceux des éditions de 19h de France Inter et de RFI) ainsi que celles de grandes agences de presse, une diversité nécessaire à l’évaluation des variations de l’intérêt porté à ces faits. Ensuite, de manière classique en histoire, une double approche sera adoptée : 1/ une approche quantitative avec un recensement exhaustif des productions de TF1, France 2, Arte et Le Monde [7]
[7]
Quatre rédactions pour lesquelles l’exhaustivité est autorisée… consacrées aux conflits qui se sont déroulés sur le continent depuis 1994 afin de déterminer l’ampleur de la couverture médiatique portant sur ces événements [8]
[8]
Ce recensement a été effectué jusqu’aux événements kenyans et… ; 2/ une analyse du contenu des productions diffusées lors des débuts de la couverture de six conflits pour identifier les thèmes qui mobilisent les rédactions, les acteurs qui constituent des sources influentes et finalement les principaux facteurs à l’origine du déclenchement de l’intérêt des rédactions françaises. Il a enfin semblé judicieux de croiser les informations recueillies avec les témoignages d’une douzaine de journalistes de statuts divers (correspondants, grands reporters, rédacteurs en chef) qui proposent des clés d’interprétation utiles à la compréhension des choix opérés par les rédactions.
Conflits médiatisés, conflits occultés
3Durant ces quinze années, quels sont les conflits africains qui sont donnés à voir par les rédactions françaises ? Pour répondre à cette question, nous avons mobilisé les logiciels de recherche proposés par l’Inathèque de France [9]
[9]
Recherche et quantification effectuées via les logiciels… ainsi que le moteur de recherche Interviewer du Monde [10]
[10]
La base d’archives du Monde permet un recensement exhaustif…. Ont été quantifiés, pour les éditions de TF1, France 2, Arte et France Inter, le nombre total de sujets diffusés ainsi que le volume horaire global consacré à chacun des conflits de la période. De la même manière, pour Le Monde, tous les articles publiés par le quotidien sur chacun des conflits de la période ont été recensés. Le croisement de l’ensemble de ces données autorise à dégager trois grands types de conflits ou d’aires de conflit en fonction de l’ampleur de la médiatisation.
4Un premier type correspond à des conflits bénéficiant d’une médiatisation particulièrement forte avec plus de 400 minutes de sujets sur les quatre chaînes retenues et plus de 400 articles publiés dans Le Monde. Les événements rwandais de 1994 font l’objet de la plus forte couverture médiatique de la part des rédactions radio et télé (23h38), mais également de la part du journal Le Monde (1251 articles). Viennent ensuite les conflits qui se sont déroulés au Zaïre-RDC (16h53), à savoir principalement les deux guerres du Congo, avec un intérêt beaucoup plus marqué pour la première guerre du Congo (1996-1997) que pour la seconde (1998-2003). Enfin, les événements ivoiriens qui débutent en 2002 sont également amplement couverts (9h37 et plus de 400 articles), de même que les conflits qui se déroulent successivement au Soudan (6h34 en cumulé et 472 articles) [11]
[11]
Les rédactions accordent cependant moins d’attention au conflit…. Un deuxième groupe de conflits, un peu moins médiatisés, se décompose en deux sous-ensembles. Le premier regroupe des guerres qui, en dépit d’un intérêt inégal de la part de la rédaction du Monde [12]
[12]
Le nombre d’articles publiés par Le Monde varie fortement avec…, font l’objet d’une couverture radio-télé de plus de deux heures en durée cumulée. Nous retrouvons dans ce groupe les situations de belligérance en Angola (1975-2002), au Liberia (1989-2003), en Sierra Leone (1991-2002), en République populaire du Congo (1997-1999) et au Kenya (2008). Un deuxième sous-ensemble se compose de conflits, souvent assez amplement couverts par Le Monde, mais ayant bénéficié d’une couverture radio-télé plus faible (moins de 110 minutes de durée cumulée) dans les situations conflictuelles touchant la Somalie depuis 1986, le Burundi (1993-2005), la République centrafricaine [13]
[13]
Le pays est régulièrement affecté par des troubles comme des…, les Comores [14]
[14]
Pour le coup d’Etat organisé par Bob Denard en 1995 puis la… ou le Tchad [15]
[15]
Principalement les tentatives de renversement d’Idriss Déby en…. Enfin, certaines guerres ne sont médiatisées que de manière résiduelle (moins d’une trentaine d’articles et une durée cumulée inférieure à 60 minutes) : il s’agit de la rébellion touareg au Niger [16]
[16]
Cette rébellion ancienne a repris au Mali et au Niger entre…, du conflit en Casamance depuis 1982 ou encore de certains troubles qui affectent épisodiquement la Mauritanie et le Cameroun. En définitive, la plupart des guerres africaines ne sont que faiblement couvertes voire quasiment oubliées et seuls quelques rares conflits attirent le regard des médias français.
Doc 1
Doc 1
5Nous avons ensuite effectuée un recensement mensuel des sujets et articles diffusés afin de distinguer plus finement les principales périodes d’intensification de la médiatisation. Celui-ci révèle une trentaine de périodes pouvant être considérées comme des moments d’intensification sensible de la couverture médiatique. Le document 2 hiérarchise ces différentes périodes en fonction de la durée, de l’ampleur et de l’intensité de la médiatisation [17]
[17]
L’ampleur de la couverture est estimée grâce au nombre… ; il précise également leurs bornes chronologiques ainsi que les faits qui sont au cœur de la couverture proposée.
6Quatre conflits sont devenus pour les rédactions françaises des événements médiatiques couverts amplement et sur de longues périodes : il s’agit des événements rwandais de 1994, de la première guerre du Congo (1996-1997) et des débuts de la guerre civile en Côte d’Ivoire (2002-2003) auxquels s’ajoute le conflit du Darfour qui suscite également une couverture importante quoique plus diffuse. Une dizaine d’autres événements conflictuels sont assez fortement médiatisés. Tout d’abord, certains moments de crise aiguë focalisent, sur de courtes périodes, l’attention des rédactions françaises (Côte d’Ivoire en novembre 2004, Kenya et Tchad en 2008 puis à un degré moindre République centrafricaine en mai 1996 et les Comores en août 1997). Ensuite, les deux moments de retour sur les événements rwandais de 1994, en 1998 et en 2004, font aussi l’objet d’une couverture remarquable. Enfin, plusieurs autres grands conflits de cette période bénéficient, ponctuellement, d’une forte exposition (guerre civile en Sierra Leone, en République populaire du Congo, au Liberia, en Somalie et deuxième guerre du Congo). De nombreux conflits ne connaissent en revanche aucune réelle période d’intensification de leur couverture médiatique (guerres civiles en Angola, au Burundi, au Sud-Soudan) ou sont même presque totalement oubliés (Casamance, Ethiopie-Erythrée, Guinée-Bissau, Niger, troubles au Nigeria, tensions au Cameroun ou en Mauritanie). Ces premières conclusions laissent un grand nombre de questions en suspens. Comment expliquer ces variations de l’intérêt accordé par les rédactions françaises aux conflits africains ? Pourquoi certains conflits deviennent-ils des événements médiatiques majeurs quand d’autres sont pratiquement invisibles ? Est-il possible de distinguer et d’évaluer l’influence des différents facteurs influençant les choix des rédactions françaises ?
Doc 2Principales périodes d’intensification de la médiatisation
Doc 2
1-Gris foncé : les « temps forts » de la couverture médiatique des conflits africains
2-Gris intermédiaire : des moments de crise aiguë qui focalisent l’attention pendant de courtes périodes
3-Gris clair : de longs conflits qui ne bénéficient que d’une exposition ponctuelle
4-Blanc : des événements conflictuels faiblement couverts
Quand les conflits africains deviennent des événements médiatiques : études de cas
7La comparaison des principales caractéristiques des faits ayant donné lieu à une intensification de la couverture clarifie les modalités de la sélection et de la hiérarchisation de l’information consacrée à l’Afrique.
8Sur la trentaine de périodes d’intensification identifiées, plus de 60% sont marquées par une implication de la France ou de Français dans le déroulement des faits, une implication qui prend des formes variées allant de l’implication diplomatique (première guerre du Congo, guerre civile en Côte d’Ivoire…) à l’intervention militaire (opération Turquoise au Rwanda, opération Licorne en Côte d’Ivoire, intervention du dispositif Epervier au Tchad en 2008…) en passant par la tentative de coup d’Etat de Bob Denard aux Comores. De plus, plus de 60% de ces moments d’intensification se déroulent dans un pays appartenant à la sphère d’influence francophone - ce qu’on a coutume d’appeler le « pré-carré » français - ce qui semble confirmer que la présence d’intérêts ou l’implication d’acteurs français constituent un facteur favorable à la médiatisation. Trois remarques obligent cependant à nuancer ce lien entre la présence d’intérêts français et le degré de médiatisation : 1/ plusieurs conflits peu médiatisés ou oubliés se déroulent aussi dans des pays francophones où la France possède des intérêts conséquents (rébellion touareg au Niger ; conflit en Casamance au Sénégal ; Mauritanie…) ; 2/ certaines interventions militaires françaises ne sont pratiquement pas médiatisées (Croix du Sud au Niger en 1994-1995 ; Boali en République centrafricaine en 2002-2003 …) ; 3/ quelques conflits n’impliquant que peu d’intérêts français (Darfour en 2004, Kenya en 2008…) bénéficient tout de même de couvertures importantes.
9La comparaison des caractéristiques des situations conflictuelles ayant fait l’objet d’une médiatisation conséquente témoigne également de l’importance du nombre de victimes dans les choix opérés par les rédactions. On peut penser que les bilans humains catastrophiques et assez exceptionnels des événements rwandais, de la première guerre du Congo ou du conflit du Darfour contribuent à l’époque à attirer l’attention des rédactions. Par ailleurs, près de 50% des périodes d’intensification concernent des faits auxquels sont associés des massacres de grande ampleur, des actes génocidaires voire un génocide et près de 30% correspondent à un conflit générant une situation humanitaire jugée catastrophique. Notons enfin que les conflits oubliés ou peu couverts, sont aussi généralement les moins meurtriers (Casamance, Guinée-Bissau, rébellion touareg au Niger). Trois constats invitent cependant à rester prudents quant à l’existence d’une corrélation systématique et nécessaire entre le nombre de victimes et le degré de médiatisation : 1/ le conflit le plus meurtrier de la période, la deuxième guerre du Congo [18]
[18]
Philippe Hugon retient le bilan le plus communément admis de…, ne connaît qu’une courte période de forte médiatisation, à un moment où le nombre de victimes est encore relativement faible ; 2/ les conflits en Angola ou au Sud-Soudan, qui entraînent pourtant la mort de plus de deux millions de personnes, ne suscitent qu’un faible intérêt de la part des rédactions françaises [19]
[19]
Les estimations les plus fiables donnent les bilans d’un… ; 3/ Jean-Pierre Chrétien a bien montré que la couverture des événements rwandais reste modeste en avril-mai 1994 au moment où les massacres sont les plus intenses.
10L’approche par les contenus et l’analyse précise des débuts de l’intensification de la couverture de certaines périodes fortement médiatisées permettent de mieux rendre compte des modalités selon lesquelles ces deux conditions (prisme national ; nombre élevé de victimes) deviennent opérantes et d’identifier d’autres raisons à la focalisation de l’intérêt des rédactions sur certains faits conflictuels (document 3). Dans le cadre de notre travail de thèse, six études de cas ont été menées (Rwanda, première guerre du Congo, Côte d’Ivoire, Darfour, Tchad, Kenya). Nous présentons ici, de manière détaillée, les résultats obtenus pour deux d’entre-elles ; les autres résultats sont synthétisés dans le document 3.
11Le premier cas intéressant est celui du Rwanda. Le fait qui déclenche la couverture est l’attentat perpétré le 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana. La réaction des rédactions est immédiate puisque, dès le 7 avril, ces faits et leurs conséquences immédiates sont rapportés par des dépêches AFP [20]
[20]
Citée par Le Figaro : « Les présidents du Burundi et du Rwanda… et par plusieurs articles et sujets [21]
[21]
« Attentat Kigali », INA, JT, 20h, FR2, 7/04/1994, 20h18,… avec des rédactions qui s’appuient alors principalement sur des images d’archives et sur des témoignages recueillis par téléphone. Le Monde consacre sa « une » du 8 avril [22]
[22]
« Rwanda-Burundi : la poudrière », Le Monde, 8/04/1994, p. 1. au Rwanda et dès le 9 avril, les premiers sujets des envoyés spéciaux - partis en même temps que les soldats français de l’opération Amaryllis - commencent à être diffusés et parfois à « faire les gros titres ». Comment expliquer cette transformation quasi-instantanée des faits en événement médiatique ? Quatre facteurs principaux sont à retenir. Les correspondants de l’AFP (Annie Thomas à Nairobi), du Monde (Jean Hélène), de RFI et certains journalistes spécialistes de l’Afrique étaient tout d’abord en alerte sur la situation rwandaise : Jean Hélène publie, par exemple, depuis Bujumbura, un article sur les tensions dans la zone le 5 avril [23]
[23]
J. Hélène, « Guerre des faubourgs au Burundi », Le Monde,… tandis que dans son témoignage, Patrick de Saint-Exupéry explique que les spécialistes africains avertissent depuis l’Afrique du Sud leur rédaction de la nécessité d’aller couvrir.
12
« En 1994, comme la grande majorité des journalistes qui connaissaient bien l’Afrique, j’étais en Afrique du Sud pour couvrir les premières élections libres. Peu de gens connaissaient le Rwanda ; ceux qui connaissaient [la situation] ont tous la même réaction, « ca va être terrible ». On en parle en Afrique du Sud ; on appelle les rédactions en disant qu’il faut vraiment y aller, ce qui est assez rare car dans les rédactions ils connaissent le métier, mais là on sent le besoin de le faire. » [24]
[24]
Entretien avec P. de Saint-Exupéry, 20/01/2011.
13Certaines sources sont ensuite très vigilantes sur la situation rwandaise : Jean-Pierre Chrétien intervient très tôt sur France Inter pour décrypter les origines des violences et des ONG (MSF, la Croix Rouge), ainsi que l’ONU, livrent de premiers bilans humains très alarmants puisque, dès le 9 avril 1994, les ONG estiment le nombre de victimes à plusieurs milliers. Les caractéristiques de l’événement sont par ailleurs en elles-mêmes susceptibles d’avoir provoqué l’intérêt des rédactions avec de nombreux morts, de nombreux Français sur place et surtout une opération d’évacuation menée par l’armée française [25]
[25]
Certains journalistes ont d’ailleurs témoigné de l’intérêt…. La présence de l’armée permet enfin aux journalistes de bénéficier de la logistique des militaires et de travailler dans une relative sécurité [26]
[26]
Ibid.. L’intérêt des rédactions décline cependant très vite après le départ des soldats et des ressortissants français ce qui, selon des témoignages de journalistes, s’explique par le faible intérêt des rédactions en chef et leur mauvaise appréciation de la situation [27]
[27]
« Le Rwanda n’a pas intéressé les médias parce qu’il n’a pas…, par la concurrence événementielle forte à l’époque (les envoyés spéciaux doivent aussi couvrir la réplique des forces de l’OTAN à l’offensive serbe sur Gorazde à partir du 10 avril 1994 et les premières élections post-apartheid en Afrique du Sud) et par le manque de sécurité à Kigali. Il faudra attendre le déclenchement de l’opération Turquoise en juin 1994 pour que le Rwanda attire de nouveau l’attention de l’ensemble des rédactions.
14L’analyse des débuts de la couverture du conflit du Darfour mérite également d’être présentée. Ce conflit s’amorce en février 2003 avec l’attaque de plusieurs villes du Darfour par des groupes rebelles pour revendiquer une meilleure répartition des ressources et des richesses ; le gouvernement de Khartoum riposte en s’appuyant sur des nomades arabisés (les milices « janjawid ») et en jouant des tensions qui pouvaient exister quant au contrôle de la terre. Si certaines agences de presse proposent des dizaines de dépêches [28]
[28]
Pour l’AFP, nous avons recensé 251 dépêches durant l’année 2003…, ces événements restent en 2003 très peu couverts par les rédactions françaises : les moteurs de recherche font apparaître quelques rares occurrences, en général des brèves, qui reprennent quelques-unes des dépêches publiées. Plusieurs facteurs expliquent ce faible intérêt des rédactions pour le conflit. Il n’y a tout d’abord en 2003 que peu d’humanitaires sur place et ces derniers restent prudents dans leur communication de peur d’être expulsés par le régime de Khartoum. La région est ensuite relativement éloignée des centres que sont N’Djaména et Khartoum et son accès est étroitement contrôlé par le régime soudanais. Gérard Prunier estime enfin que ce conflit ne rentre pas à l’époque dans la grille de lecture appliquée au Soudan avec des médias internationaux qui sont alors plus préoccupés par la réussite du processus de paix du conflit du Sud-Soudan, que par des combats qui paraissent lointains et difficiles à expliquer [29]
[29]
Gérard Prunier, Le Darfour. Un génocide ambigu, Paris, La table…. Pourtant, en avril 2004, un véritable tournant s’opère avec une médiatisation qui s’intensifie assez fortement : sans faire la « une », le conflit est désormais visible, abordé par la plupart des rédactions étudiées et génère des productions médiatiques plus nombreuses et plus diversifiées. Comment expliquer cet intérêt relativement soudain ? Le premier facteur est le rôle fondamental joué par l’ONU pour attirer l’attention dans le contexte des célébrations de l’anniversaire des dix ans du génocide des Tutsi du Rwanda : une première déclaration de Mukesh Kapila [30]
[30]
Il occupe à l’époque le poste de Coordinateur de l’ONU pour les… à la BBC est suivie d’un discours prononcé par Kofi Annan le 7 avril 2004 [31]
[31]
Déclaration à l’occasion de la journée de réflexion sur le… en pleine célébration de l’anniversaire du génocide rwandais avec, dans les deux cas, la valorisation de la comparaison entre les deux situations. La portée de ces déclarations est d’autant plus forte que la communication des ONG s’amplifie avec des témoignages de membres de MSF de retour du Darfour et la publication de rapports faisant état d’une situation dramatique sur le terrain voire, pour certaines organisations américaines, la dénonciation de l’exécution d’un véritable génocide [32]
[32]
Si les rédactions françaises sont très prudentes quant à…. La couverture du conflit du Darfour est donc été tardive au regard du déclenchement de l’événement et ne débute que du fait des alertes de l’ONU et de certaines ONG dans le contexte favorable des célébrations du 10e anniversaire du génocide rwandais [33]
[33]
Ce décalage n’est cependant pas propre aux rédactions….
L’émergence médiatique des conflits africains : diversité et complexité des facteurs
15La confrontation de ces différentes études de cas permet de dégager plusieurs similitudes dans les raisons qui ont rendu possible la transformation de situations conflictuelles africaines en événements médiatiques dans les années 1990-2000. Quatre conditions principales doivent être réunies (document 3).
16L’événement doit d’abord être rendu visible par le système de veille et d’alerte que constituent les réseaux des grandes agences de presse et de correspondants présents sur place. L’AFP dispose par exemple de onze bureaux principaux (Abidjan, Alger, Dakar, Harare, Johannesburg, Kinshasa, Lagos, Libreville, Nairobi, Rabat, Tunis), cinq bureaux secondaires (Addis-Abeba, Brazzaville, Kigali, Le Cap, Luanda) et d’une direction régionale basée à Paris. Si ce dispositif paraît important, l’Afrique reste la zone du globe où l’agence compte le moins de salariés (77 journalistes en CDI ou pigistes réguliers en 2010) [34]
[34]
Voir Camille Laville, Les transformations du journalisme de…. L’agence entretient en outre un réseau de correspondants « freelance » ou « stringers » qui lui permet d’être à la fois très réactive et relativement productive. Le bureau de Nairobi couvre ainsi de 12 à 14 pays africains qui possèdent tous leur correspondant local [35]
[35]
Ibid., pp. 125-126. Les autres rédactions recourent également aux « stringers » et en dehors de l’AFP – et de RFI, seules les rédactions du Monde et de France 2 disposent d’un correspondant permanent en Afrique sub-saharienne, à Nairobi et Dakar.
Doc 3Les principaux facteurs de l’intensification de la couverture
Doc 3
(présentation synthétique des résultats obtenus à partir de six études de cas)
17S’ils ne peuvent à eux seuls déclencher une intensification de la couverture médiatique (comme le prouve le cas du Darfour), les productions des correspondants alertent les rédactions [36]
[36]
Ce rôle d’alerte peut aussi être joué par des « contacts » des…, fournissent les premières informations et premiers sujets et orientent la couverture dans le sens de cadrages interprétatifs favorables à une médiatisation plus forte. A ce titre, seuls deux types d’approches accompagnent l’intensification des couvertures : il s’agit de cadrages qui concernent des intérêts français (opération d’évacuation des ressortissants ; intervention militaire) ou de cadrages centrés sur le déclenchement d’une catastrophe humanitaire et/ou d’un nouveau génocide..
18Pour que ces cadrages s’imposent, il faut, en outre, qu’ils soient mis en valeur de manière simultanée par certains acteurs (belligérants, humanitaires, autorités françaises, ONU…), dont les propos et discours entrent en résonance et imposent une perception dominante de l’événement. La communication des humanitaires, des ONG et de l’ONU a ainsi largement favorisé la focalisation sur le risque de nouveau génocide et/ou de catastrophe humanitaire pour le Zaïre (1996-1997), le Darfour (2004-2007) ou le Kenya (2008) ; pour le Rwanda (1994), la Côte d’Ivoire (2002-2004) et le Tchad (2008), le rôle des autorités françaises et des témoins français a été déterminant dans la mise en avant de thématiques concernant les intérêts français.
19Enfin, plusieurs conditions liées au contexte médiatique se révèlent propices à une intensification de la médiatisation (une faible concurrence événementielle ; une information qui soit disponible, accessible et à même d’intéresser le public français ; une bonne visibilité de l’événement…), des conditions favorables qui ne sont pas spécifiques au continent africain puisqu’elles ont pu être mises en valeur dans d’autres contextes et pour d’autres types d’événements internationaux [37]
[37]
Gérald Arboit, Michel Mathien, « Non-vu et non-dit dans la…. On peut aussi repérer deux conditions plus spécifiquement africaines. En premier lieu, la médiatisation se voit parfois favorisée par les nombreux intérêts français dans les pays africains francophones et par la présence de nationaux ou de francophones facilitant le travail des journalistes, deux conditions plus rares sur les continents asiatique ou sud-américain. Une autre condition assez spécifiquement africaine -mais cette fois-ci défavorable à la médiatisation - est le sentiment de récurrence des crises en Afrique, qui joue, d’après les journalistes interrogés, dans le sens d’un désintérêt supposé du public pour l’actualité africaine.
Doc 4
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20Il est dès lors possible de proposer une modélisation du processus permettant la transformation de faits conflictuels africains en événements médiatiques (document 4). Largement opérant durant toute la période étudiée, ce processus a cependant connu, entre 1994 et 2008, quelques évolutions en partie liées aux conséquences des événements rwandais. La principale est la tendance à une restriction des lectures événementielles susceptibles d’imposer l’événement dans l’espace public. Si le prisme national (opération militaire ; évacuation de ressortissants…) reste durant toute la période le principal cadrage permettant de valoriser un événement, le thème de la crise humanitaire, encore très mobilisateur au milieu des années 1990, s’avère désormais moins favorable à une forte médiatisation comme l’attestent les débuts difficiles de la couverture du conflit du Darfour autour de cette grille de lecture ou la faible couverture des conséquences humanitaires de certains conflits comme la deuxième guerre du Congo, l’Angola ou la Somalie. Résultant de facteurs complexes liés aux pratiques journalistiques et aux interactions avec certains acteurs sur le terrain, la faible couverture de ces conflits s’explique notamment par l’absence de mise en valeur de cette grille par les belligérants et, d’après les entretiens avec les journalistes, par un effet de lassitude à la suite de la forte focalisation sur la situation humanitaire lors des événements rwandais et zaïrois. Parmi les autres évolutions, soulignons que depuis 1994, l’analogie avec le génocide des Tutsi du Rwanda s’avère être une des seules autres grilles de lecture capables d’imposer durablement un conflit africain au sommet de l’agenda médiatique français : ce sont en effet les interrogations sur un possible « nouveau Rwanda » et sur la nature génocidaire des massacres qui, par l’émotion qu’elles suscitent, placent au sommet de la hiérarchie de l’actualité internationale le Darfour ou les violences post-électorales au Kenya.
21Au total, depuis 1994, seule une minorité de conflits a attiré durablement l’attention des médias français et rares sont les conflits africains qui sont devenus des événements médiatiques majeurs. L’intensification de la couverture de ces quelques conflits résulte d’un ensemble de facteurs complexes appartenant à la fois au fonctionnement interne des médias mais aussi aux interrelations qui existent entre ces derniers et d’autres acteurs. En cela, nos conclusions rejoignent en partie celles des équipes de chercheurs qui ont travaillé autour de Laurent Gervereau [38]
[38]
Laurent Gervereau, Inventer l’actualité, Paris, La Découverte,… ou du groupe mené notamment par Jocelyne Arquembourg [39]
[39]
J. Arquembourg, G. Lochard, A. Mercier (dir.), « Evénements… : si nous avons relativisé le poids de la loi médiatique du coefficient morts/kilomètre, la possibilité d’offrir un regard national (ou local) sur l’événement, l’accès aisé aux images, la capacité des faits à susciter l’émotion ou encore l’existence d’acteurs susceptibles d’imposer une grille de lecture des faits sont des facteurs explicatifs majeurs de la médiatisation de ces conflits.
22Ces facteurs et ces conditions favorables à la couverture suffisent-ils cependant à expliquer entièrement l’occultation de certains conflits ? Il se trouve que la grande majorité des conflits peu couverts répondent souvent bien aux critères suivants : faiblesse des intérêts français en jeu, relatif éloignement vis-à-vis des principaux pôles des réseaux des grandes agences, absence de cadrages dominants favorables à la couverture, accès difficile au terrain et/ou faible volonté de communication de la part des belligérants. Plusieurs conflits peu couverts posent cependant problème dans la mesure où ils possèdent des caractéristiques a priori favorables à une forte médiatisation. La deuxième guerre du Congo avait par exemple toutes les caractéristiques qui auraient dû en faire un événement médiatique majeur avec près de quatre millions de victimes directes et indirectes, des médias français dont les regards étaient tournés depuis plusieurs années vers la région des Grands Lacs ou la présence d’un bureau de l’AFP et de correspondants à Kinshasa.
23Les situations conflictuelles de ce type font donc approcher les limites du modèle explicatif proposé. Elles invitent le chercheur à questionner plus précisément les interrelations complexes entre les rédactions françaises et certains des acteurs impliqués et ouvrent la voie à une nécessaire approche par les possibilités de mises en narration et de mises en scène qui semblent constituer, durant notre période, une autre condition nécessaire à la transformation des faits conflictuels africains en événements médiatiques.
Notes
[1]
Dans son baromètre thématique des JT, INA-Stat estime que la couverture de l’actualité africaine représente 3,4% de l’offre totale des JT français de 2009 (2,2% en 2000) : INA Stat, n°21, mars 2011, p. 1
[2]
En 2010, l’actualité violente (conflit, terrorisme) correspond à plus de 20% des sujets diffusés sur l’Afrique dans les JT français : ibid., p. 1.
[3]
Charles Moumouni, « L’mage de l’Afrique dans les médias occidentaux : une explication par le modèle de l’agenda-setting », Les Cahiers du journalisme, n°12, automne 2003, p. 152.
[4]
Ces questionnements se rapprochent de ceux posés par les SIC sur les notions d’« agenda-setting » et d’« agenda building ».
[5]
Jean-Pierre Chrétien, « Dix ans après le génocide des Tutsis au Rwanda. Un malaise français ? », Le Temps des médias, n°5, automne 2005, pp. 59-75.
[6]
Les conclusions présentées dans cet article correspondent à une partie des résultats d’un travail de thèse mené entre 2008 et 2012 sous la direction de Christian Delporte : « Les conflits africains au regard des médias français (1994-2008). Construction, mise en scène et effets des narrations médiatiques », Thèse de doctorat en histoire de l’UVSQ, 2012, 803 p.
[7]
Quatre rédactions pour lesquelles l’exhaustivité est autorisée par les moteurs de recherche disponibles.
[8]
Ce recensement a été effectué jusqu’aux événements kenyans et tchadiens du début de l’année 2008.
[9]
Recherche et quantification effectuées via les logiciels Hyperbase et Mediacorpus au sein des bases de données « DLTV » (Dépôt légal de la télévision), « DLR » (Dépôt légal de la radio), « Archives radio » et « Archives TV » de l’INA.
[10]
La base d’archives du Monde permet un recensement exhaustif relativement fiable, complet et sans « résidu ».
[11]
Les rédactions accordent cependant moins d’attention au conflit du Sud-Soudan (1983-2005) qu’à celui du Darfour amorcé en 2003. Pour Le Monde par exemple, 149 articles couvrent le conflit du Sud-Soudan entre 1994 et fin 2003 ; de 2004 à 2008, 323 articles relatent la situation générée par le conflit du Darfour.
[12]
Le nombre d’articles publiés par Le Monde varie fortement avec plus de 200 articles pour le Liberia, La Sierra Leone ou l’Angola mais seulement 77 pour la RPC et 59 pour le Kenya.
[13]
Le pays est régulièrement affecté par des troubles comme des mutineries de soldats en 1996, le coup d’Etat qui aboutit au renversement d’Ange-Félix Patassé en 2003 ou les affrontements dans le Nord du pays en 2006 entre les troupes gouvernementales et la rébellion de l’Union des Forces démocratiques pour le rassemblement.
[14]
Pour le coup d’Etat organisé par Bob Denard en 1995 puis la tentative de sécession de l’île d’Anjouan en 1997.
[15]
Principalement les tentatives de renversement d’Idriss Déby en avril 2006 et février 2008.
[16]
Cette rébellion ancienne a repris au Mali et au Niger entre 1990 et 1995 puis de nouveau entre 2006 et 2009.
[17]
L’ampleur de la couverture est estimée grâce au nombre d’articles et à la durée cumulée des sujets ; l’intensité s’appuie, quant à elle, sur le calcul du nombre moyen d’articles/sujets publiés/diffusés quotidiennement.
[18]
Philippe Hugon retient le bilan le plus communément admis de 3,8 millions de morts depuis 1996 : P. Hugon, Géopolitique de l’Afrique, Paris, Sedes, 2007, 239 p.
[19]
Les estimations les plus fiables donnent les bilans d’un million de morts pour l’Angola depuis 1975 et de 1 à 2 millions pour le Sud-Soudan depuis 1983.
[20]
Citée par Le Figaro : « Les présidents du Burundi et du Rwanda tués dans un accident d’avion », Le Figaro, 7/04/1994, p. 15.
[21]
« Attentat Kigali », INA, JT, 20h, FR2, 7/04/1994, 20h18, 1min52 ; « Guerre civile au Rwanda et au Burundi », INA, JP, Inter Treize, France Inter, 7/04/1994, 13h, 5min55.
[22]
« Rwanda-Burundi : la poudrière », Le Monde, 8/04/1994, p. 1.
[23]
J. Hélène, « Guerre des faubourgs au Burundi », Le Monde, 5/04/1994, p. 6.
[24]
Entretien avec P. de Saint-Exupéry, 20/01/2011.
[25]
Certains journalistes ont d’ailleurs témoigné de l’intérêt exclusif de leur rédaction pour l’évacuation des Français : Philippe Boisserie, Danielle Birck, « Retour sur images », Les Temps Modernes, n°583, juillet-août 1995, pp.180-216.
[26]
Ibid.
[27]
« Le Rwanda n’a pas intéressé les médias parce qu’il n’a pas intéressé le public ! Un conflit en Afrique lassait les gens, et on n’a pas pris conscience de la gravité historique des massacres. Au début, on pensait que la fièvre allait retomber après quelques jours, comme toujours » : Entretien avec Patrick Robert, 11/06/2011.
[28]
Pour l’AFP, nous avons recensé 251 dépêches durant l’année 2003 par le biais du moteur de recherche du site Pressedd (www.pressedd.com) (dont deux classées « Urgent »).
[29]
Gérard Prunier, Le Darfour. Un génocide ambigu, Paris, La table ronde, 2005, pp. 214-216.
[30]
Il occupe à l’époque le poste de Coordinateur de l’ONU pour les droits de l’Homme au Soudan et déclare que le Darfour est la pire crise humanitaire au monde : G. Prunier, Le Darfour. Un génocide ambigu, op. cit., p. 212.
[31]
Déclaration à l’occasion de la journée de réflexion sur le génocide au Rwanda, prononcée le 7 avril 2004 devant la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU, http://www.un.org/News/fr-press/docs/2004/SGSM9245.doc.htm.
[32]
Si les rédactions françaises sont très prudentes quant à l’utilisation de ce terme, une campagne de presse est lancée aux Etats-Unis sur cette question dans un contexte pré-électoral qui pousse les autorités américaines à prendre position. Voir à ce sujet : Maria M. Gabrielsen, « Mobilisations pour le Sud-Soudan et le Darfour : Emergence d’un mouvement transnational », Outre-Terre, op.cit., pp. 391-403
[33]
Ce décalage n’est cependant pas propre aux rédactions françaises qui sont même parmi les premières à s’intéresser au sujet : G. Prunier, Le Darfour. Un génocide ambigu, op. cit., pp. 208-215.
[34]
Voir Camille Laville, Les transformations du journalisme de 1945 à 2010. Le cas des correspondants étrangers de l’AFP, Paris, De Boeck/INA, 2010, pp. 30-32.
[35]
Ibid., pp. 125-126
[36]
Ce rôle d’alerte peut aussi être joué par des « contacts » des journalistes liés au Quai d’Orsay, à l’Etat-major des Armées, aux organisations humanitaires ou présents sur place.
[37]
Gérald Arboit, Michel Mathien, « Non-vu et non-dit dans la médiatisation de l’actualité internationale… », AFRI, volume IX, 2008, pp. 833-846.
[38]
Laurent Gervereau, Inventer l’actualité, Paris, La Découverte, 2004, 168 p.
[39]
J. Arquembourg, G. Lochard, A. Mercier (dir.), « Evénements mondiaux regards nationaux », Hermès, n°46, 2006, 240 p.