«Je voudrais m’adresser aux rescapés du génocide, leur dire qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit de les abandonner aux mains des tueurs», avait déclaré mardi matin Laurent Bucyibaruta juste avant que le jury de la cour d’assises de Paris ne se retire pour délibérer. Justifiant dans la foulée son attitude, a minima passive, lors de l’extermination des Tutsis en 1994 :
«Par manque de courage ? Est-ce que je pouvais les sauver ? Ce sont des questions, même des remords, qui me hantent depuis plus de vingt-huit ans», avait ajouté le premier haut fonctionnaire rwandais jugé à Paris, qui comparaissait libre.
Le soir même, après l’énoncé du verdict, c’est un vieil homme tremblant, s’appuyant sur sa canne, qui a dû suivre les gendarmes chargés de le conduire en prison. 25 ans après son arrivée en France, 28 ans après le génocide des Tutsis au Rwanda, l’ex préfet de Gikongoro n’a pas été reconnu comme
«auteur» de génocide par les juges chargés de sceller son destin. Mais condamné pour
«complicité», il écope de vingt ans d’emprisonnement. Deux mois de procès n’ont pourtant pas permis de cerner toute la vérité sur le rôle de cet homme qui fut en principe le tout puissant préfet d’une province particulièrement meurtrie par les massacres de 1994.
«Un pouvoir sur le papier. Mais est-il effectif ?» s’était interrogé lundi avocat Jean-Marie Biju-Duval. Avant de développer le même argumentaire que son client dans ses dernières paroles : celui de l’impuissance d’un préfet coincé, selon lui, dans une sorte d’
«impasse sécuritaire», les seules forces armées dont il disposait étant celles de la gendarmerie, et qui aurait été dépassé
«par un pouvoir extrémiste parallèle» sur lequel il n’aurait eu aucune prise.
«Je ne vais pas vous dire que c’est un grand résistant, mais c’est un honnête homme», avait alors martelé son avocat. Avec une certaine audace, il avait conclu sa plaidoirie en demandant aux quatre magistrats et aux huit jurés de
«dire non [aux accusations formulées]», concernant un homme qui, à ses yeux en tout cas, n’avait justement pas eu le courage de dire
«non» quand des massacres de dimension biblique se sont déroulés dans sa préfecture.
Réponses «fuyantes»
Laurent Bucyibaruta a-t-il simplement manqué de courage, quand d’autres préfets ont résisté et ont survécu ? A-t-il été simplement
«dépassé» par les événements tragiques qui, entre la mi-avril et la mi-mai 1994, avaient déjà fait plus de 100 000 morts dans sa préfecture ? Interrogé fin juin par le président du tribunal, Jean-Marc Lavergne, l’accusé avait semblé totalement détaché de la réalité du carnage qui se déroulait parfois tout près de chez lui. Persistant officiellement dans un travail de routine administrative alors que des milliers de cadavres jonchaient les collines environnantes. Des réponses jugées
«fuyantes» et
«désincarnées» par maître Simon Foreman, l’un des avocats des parties civiles, qui y verra
«les éléments d’un argumentaire qui tourne dans la tête [de l’accusé] depuis vingt-huit ans».
«La préfecture de Gikongoro est celle où le génocide a réussi. Il y a eu très peu de survivants», avait expliqué le 30 juin Jean-Damascène Bizimana, qui a perdu la quasi-totalité de sa famille lors des massacres. Aujourd’hui ministre, Bizimana, qui a également dirigé pendant six ans la Commission nationale de lutte contre le génocide au Rwanda, connaît Bucyibaruta depuis 1982, lorsque ce dernier s’était présenté aux élections législatives. Alors enseignant, Bizimana avait même voté pour lui, ce dont l’accusé, de façon un peu surréaliste, le remerciera par la suite. Pourtant, le portrait de l’ex-préfet qu’a dressé au procès l’actuel ministre n’a rien de flatteur.
Pour Bizimana, la nomination de Bucyibaruta à la tête de la préfecture de Gikongoro en 1992 entre dans le cadre d’une stratégie de reprise en main des provinces par le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), le parti alors au pouvoir auquel adhère l’accusé. Confronté, depuis l’instauration du multipartisme un an plus tôt, à l’agitation parfois virulente des nouveaux partis d’opposition, pour la plupart dominés par les Hutus, l’ethnie majoritaire, le nouveau préfet aurait été chargé de rasseoir la crédibilité du MRND, dans une province dont il était originaire, mais aussi de rassembler les Hutus, au-delà de leurs divisions,
«dans la haine des Tutsis», affirme le ministre. Lequel rappellera que dans son poste précédent, en tant que préfet d’une autre province, celle de Kibungo, Bucyibaruta s’était montré particulièrement zélé en procédant à des arrestations massives de Tutsis en 1990, juste après l’attaque du Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement de rébellion qui surgit alors à la frontière nord du Rwanda. Composé essentiellement d’enfants d’exilés tutsis qui avaient fui le pays lors de précédents pogroms, le FPR sera un catalyseur utilisé par le pouvoir pour
«radicaliser le pays» contre les Tutsis, soulignera également l’avocate générale Sophie Havard.
Il semble acquis que dans la préfecture de Gikongoro, au début de son mandat, Bucyibaruta réussit à aplanir les différends entre partis politiques. Mais comme le répétera son avocat,
«la situation est complexe». Et ces mêmes partis d’opposition, à dominante hutue, se scinderont un an avant le génocide, avec une fraction «power» adhérant ouvertement à l’extrémisme anti-tutsi.
Prétendue incompréhension
Un procès pour génocide bute souvent sur l’énigme d’un homme. Surtout s’il s’agit d’un citoyen en apparence ordinaire qui peut, ou non, avoir cédé aux forces des ténèbres. Comme Bucyibaruta. Un homme
«simple, humble, qui circulait à pied», décrira un ancien membre des services secrets de sa préfecture, interrogé en visio depuis son exil au Cameroun.
Pour d’autres témoins en revanche, l’ex-préfet est bien le haut fonctionnaire discret qui applique à la lettre les consignes du gouvernement génocidaire, dont il semble reproduire la rhétorique dans ses propres communiqués.
Lorsque Bucyibaruta, fin avril 1994, invoque dans un communiqué la nécessité de la
«pacification nationale» pour mettre fin aux
«troubles», son avocat veut croire son client sincère. Certes, reconnaît-il, les mêmes mots sont utilisés par le gouvernement génocidaire dans
«une rhétorique cynique et hypocrite». Mais son client aurait eu d’autres intentions, que rien ne viendra pourtant démontrer. Maître Biju-Duval a incité les jurés à se méfier de l’illusion rétrospective : l’interprétation des faits a posteriori. Mais il semble parfois y avoir cédé lui aussi. Notamment lorsqu’il justifie une prétendue incompréhension de son client face à la situation en cours, aux premiers jours de la tragédie. Rares sont pourtant les observateurs de l’époque à ne pas avoir compris dès l’assassinat du président Juvénal Habyarimana, le 6 avril, que
«le grand soir» prédit depuis longtemps par les médias extrémistes et les faucons de son régime allait se réaliser. Seule la rapidité de l’ampleur des tueries a été une surprise. La minorité tutsie était de toute façon stigmatisée depuis les années qui précédèrent l’indépendance en 1962. Notamment dans cette préfecture de Gikongoro où se déroulera en 1963 le
«petit génocide» qui fera plus de 20 000 morts. Bucyibaruta y a grandi. Dans cette culture d’impunité qui fera régulièrement des Tutsis les boucs émissaires de tous les malheurs du pays.
Le préfet était lui-même marié à une femme tutsie ? Il aurait protégé certains proches tutsis ?
«C’est un acte de défense archi-utilisé dans les procès pour génocide», expliquera M
e Domitille Philippart, avocate des parties civiles en énumérant les noms de suspects, jugés à Paris et tous condamnés, qui avaient eux aussi une épouse ou une mère tutsie. A l’époque, les liens avec certains Tutsis relevaient surtout d’
«un attribut du pouvoir» et
«d’autorité, qui donnait le droit de vie et de mort», soulignera-telle.
Plongés dans l’effroi
Contrairement à d’autres suspects, Buciybaruta ne s’est pas caché, ne s’est jamais soustrait à la justice. L’accusé aurait pourtant été vu sur le site du massacre de Murambi, exhortant les miliciens à repartir dans la foulée à l’assaut des paroisses de Cyanika et Kaduha, ce sinistre 21 avril au cours duquel plus de 75 000 personnes ont été tuées. Des récits qui ont plongé dans l’effroi le public à l’audience. Ses accusateurs, un rescapé et un participant à l’attaque, n’ont pourtant que leur parole à opposer à celle de l’ex-préfet. Et leurs souvenirs, aux détails parfois confus, n’ont pas permis de trancher sur la présence ou non du préfet au milieu d’un carnage qu’il prétend avoir préféré ne pas voir.
«Faute d’éléments suffisants», a justifié mardi soir le président du tribunal, Jean-Marc Lavergne, en énonçant le verdict, la qualification d’
«auteur» du génocide n’a pu être retenue pour le massacre de Murambi. Comme pour ceux de Cyanika et Kaduha qui se sont déroulés le même jour. Et l’ex préfet a été acquitté de toute responsabilité pour celui de Kibeho qui avait eu lieu le 14 avril 1994. Mais ce premier massacre d’une sinistre série a certainement pesé pour la condamnation de
«complice» dans les autres drames car après les 25 000 morts de Kibeho, le préfet ne pouvait ignorer les risques encourus par les Tutsis regroupés à sa demande sur les autres sites.
«Les familles [de victimes] que nous représentons ont le cœur tourné vers Paris», avait déclaré jeudi M
e Domitille Philippart, en insistant sur l’importance de ce procès pour tous ceux qui se trouvaient à Gikongoro en 1994. Les rescapés du massacre de Kibeho ont pourtant été déçus par un verdict qui exonère l’ex préfet de toute responsabilité dans le drame qu’ils ont vécu. Reste qu’en rendant la justice, près de trente ans après les faits, la Cour d’assises de Paris a confirmé que malgré les lenteurs judiciaires, ces crimes restent imprescriptibles.
«La particularité d’un génocide, c’est que plus le temps passe, et moins on l’oublie», avait souligné l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop dans un roman évoquant le drame de Murambi (1). Ce lieu de massacre où reposent désormais près de 50 000 morts. La photo de l’ex-préfet est en bonne place dans le musée du mémorial.
(1)
Murambi, le livre des ossements de Boubacar Boris Diop, éditions Zulma, 2020.