Fiche du document numéro 32572

Num
32572
Date
Mercredi 21 juin 2023
Amj
Auteur
Fichier
Taille
48174
Pages
7
Urlorg
Titre
Procès de Philippe Hategekimana aux assises de Paris, 25ème jour - Compte rendu de l’audience du 16 juin 2023
Nom cité
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Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Ce vendredi 16 juin, vingt-cinquième jour de procès, quatre personnes seront entendues par la Cour d’assises de Paris. Tout d’abord, Madame Marie Ingabire, partie civile constituée auprès de Maître Bernardini, sera auditionnée en visioconférence depuis Kigali. Elle commencera par présenter son histoire à la Cour et aux parties lors d’une déclaration spontanée. Cette dernière avait 7 ans pendant le génocide. Dans sa localité, les tueries ne commencent pas tout de suite, donc ses parents décident de rester à leur domicile dans un premier temps. « Jusque-là, les Hutu et les Tutsi étaient réunis, ne sachant pas ce qui était en train de se passer ». Finalement, quelqu’un vient expliquer que seuls les Tutsi sont poursuivis et que les Hutu doivent rejoindre les assaillants. A partir de ce moment, les maisons sont incendiées et pillées et la famille de Madame Ingabire est obligée de fuir. Ils décident de se rendre sur la colline de Rwezamenyo. « Les Hutu dans le voisinage nous attaquaient avec des armes traditionnelles mais les hommes se défendaient bien avec leurs arcs ». Comme pour les autres sites, après quelques jours, « ils ont tiré ». Tout le monde s’est dispersé. Le témoin précise que les personnes armées de fusils « étaient avec les Hutu », mais on comprend que ce sont deux groupes bien distincts. La rescapée et sa mère sont attrapées par des Interahamwe. Cette dernière sera assassinée à cet endroit. Madame Ingabire sera épargnée et chargée par les miliciens de reconduire, dans sa localité d’origine, un enfant aveugle qui les avait suivis. Elle accepte et, quelques minutes après, une fois seule avec l’enfant, elle l’abandonne et se met à courir. Elle se cache tout d’abord dans un champs de sorgho, puis essaye de se réfugier dans une maison d’où elle est chassée par le propriétaire qui lui dit qu’« il n’est autorisé à aucun serpent d’entrer dans la maison ». Le Président l’interrompt pour lui demander où se situent les faits qu’elle raconte. « Secteur de Muhira, district de Nyanza ». Monsieur Lavergne s’adresse maintenant à Maître Bernardini et lui demande si la situation de sa cliente a un lien avec les faits. L’avocat lui répond : « Je considère que oui, vous non ». Madame Ingabire est invitée à poursuivre son récit. Elle explique que le reste de sa famille se trouvait sur la colline de Karama. Elle décide donc de les rejoindre. Quelques jours plus tard, une attaque arrive sur cette colline. « Nous avons fui et nous nous sommes dispersés mais mon père et beaucoup d’autres membres de ma famille ont perdu la vie ». Le témoin se cache dans des buissons et parvient à passer au travers de l’assaut. Elle termine en disant : « Mon chemin de croix a continué ainsi, je ne savais pas où j’allais et je n’avais pas d’endroit où me rendre. Je continuais à me cacher à gauche à droite jusqu’à ce que les Inkotanyi arrivent ». Le Président prend finalement la parole. Quand il lui demande si elle a pu voir des gendarmes ou des militaires, cette dernière lui expliquera que les enfants étaient toujours à l’arrière du groupe. Ils étaient chargés de ramasser des pierres pour les donner aux hommes situés en première ligne. Elle n’a donc pas pu apercevoir les assaillants. Enfin, il lui demande quelques précisions sur les membres de sa famille assassinés pendant le génocide. Cette dernière déclare que, sur les dix enfants composant sa fratrie, ils ne sont que quatre survivants. Pour les parties, seuls Maîtres Simon et Bernardini, les conseils de l’intéressée, poseront des questions afin de donner des éclaircissements sur le bien-fondé de sa constitution de partie civile. Son audition se termine sur ce point.

Le deuxième témoin de la journée, Madame Gloriose Musengayire, également assistée par Maître Bernardini, se présentera physiquement devant la Cour. Elle commencera par faire une déclaration spontanée. Dès la chute de l’avion présidentiel, ses parents commencent à s’inquiéter. Des amis hutu de son père donnent l’alerte et conseillent de ne plus rester dormir dans les maisons. Cette période ne dure pas très longtemps et, très rapidement, il devient impossible de rester à son domicile même la journée. Ils décident donc de fuir et se réfugient sur la colline de Karama. Arrivée là-bas, Madame Musengayire est directement séparée de ses parents. « J’ai réalisé que ma famille avait été tuée sur cette colline ». Le témoin, quant à lui, se rend à Songa avec sa grande sœur et sa cousine. Une semaine après leur arrivée, « un avion est passé et a fait le tour puis est reparti ». Le lendemain, les tirs commencent. Une de ses voisines, enceinte à ce moment, la prend par le bras et l’empêche de courir. Elles se cachent dans les marécages. Le jour d’après, les Interahamwe reviennent pour achever les survivants. Les gens essayent de fuir et sont abattus. « Cette dame m’a dit “courage, on reste ici et on ne bouge pas”. La pluie tombait sur nos vêtements et on suçait l’eau sur nos vêtements ». Elles restent ici une semaine, et la femme qui l’accompagne perd les eaux. Elles décident d’essayer de rejoindre le centre de santé. Arrêtées à une barrière, elles sont dépouillées de tous leurs biens, mais les assaillants les laissent passer. Elles arrivent à destination et la compagne de voyage de Madame Musengayire peut accoucher. Cependant, quelques jours plus tard, les Interahamwe viennent les chercher. Ils les conduisent à l’arrière du centre de santé et les font descendre dans une fosse avec plusieurs autres personnes. Avant de massacrer tout le monde, ils demandent tout de même si certains d’entre eux sont hutu. « J’ai levé la main et j’ai dit que je n’étais pas tutsi. Quand ils m’ont demandé le nom de mon père, j’ai donné le nom d’un voisin qui était hutu. Ils ont demandé aux gens autour si quelqu’un me connaissait. Quelqu’un a levé le bras et a dit oui ». Elles parviennent ainsi une première fois à échapper à la mort. Elles retournent au centre de santé où elles restent trois jours sans problème. Cependant, les miliciens reviennent et se saisissent d’elles. Ils choisissent des femmes pour les prendre avec eux. Celle qui accompagnait Madame Musengayire est choisie. Avant d’être emmenée, elle s’assure que l’adolescente soit recueillie par un assistant médical qu’elle connaissait. Ce dernier lui demande de devenir sa domestique. La femme de ce dernier essaye à plusieurs reprises de la tuer, toujours arrêtée au dernier moment par son mari. Finalement, le FPR se rapprochant, les Interahamwe les emmènent dans la zone tenue par les Inkotanyi, espérant que le fait d’avoir caché des Tutsi leur sauverait la vie. Le récit du témoin s’arrête là. Le Président prend la parole et pose différentes questions à l’intéressée sur sa situation personnelle en avril 1994. Il revient ensuite sur les différentes étapes de son parcours et demande quelques précisions. Cette dernière aura beaucoup de mal à en donner, à la fois à cause du traumatisme, mais aussi car, n’étant pas originaire de la région de Songa, elle ne connaissait pas bien les lieux au moment des massacres. Les avocats des parties civiles sont invités à poser leurs questions. Naturellement, les conseils de Madame Musengayire s’approche du micro chacun leur tour et interrogent leur cliente sur différents points. Le Ministère public ne souhaitera pas prendre la parole et laissera la défense réaliser son contre-interrogatoire. Maître Duque met notamment en lumière le fait que la partie civile n’ait pas la capacité de donner beaucoup de détails. Cependant, cette dernière parviendra tout de même à dire que les attaquants étaient « soit des gendarmes, soit des militaires parce qu’ils avaient des armes à feu » et que l’attaque a eu lieu « le 28 avril 1994, vers 15-16 heures ». L’audition se termine.

L’expert balistique, Monsieur Pierre Laurent, est ensuite invité à entrer dans la salle d’audience. Il présentera d’abord, dans une déclaration spontanée, comment il a réalisé son expertise et les conclusions qu’il en a tiré. Ainsi, il a fondé son analyse sur les différents témoignages qui ont été mis à sa disposition. Il lui a été demandé d’étudier « si les tirs évoqués étaient compatibles avec le matériel en question [à savoir un mortier 60 mm], et si la gendarmerie disposait de certaines armes comme des mitrailleuses et des véhicules ». Monsieur Laurent commence par présenter la description d’un mortier 60 mm, puis il analyse les deux sites sur lesquels l’utilisation d’une telle arme est rapportée par les témoins. Selon l’expert, l’utilisation d’un mortier est tout à fait pertinente avec la topographie rwandaise. « L’utilisation du mortier est intéressante. L’intérêt est de tirer sur des gens qui ne peuvent pas riposter et d’atteindre la personne armée. Aussi, on est sur un flanc de colline, on voit tout ce qu’on fait, on voit les impacts […]. Il y a un intérêt aussi dans la mesure où les personnes étaient sur le flanc. Le fait de se mettre de l’autre côté pour voir toute la colline permet de régler les tirs ». Le Président commence donc son interrogatoire. Il propose tout d’abord à Monsieur Laurent de diffuser différentes photos des armes pertinentes. Aussi, il revient sur les dimensions des caisses de munitions mentionnées précédemment par certains témoins. L’un d’entre eux avait évoqué un contenant de 40x20cm. L’expert confirme que cela est tout à fait probable : « Un obus doit faire 20 cm de long. Ce n’est pas aberrant, il peut y avoir quelques obus par caisse ». Monsieur Lavergne invite ensuite les avocats des parties civiles à prendre leur tour. Tout d’abord, Maître Bernardini s’approche en premier du micro et demande à Monsieur Laurent d’expliquer à la Cour quelle arme peut être désignée par le terme « streams ». Ce dernier déclare qu’en réalité « il y a une société française qui s’appelait “Stream” et qui faisait des lance-rockets ». L’avocat continue de l’interroger et lui demande des éclaircissements sur différentes armes potentiellement utilisées sur place. L’intéressé donne à chaque fois une description très précise, laissant le soin à la Cour d’interpréter si ces dernières sont compatibles avec les différents témoignages recueillis. Maître Quinquis prend la suite. Il demande notamment à l’expert si l’utilisation de mortier 60 mm peut provoquer l’apparition de fumée. Ce dernier confirmer qu’effectivement, « ça dépend des conditions climatiques, mais il y a un peu de fumée qui sort », confirmant ainsi les descriptions faites par les témoins. Aussi, il lui demandera différentes indications sur les conséquences sonores de l’utilisation d’une telle arme. Enfin, il permettra à Monsieur Laurent de confirmer que l’obus explose au ras du sol, voir dans le sol, provoquant ainsi le dégagement de mottes de terre. L’une des avocates générales se lève ensuite. Elles poseront beaucoup de questions qui permettront à l’expert de confirmer plusieurs choses. Notamment, la formation nécessaire à l’utilisation d’un mortier 60 mm « n’est pas énorme. On peut y passer une journée ». Les représentantes du Parquet rappellent également que Monsieur Laurent ne s’est pas rendu sur place pour réaliser son expertise. Quand la défense sera invitée à réaliser son contre-interrogatoire, Maître Guedj reprendra naturellement ce point, s’étonnant qu’une expertise puisse être réalisée « in abstracto ». Il poursuit en demandant comment l’intéressé a connu le nom de « Biguma », donné à l’accusé. Ce dernier répond qu’ayant réalisé son rapport sur la base de témoignages, il a pu relever ce patronyme. Il revient ensuite sur la taille des caisses que les témoins décrivent, trouvant ces dernières un peu petites pour transporter des obus. Monsieur Laurent soutient que « les caisses peuvent avoir différentes tailles et formes. Elles sont destinées à assurer le transport logistique ». Maître Guedj lui demande ensuite comment les témoignages utilisés pour fonder l’expertise ont été sélectionnés. L’intéressé lui répond simplement : « C’étaient les pièces que j’avais devant moi ». Enfin, l’avocat lui demande comment il est possible, en menant son enquête sans venir sur les lieux, de prendre en compte la climatologie, à savoir l’humidité et le vent. Monsieur Laurent lui répond que ces éléments n’ont qu’une portée très limitée et qu’en réalité, 30 ans après les faits, les cratères créés par les obus ne sont plus perceptibles.

Enfin, le dernier témoin de la journée, Josias Semujanga, professeur à l’Université de Montréal, dont la citation a été demandée par Maître Domitille Philippart, est entendu en visioconférence depuis le Canada par la Cour. Ce dernier vient donner son expertise sur les discours de haine et le rôle de ces derniers dans la propagande avant, pendant et après le génocide. « Mon approche étudie comment les discours et les idéologies construisent les pratiques sociales ». Réfugié depuis 1973, il a vécu le génocide de loin. Il souhaitera faire une déclaration spontanée afin de présenter son travail et ses réflexions. Il explique à la Cour toute la construction, depuis l’époque coloniale, de l’anti-tutsisme. A cette fin, il parle de l’indépendance, de l’apparition du Parmehutu, du manifeste des Bahutu, les 10 commandements du Muhutu. Monsieur Semujanga conclut en disant que « la propagande haineuse vise à casser la résistance de la population civile. Historiquement, cela finit par créer un “seuil d’acceptabilité sociale” que le Tutsi est dangereux, méchant, mauvais, tous les qualificatifs qui visent à refuser la solidarité possible ». Le Président prend finalement la parole. Il interroge tout d’abord le témoin sur les causes de son exil. Monsieur Lavergne souhaite ensuite revenir sur la spécificité de la région de Butare, qui expliquerait que les massacres aient commencé plus tard et que de nombreux Tutsi des préfectures avoisinantes aient décidé de s’y réfugier. Le professeur répondra que « des compatriotes se refusaient à dire que le génocide allait arriver à Gitarama ou Butare. […] A Butare, j’avais senti que la confiance était tellement forte. Butare est le fief du PSD qui était opposé au parti de Habyarimana et au MDR ». Le professeur aborde ensuite le lien entre l’organisation des attaquants pendant le génocide et la chasse traditionnelle rwandaise. Il explique en effet que le schéma est le même, « l’idée de rassemblement et après le partage du butin. […] Ils utilisaient les festivités de la chasse traditionnelle pour permettre aux populations hutu d’être solidaire et de partager à la fin ». Après une question supplémentaire de la première assesseure, la parole est donnée aux parties civiles. Plusieurs avocats se relaieront au micro. Interrogé par Maître Paruelle sur les mariages mixtes, Monsieur Semujanga explique que « la notion de pureté raciale est une introduction de la colonisation et les élites y ont cru. Comment on en arrive là ? Pour une simple raison, nous devenons ce que nous lisons, nous entendons, les discours nous forment en tant que sujets pensants ». Maître Tapi prend la suite et demande quelques indications au professeur. Maître Philippart s’approche finalement du micro. Elle rappelle que, durant les derniers jours, la Cour et les parties ont entendu beaucoup de femmes ayant été violées pendant le génocide, et revient donc sur la notion de « seuil d’acceptabilité social » [ou plutôt le seuil de l’acceptabilité morale et éthique] en souhaitant comprendre « comment la femme Tutsi a été stigmatisée dans la société rwandaise ». Monsieur Semujanga explique que cette stigmatisation a été très longue et qu’en réalité, à l’origine dans la société rwandaise, la femme est facteur de réconciliation et de médiation entre les clans [elle a aussi été perçue comme belle et inaccessible]. Le fait d’interdire d’épouser une femme tutsi est donc une façon d’empêcher cette alliance entre les différents groupes. Pour les viols, il soutient que ces derniers relèvent davantage de la barbarie de tout un chacun : « Quand la violence devient publique, tout est possible » [le viol est toutefois pensé et adapté au programme d’éradication des Tutsi, un programme qui inclut actes d’humiliation, souffrance et meurtres. C’est la place de la femme tutsi dans l’imaginaire racial rwandais et dans le discours de haine sur lequel le professeur était appelé à témoigner qui rend compte du recours massif et quasi systématique aux viols et non la barbarie qui sommeille en chacun de nous ! Y aurait-il d’un côté des massacres ordonnés et de l’autre le débordement des instincts barbares ?]. L’avocate pose quelques questions supplémentaires sur la condition de la femme tutsi et la stigmatisation particulière de cette dernière. Enfin, elle revient sur la manipulation du langage et les doubles sens donnés à des mots du vocabulaire commun, « Inyenzi », « travail », etc. Maître Karongozi prend la parole à son tour et pose deux questions au témoin. Enfin, Maître Bernardini clôt le bal en s’intéressant au rôle de la France dans le génocide des Tutsi et particulièrement dans la construction de l’idéologie négationniste du « double génocide ». Le Ministère public n’aura pas de question et finalement, Maître Guedj se lèvera pour la défense. Il demandera directement au témoin si ce dernier a pu étudier les témoignages durant les trois mois du génocide. Monsieur Josias Semujanga lui expliquera qu’effectivement, actuellement, il mène des travaux préliminaires sur les mémoriaux du génocide et est donc amené à étudier les récits sur le sujet. Cependant, ce ne sont que des hypothèses préliminaires afin de dégager une ligne générale. Maître Guedj continue de tirer son fil et demande au professeur, sans grande surprise, de réagir aux propos tenus par les professeurs Filip Reyntjens et André Guichaoua, mettant en lumière l’existence de faux témoignages devant le Tribunal pénal international sur le Rwanda. Le témoin répondra qu’il n’a pas étudié cette thématique et qu’il ne peut pas répondre. Il dira simplement que, « dans tous les procès, l’opinion publique peut réagir différemment du point de vue des juges et des experts quelconques ». L’audition se termine et les audiences sont suspendues.

Par Emma Ruquet

Commission juridique d’Ibuka France
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