Fiche du document numéro 32473

Num
32473
Date
Mercredi 8 avril 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
31398
Pages
3
Urlorg
Titre
Mission sur le Rwanda : Paris sur la sellette
Sous titre
Des missiles d'origine française dans l'attentat contre Habyarimana ?
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La phrase est sortie comme une salve. «A gauche et à droite, je vous entends plaider. Il faut pas plaider!», lance Filip Reyntjens aux parlementaires de la Mission d'information sur le Rwanda. L'universitaire belge était entendu hier, avec l'historien français Jean-Pierre Chrétien, comme expert. Il attendait des questions. Il a surtout entendu des plaidoyers pro-français de la part de députés dont certains semblaient assez énervés.

C'est que la classe politique française s'affole. La mission d'information présidée par l'ancien ministre de la Défense socialiste Paul Quilès n'en est qu'à sa troisième réunion que, déjà, l'ambiguïté du rôle joué par la France au Rwanda met la droite comme la gauche, qui partageaient le pouvoir en 1994, dans une position inconfortable. Les déclarations, lundi, de l'ancien ministre de la Coopération (novembre 1994-mai 95) Bernard Debré, admettant que la France avait livré des armes au Rwanda après le début des massacres, alors que Paris l'a toujours nié, n'ont abouti qu'à faire monter la pression. Au cœur du débat, l'attentat, le 6 avril 1994, contre l'avion du président Juvénal Habyarimana au moment où il allait atterrir à Kigali. C'est, dit Reyntjens, «l'étincelle» qui met le feu aux poudres et déclenche le génocide, dont il affirme aujourd'hui qu'il a plus vraisemblablement fait 1,1 million de morts que les chiffres généralement admis (de 500 à 800 000). «Nous disposons des numéros de série des deux missiles sol-air qui ont servi à abattre l'avion présidentiel», dit l'universitaire belge. Deux nouvelles sources, affirme-t-il, lui permettent de confirmer la théorie qu'il avait déjà livrée dans un livre publié en 1996 (1). Les renseignements militaires belges et américains lui ont assuré que les missiles SAM-16 Gimlet qui ont abattu l'avion proviennent d'un lot saisi en février 1991 par l'armée française en Irak, lors de la guerre du Golfe, et acheminé en France. «Deux sources tout à fait différentes des miennes semblent avoir confirmé cette information au journal Le Figaro la semaine dernière», ajoute-t-il. Selon le Figaro, deux militaires français sont prêts à témoigner dans le même sens devant la mission d'information. «Dès lors, conclut Reyntjens, la France connaît ou peut connaître l'auteur ou les auteurs de l'attentat : en effet, on conçoit mal qu'on puisse prélever des missiles sol-air de stocks militaires, sans que ce retrait ne laisse une trace. Il est donc possible d'établir quand, comment, par qui ces missiles ont été acquis et de remonter ainsi la filière.» Quel intérêt la France avait-elle à éliminer son allié Habyarimana, s'énerve alors le RPR Jacques Myard. Que les missiles proviennent de stocks français ne veut pas forcément dire que la France est responsable, répond Reyntjens. Mais côté français, il s'est «heurté à un mur de béton qui s'appelle secret-défense». Non sans ironie, l'universitaire s'étonne d'autant plus que Debré «se soit porté volontaire» lundi pour «briser le silence».

Car outre ses déclarations sur les livraisons d'armes françaises, l'ancien ministre de la Coopération a exposé lundi sa théorie sur les missiles. Il s'aprête à publier un livre à la fin du mois (2) sur ce qu'il estime être la reconstitution d'un grand empire tutsi dans la région des Grands Lacs. L'attentat contre Habyarimana fait partie, selon lui, de ce projet. Il affirme que l'avion du président rwandais a été abattu par des missiles «vraisemblablement» livrés par Washington à l'Ouganda, d'où est partie l'offensive armée du Front patriotique rwandais, aujourd'hui au pouvoir. Dommage qu'il n'ait pas cru bon de réveler plus tôt cet élement qui, en quelque sorte, dédouane la France de l'attentat. Bernard Debré, interrogé hier par Libération, dit qu'il en a eu confirmation par les services français en arrivant à la Coopération en novembre 1994. Lui aussi a vu les numéros d'immatriculation des missiles, auxquels il manquerait un chiffre : «il est évident que ça venait du contingent ougandais, et de plus loin», sous-entendu des stocks irakiens pris en 1991 par les Américains. Hier, Kampala a démenti. Mais Bernard Debré s'appuie aussi sur les renseignements français pour dénoncer un complot ougandais, et plus largement anglo-saxon : selon eux, dit-il, le président ougandais Museveni a fait retarder l'avion du président rwandais au départ de Dar-es-Salam, et a déconseillé à l'ex-président zaïrois Mobutu d'y monter. «A qui profite le crime ? Aux militaires tutsis», répond-il. «C'est là où Mitterrand n'avait pas complètement tort, ajoute le gaulliste, professeur à Cochin. J'en ai discuté longuement avec lui quand il était dans mon service. Il disait que les seules structures capables de contenir les extrémistes de tout bord, c'était l'armée, la gendarmerie et le gouvernement. Sans ces gens-là, on savait que les extrémistes hutus pouvait déclencher un génocide et le FPR, la guerre.»

L'affaire des missiles est symptomatique des polémiques et des manipulations qui traversent le dossier rwandais. D'informations biaisées en calculs politiques douteux, la France a fermé les yeux tout au long des années 90 jusqu'aux premiers jours du génocide sur les massacres organisé par les proches du Président qu'ils protégeaient, ont dit hier les deux experts. C'est Jean-Pierre Chrétien qui a rappelé que l'ambassadeur de France au Rwanda de 1989 à 1993, Georges Martre, avait qualifié de «rumeurs» les tueries de 1992 et 1993. Martre sera entendu par la mission Quilès le 22 avril, mais à huis clos. C'est aussi l'historien français qui rappelle que le 27 avril 1994, en plein génocide, l'extrémiste Barayagwiza était reçu à Paris. Ajouté à l'aveu de Debré sur la livraison d'armes au Rwanda «pendant cinq à huit jours ou dix jours» après le 7 avril, sans que Paris, selon l'ancien ministre, ne se soit rendu compte qu'un génocide était en cours, on comprend que les députés de la Mission d'information s'affolent. Il n'est pas dit que l'audition, le 21 avril, de l'ancien Premier ministre Edouard Balladur en compagnie de son ministre de la Défense de l'époque, François Léotard, de son ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, et de son ministre de la Coopération, Michel Roussin, les apaise.

1) Rwanda : trois jours qui ont fait basculer l'histoire, l'Harmattan.

2) Le retour du Mwami (roi en Kinyarwanda, ndlr), Ramsay.
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