Citation
Le jeudi 1er juin, quatorzième journée de procès, s’ouvre sur l’audition, en visioconférence depuis Kigali, de Monsieur Silas Sebakara, détenu au Rwanda. Il ne fera pas de déclaration spontanée. Sur interrogations du Président, il expliquera qu’il avait 34 ans au moment du génocide, qu’il était agriculteur dans la cellule de Mbuye, au sein de la commune de Ntyazo. Il poursuit en disant que, dans sa région, le génocide n’a commencé qu’après le 20 avril 1994, les Hutu et les Tutsi « entretenant vraiment de bonnes relations ». Selon lui, les choses ont changé à cause de « l’histoire de l’avion » et des propos tenus ensuite par certaines personnes, incitant à tuer les Tutsi. Monsieur Sebakara déclare cependant que « la seule personne que j’ai entendue, c’est ce Biguma, Hategekimana Philippe, c’est lui qui l’a dit ». Il explique que cela a eu lieu alors que l’adjudant-chef venait d’arrêter le bourgmestre Narcisse Nyagasaza. Le Président poursuit en posant différentes questions géographiques afin de bien comprendre où se positionnait le témoin et dans quelles cellules avaient lieu les attaques. Le témoin situera, comme les autres personnes entendues avant lui, l’arrestation du bourgmestre au niveau de la rivière Akanyaru. Monsieur Sebakara poursuivra en décrivant le véhicule utilisé par les gendarmes ce jour. Il évoquera, toujours comme les précédents témoins, une voiture « de couleurs blanche, double cabine ». Il continue de répondre aux questions du Président et déclare que Biguma a demandé aux membres de la population présents d’aller « tuer [les Tutsi qui fuyaient] et les jeter dans l’Akanyaru. Il a demandé d’aller chercher des gourdins et des lances et d’arrêter ces gens ». Monsieur Sebakara déclare ensuite ne pas avoir suivi la voiture des gendarmes et n’avoir donc assisté ni à l’exécution du bourgmestre Narcisse Nyagasaza, ni à l’attaque de la commune de Nyabubare. Cependant, quand le Président lui demande s’il a pu identifier les autres Tutsi présents dans le véhicule blanc des gendarmes, il dira avoir vu Pierre Nyakarashi, un nom que d’autres témoins ont déjà évoqué. Monsieur Lavergne évoque ensuite sa condamnation par une juridiction Gacaca. Il demande ainsi au témoin s’il parle de Biguma parce qu’il « cherche à avoir un avantage quelconque ». Ce dernier lui répondra que sa condamnation est définitive et qu’il n’a aucun avantage à tirer « à dire la vérité ». Enfin, Le Président rappelle que tant lors de la présentation de la planche photographique que lors de la confrontation, Monsieur Sebakara a bien reconnu l’accusé. Cependant, lorsque la caméra est pointée sur Monsieur Hategekimana, le témoin déclare : « Je ne connais pas cette personne-là. La personne que je vois je ne la connais pas, peut-être qu’elle a vieilli ». Les autres membres de la Cour n’auront aucune question et la parole est donnée aux parties civiles. Maître Philippart s’approche du micro. Elle lui pose plusieurs questions sur les personnes étant décédées au niveau de la rivière ce jour-là. Maître Gisagara prend la suite et demande au témoin si, selon lui, les propos qu’il attribue à l’accusé ont un lien direct avec les tueries perpétrées par la suite, ce à quoi il répond par l’affirmative. Il demande ensuite plusieurs détails sur les conditions de la mort de plusieurs personnes dont il représente les proches. Le Ministère public poursuit l’interrogatoire. Les avocates générales posent tout d’abord diverses questions sur la personnalité du bourgmestre Narcisse Nyagasaza. Il est décrit par le témoin comme « un homme bien qui aimait les Hutu et les Tutsi ». Par la suite, elles questionnent l’intéressé sur la couleur de la voiture utilisée par les gendarmes, Ce moment est particulièrement intéressant car l’on comprend qu’il y a des subtilités sur la description de cette couleur, expliquant les différences entres les déclarations des divers témoins. Certains affirment que la voiture était kaki, et d’autres la disent blanche. Ainsi, le témoin confirme aux représentantes du Parquet que les routes, à cette époque, n’étaient pas asphaltées provoquant donc un salissement des voitures dû à la poussière. La magistrate reprend les déclarations précédentes et fait confirmer au témoin qu’en réalité la couleur de la voiture n’était pas réellement blanche, mais davantage blanc cassé, voir beige. Elle poursuit en demandant si le « kaki blanchâtre » de l’uniforme des policiers à l’époque, décrit par l’accusé, peut également correspondre à ce « blanc sale ». Le témoin confirmera cette interprétation. C’est ensuite Maître Duque qui prend la parole pour la défense. Elle demande à Monsieur Sebakara s’il a témoigné devant la Gacaca. Il déclarera avoir seulement comparu dans l’affaire le concernant lui et ses co-accusés. Après plusieurs questions de Maître Duque, le Ministère public fait remarquer qu’une cote a été mal interprétée ou mal citée. L’avocate a déclaré qu’un témoin entendu précédemment avait dit « ne pas avoir vu Biguma » alors qu’en réalité ce dernier n’était simplement pas présent. La magistrate rappelle que ce n’est pas la première fois que la défense cite mal une pièce versée au dossier.
Le deuxième témoin de la journée Eliazar Nsengiyobiri, aussi connu sous le prénom Eliezel, est invité à entrer dans la salle d’audience. Comme pour les autres, le Président lui demandera s’il souhaite faire une déclaration spontanée, ce qu’il déclinera. Très rapidement l’interrogatoire s’intéresse au conseiller du secteur de Mushirarungu, Israël Dusingizimana, et l’adjudant-chef Biguma. Il déclare ainsi que c’est le conseiller de secteur qui est allé chercher Philippe Hategekimana et que, par la suite, « ils ont fait venir Nyagasaza qui était le bourgmestre de Ntyazo et ils l’ont tué sous mon regard ». Il dira que ce meurtre a eu lieu « le jour du Sabbat », donc le samedi 23 avril 1994. Le Président poursuit en interrogeant le témoin sur les barrières. Ce dernier sera invité à lister celles qu’il a connu durant le génocide. Par la suite, Monsieur Nsengiyobiri niera avoir tenu de tels barrages mais confirmera qu’il a « participé à une ronde ». Il soutiendra que ces dernières « consistaient au fait qu’il fallait intercepter les Tutsi et les tuer ». Le témoin poursuit en décrivant la scène de mise à mort du bourgmestre. Le meurtre a eu lieu à « 30 mètres environ » en contre-haut de la route. Biguma aurait demandé à Narcisse Nyagasaza de retirer ce qu’il avait dans les poches. Il a ainsi sorti un seul billet de 1 000 francs. Philippe Hategekimana lui aurait également demandé de s’allonger et le « militaire » [il apparaît que le terme de “gendarme” est souvent traduit par “militaire”, sans savoir si cette erreur de traduction vient des interprètes ou du fait que les témoins les désignent ainsi ; cependant, tous les témoins font bien la différence entre militaires et gendarmes quand la question leur est posée] qui l’accompagnait aurait tiré sur le bourgmestre, sur ordre de l’adjudant-chef. Par la suite, le gendarme aurait ordonné aux membres de la population locale d’enterrer le corps du bourgmestre et se serait rendu sur la colline de « Nyankunanirwa », lieu où le conseiller Dusingizimana avait son domicile. Le Président poursuit son interrogatoire en évoquant l’attaque de la colline de Nyabubare, qui manifestement correspond au même lieu que « Nyankunanirwa ». Le témoin déclarera cependant ne pas avoir été présent lors de cet assaut et d’être rentré chez lui directement après avoir enterré le bourgmestre. La colline sur laquelle se situe son domicile est en face de Nyabubare, il a donc tout de même pu observer les faits de loin. Il est ainsi interrogé sur les armes utilisées lors de cette attaque. Monsieur Lavergne lui demande de préciser ce qu’il a pu observer. Il déclare avoir vu « des explosions, oui, on les entendait et la terre soulevée nous la voyions de là où nous étions » [les explosions et la terre soulevées font donc penser à l’utilisation d’un mortier]. Le témoin poursuit, sur interrogation du Président, en décrivant le véhicule dans lequel les gendarmes se déplaçaient. « Un véhicule de couleur blanche qui avait deux portes. Double cabine ». La Cour et les parties civiles n’auront pas de questions. Le Ministère public prend donc la parole. L’avocate générale lui demande s’il peut nommer les Hutu présents, ce à quoi le témoin répondra qu’il ne se rappelle pas. Les magistrates poursuivront en lui posant plusieurs questions afin de préciser les faits. La défense est invitée à réaliser son contre-interrogatoire. Maître Guedj s’approche donc du micro. Il commence directement en pointant les différences entre ses déclarations antérieures et celles faites aujourd’hui devant la Cour. Il ressort de ce contre-interrogatoire plusieurs contradictions dans les précisions avec les premières auditions du témoin. En effet, Monsieur Nsengiyobiri avait déclaré en 1995 que le bourgmestre Narcisse Nyagasaza avait été tué par Biguma en personne, version qu’il modifie aujourd’hui en soutenant que c’est un militaire accompagnant Philippe Hategekimana qui a tiré. L’audition de ce témoin étant terminé, le Président procède à la diffusion de photographies des bourgmestres Narcisse Nyagasaza et Cyprien Gisagara.
La troisième témoin de la journée, Marie-Jeanne Mukansoneye, constituée partie civile auprès de Maître Philippart, apparaît sur les écrans de la Cour d’assises. Cette dernière souhaitera commencer par une déclaration spontanée. De sa famille de dix personnes, seuls trois enfants ont survécu. Elle précise à la Cour qu’elle était très jeune lors du génocide : « Nous avons vu les choses comme des enfants depuis la chute de l’avion ». Tout comme les rescapés entendus précédemment, elle explique qu’après l’attentat du 6 avril, l’ensemble de sa famille partait dormir à l’extérieur. Un jour, quelqu’un leur a dit de se rassembler sur la colline de Nyabubare, ce qu’ils firent. Trois jours plus tard, les gendarmes arrivèrent pour venir arrêter « Petero », un ancien militaire tutsi. Ce dernier proposa aux rescapés de se défendre. Les réfugiés firent l’objet de plusieurs attaques par la population civile qu’ils parvinrent à repousser. Cependant, face à cette résistance, les gendarmes furent appelés en renfort et procédèrent à l’installation d’une arme sur la colline de Mushirarungu : « Ils nous ont lancé des obus donc on s’est tous dispersés ». Ce jour-là, elle est séparée de sa mère et commence son périple. Madame Mukansoneye décrit ensuite l’organisation de l’attaque. Elle dit ainsi que les armes étaient utilisées de loin et que les Interahamwe attendaient en contrebas de la colline avec « toute sorte d’outils » pour achever ceux qui fuyaient. « Celui qui échappait aux balles était tué par coup de machette, de gourdin… ». Durant sa fuite, elle tombe dans une fosse emplie de cadavres. Ne parvenant pas à se dégager à cause du poids des corps, et d’une blessure de balle à la jambe, elle restera trois jours à cet endroit. Quelques temps après, ayant finalement réussi à sortir, elle rencontre un couple de voisins qui l’aident à fuir. Après avoir tenté de traverser un marais, ils sont rattrapés par les Interahamwe qui les frappent. Madame Mukansoneye et ses deux compagnons parviennent tout de même à leur parler pour leur dire qu’ils sont Hutu et qu’ils fuient le militaire Petero. Les miliciens les croient et décident de les soigner. Après quelques jours, un message circule dans la région : « La paix est revenue ». Le témoin accepte de suivre le conseiller de secteur de Nyanza qui l’emmène tout droit vers les massacres. Elle assiste à plusieurs scènes de tuerie, d’abord à l’étang de Nyamagana, puis à l’orphelinat de Gakenyeri. Après avoir finalement réussi à se faire conduire chez sa tante, qui la cachera dans les latrines, Madame Mukansoneye parvient à fuir jusqu’à Gikongoro et à se réfugier dans la zone Turquoise. La déclaration spontanée étant terminée, le Président prendra donc la parole afin d’interroger la rescapée. Il lui permet ainsi d’expliquer les conditions du décès de son père, durant les violences anti-Tutsi antérieures à 1994. Un jour, il revient d’Ouganda en ayant très mal au ventre. « Je pense que c’était à cause des coups qu’il se prenait ». Il décèdera des suites de ses blessures à leur domicile en 1993. Concernant les autres membres de sa famille, elle explique que sa mère ainsi que deux de ses sœurs et un frère sont décédés dans l’ultime attaque de la colline de Nyabubare. Monsieur Lavergne poursuit ses questions et demande au témoin si elle a pu voir Biguma lors du génocide. Madame Mukansoneye explique qu’effectivement, même si elle ne connaissait pas l’adjudant-chef personnellement, elle l’a vu à Nyabubare. C’est le militaire Petero [Pierre] Ngirinshuti qui désigne Biguma et donne son nom aux réfugiés. La parole est ensuite laissée aux avocats des parties civiles. Maître Philippart s’approche du micro et pose une série de questions à l’intéressée. Cette dernière se rappelle ainsi avoir aidé à résister, comme le reste des femmes et des enfants, en ramassant des pierres, alors que les hommes et les jeunes apprenaient à manier les armes. Maître Epoma prendra la suite et après avoir posé quelques questions au témoin, conclura en lui demandant ce qu’elle pense de l’attitude de l’accusé. Elle répondra : « C’est une grande question. Si celui-là pouvait sauver une personne, un gendarme qui avait une arme… et qui n’a sauvé personne… c’est une grande question ». Le Ministère public poursuit l’interrogatoire en posant diverses questions pour bien saisir le contexte, sur la tenue des gendarmes et des Interahamwe, sur l’organisation de l’attaque, sur les conséquences de l’utilisation d’obus, etc. Madame Mukansoneye répondra de façon claire à toutes ces questions, confirmant ce qu’elle avait déjà pu dire auparavant. C’est ensuite Maître Duque qui prendra la parole pour la défense. Naturellement, elle reviendra sur les auditions précédentes du témoin afin d’en souligner les contradictions. L’avocate demande ainsi à l’intéressée si elle peut resituer sa position sur la colline de Nyabubare pour chaque attaque. Enfin, elle demandera à la rescapée pourquoi cette dernière n’a pas su reconnaître Biguma sur la planche photographique lui ayant été présentée précédemment. Madame Mukansoneye répondra qu’elle a vu les gendarmes à plusieurs reprises pendant le génocide, que Biguma était parmi eux, mais qu’elle ne l’a « jamais vu de ses yeux ».
Finalement, le dernier témoin de la journée est invité à entrer dans la salle d’audience. Monsieur Esdras Sindayigaya a fait partie des groupes d’assaillants de la région de Nyanza. Après avoir prêté serment, il déclare ne pas souhaiter faire de déclaration spontanée et préférer répondre aux questions du Président. Avant de commencer son interrogatoire, Monsieur Lavergne procédera à la projection de cartes fournies par l’Institut National de Géographie en Belgique. Il poursuivra en posant différentes questions relatives à l’existence de barrières et à leur positionnement. Monsieur Sindayigaya est ensuite interrogé sur le meurtre du bourgmestre Nyagasaza et sur l’attaque de la colline de Nyabubare. Il soutiendra ne pas avoir été présent lors du premier assassinat mais avoir effectivement joué un rôle dans l’assaut de Nyabubare. Il dira ainsi : « Une attaque a été menée dans la soirée du vendredi. Il y a eu une nouvelle attaque le samedi. C’était une attaque d’envergure, une attaque de militaires, de gendarmes et il y avait aussi des personnes avec des armes blanches. C’était vraiment une attaque terrible ». Il soutient que cette dernière a eu lieu le jour du Sabbat et que Philippe Hategekimana, qu’il connaissait déjà depuis plusieurs années, la dirigeait. Interrogé ensuite sur les tenues de « militaires » présents lors de l’attaque, il dira que ces derniers portaient des bérets rouges, couvre-chef réservé aux gendarmes. L’interrogatoire se poursuit en s’intéressant aux véhicules utilisés par les assaillants. Monsieur Sindayigaya explique à la Cour que, ce jour-là, les gendarmes sont arrivés dans un « véhicule blanc, une petite Toyota ou une Hilux de couleur blanche ». Le Président lui demande ensuite de présenter l’organisation de l’attaque. L’intéressé confirmera les versions données précédemment par les autres témoins en expliquant que les gendarmes ont dit aux membres de la population d’encercler la colline afin que les Tutsi ne puissent pas s’échapper, alors qu’eux s’étaient placés davantage en retrait afin de pouvoir utiliser l’arme lourde, les grenades et les armes à feu. Avant de donner la parole aux parties civiles, Monsieur Lavergne demandera à Monsieur Sindayigaya de se tourner vers le box et de dire à la Cour s’il reconnaît l’accusé : « Je le vois, je l’ai reconnu, celui-là c’est Biguma ». Maîtres Philippart et Gisagara poseront quelques questions au témoin relatives aux parties civiles qu’ils représentent, et notamment Monsieur François Habimana, qui a survécu car Philippe Hategekimana connaissait son beau-frère. Le Ministère public posera deux questions. La parole est donc finalement donnée à Maître Guedj pour la défense. Cet interrogatoire est quelque peu laborieux, le témoin ne répondant pas clairement aux questions de l’avocat de Monsieur Manier. Il soutiendra tout de même que le jour de l’attaque, les ordres étaient donnés par Biguma et le conseiller Israël Dusingizimana. Face à cet interrogatoire difficile, Maître Guedj demandera au témoin s’il craint de parler ou si quelqu’un lui a donné des directives. Monsieur Sindayigaya déclare qu’il ne se souvient pas voir été préparé à témoigner : « Je pense qu’on m’a juste donné un document où il y avait d’autres personnes. Je l’ai ici ». La Cour et les parties lèvent les yeux sur le témoin, très étonnés par sa réponse. Faux espoir pour la défense : « C’est l’assignation à témoin devant la Cour d’assises et la convocation ». La journée en restera là.
Les audiences reprendront le lendemain à 9h.
Par Emma Ruquet
Commission juridique d’Ibuka France